vendredi, août 10 2012

Lionel-Edouard Martin - Deuil à Chailly

Par un été caniculaire, la mort du vieil oncle Ernest est à l’origine d’une méditation sur la mémoire des familles, des villages, des terroirs, et sur l’effacement des êtres et des choses. Évocation vivace et expressive d’un univers à la fois intime et collectif – en Poitou roman, au bord de la Gartempe - dans une langue charnue, riche, sinueuse, à la fois populaire et savante.

Moins d'une centaine de pages, chez Arléa.

jeudi, août 9 2012

Tourgueniev - Journal d'un homme de trop

« J’ai été l’homme, ou si l’on veut l’oiseau le plus superflu du monde »

Il y a quelque chose de très russe dans la manie introspective et la lucidité désabusée de Saul Karoo. C’est ce que je me disais en lisant un mince ouvrage (72 pages), joli  in octavo, couverture quadrillée comme les pages d’un carnet de notes, trois gravures de Felice Filippini, éditions Aux Portes de France, collection de L’Oiseleur, à Lausanne, sans date. Journal d’un homme de trop, de Tourgueniev, qui m’attendait depuis longtemps, j’ai coupé les pages ! rien sur le traducteur, ni sur l’origine du texte, mais wikisource, ici, donne 1850 et une traduction de Louis Viardot – revue, je crois, par l’auteur -, et c’est la même.

Les dix derniers jours de Tchoulkatourine (a-t-il des noms patronymiques ? je ne crois pas), appelé un jour par son « rival », ou déclaré tel, le prince N., 'Chtoukatourine' quelque chose comme « l’homme de plâtre »… Du 20 mars au 1er avril 18**, le journal d’une agonie morale, une tentative avant mourir de donner une forme, ou un sens ? à la vie d’un homme qui, au fil de l’écriture, se découvre, depuis toujours, « superflu ».

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mercredi, août 8 2012

Rohington Mistry - L’Equilibre du monde

Je viens de lire, d’une traite, L’Equilibre du monde, de Rohington Mistry, auteur canadien d’origine indienne. Près de 700 pages grand format, avalées entre hier et aujourd’hui. Et, je ne peux m’empêcher de le dire d’emblée, je termine ce roman tout imprégnée de tristesse, alors même que j’ai souri voire franchement ri aux moments les plus éclatants de l’histoire. Mais mon rire n’a pu surmonter tant d’horreur, de malchance et de douleur. À travers l’histoire des quatre personnages principaux, la belle veuve solitaire Dina, l’étudiant en réfrigération Maneck, et les deux tailleurs intouchables Ishvar et son neveu Omprakash dit Om, tous réunis au cœur du roman dans le modeste appartement de Dina, c’est tout un pan de l’histoire de l’Inde qui est conté, une sanglante histoire de crimes, de ténèbres et de corruption. Et tout ce que l’on pouvait avoir appris de façon théorique en classe sur cette part de l’histoire du XXe siècle, ou même vu en images documentaires ou de fiction, acquiert à travers les personnages une dimension de cruauté parfois insupportable, au point de m’avoir fait par moments interrompre ma lecture, le temps de respirer, de me préparer à la prochaine catastrophe. Il y a indéniablement une dimension mélodramatique dans les avalanches de malheurs qui ne cessent de frapper les malchanceux et misérables héros de l’histoire, et dans la façon dont les fils et les personnages se retrouvent et s’entrecroisent. Mais l’épigraphe, apostrophe au lecteur (au *narrataire ! souvenir d’oral…) empruntée aux premières lignes du Père Goriot (Ah ! Sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true.), place le roman sous le signe du réalisme et du désir de rendre compte du grouillement et de la complexité du monde.

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mardi, août 7 2012

Karoo, de Steve Tesich, enfin !

« J’allume une cigarette et je remonte vers le nord. J’ai l’impression que ma barbe est comme un chien que je dois promener. Elle me précède, comme si elle connaissait le chemin jusqu’à mon appartement. »

Il y a cinq parties : New York, Los Angeles, Sotogrande, Pittsburg, Ici et là, où l’on voit que si Saul Karoo a envisagé de faire disparaître des librairies une bonne partie de la littérature y compris les écrits de voyage, son histoire n’est elle-même pas exempte d’une dimension géographique. Chacune des parties est subdivisée en un nombre inégal de chapitres, eux-mêmes subdivisés en sous-chapitres de nombre et de longueur inégaux. Les quatre premières sont écrites à la première personne. La dernière, où Saul, qui a joué à Dieu, s’efface progressivement, à la troisième personne.

Karoo est un roman absolument singulier. Comme objet d’abord, belle couverture en mince cartonnage « natural sable de 350 grammes imprimé en offset, puis méchamment frappé pour lui faire payer », comme l’indique son colophon ( ?). Où l’on voit que l’éditeur ne manque pas d’une sorte d’humour à la Vian, jusque dans les plus petits détails. Ladite couverture est sobrement et bellement illustrée d’un couple d’hommes sans tête face à face, un couple de doubles saisi en plan italien, plus ou moins, et en train d’échanger des coups (Saul et Paul, le mauvais et le bon fils dans le délire pre mortem du père Karoo). Outre le titre, le nom de l’auteur et les nom et emblème de l’éditeur : un cheval ailé pour Monsieur Toussaint Louverture, le dos porte une citation du roman sur les rapports respectifs de la vérité et du mensonge avec la condition de l’homme moderne. Si je consacre autant de temps à décrire le livre, c’est que cela fait partie du plaisir de la lecture, et que cela tranche avec une tendance actuelle de l’édition française aux couvertures les plus calamiteuses. Je projetais de mettre Karoo en regard d’Une seconde vie, de Dermot Bolger, qui dans le genre peut prétendre au prix de la couverture la plus moche et la plus hors de propos. Mais je n’ai plus d’appareil photo…

Comme texte, ensuite. Il est étrange de rester suspendu(e) aux pensées et aux aventures d’un personnage aussi absolument antipathique.

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dimanche, août 5 2012

Jonasson - Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire

On se demande pourquoi le vieillard qui illustre la couverture du Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire est vêtu d’une grenouillère rose en peluche dont la tête de cochon est posée au sol, sinon dans le cadre du concours d’illustrations de couvertures hideuses qui semble avoir frappé l’ensemble de l’édition française (et en particulier 10/18, qui a renoncé à ses si jolies couvertures pour des trucs fadasses et moches genre roman à l’eau de rose américain - mais ce bouquin-là est chez Pocket), alors qu’Allan Karlsson s’est enfui de sa chambre à la maison de retraite en costume marron et charentaises. Sans doute pour attirer le chaland, puisque figurent sur le fond vert administratif l’icône de l’issue de secours et dans la poche droite un bâton de dynamite, histoire de provoquer un effet comique de décalage. Bref, « on s’en fout », comme chante sur un mode lancinant mais néanmoins convaincant Carmen Maria Vega.
La couverture est moche mais le bouquin est un délice.

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mercredi, août 1 2012

"Bonnes feuilles", feuilles mortes, feuilles de chou...

Deux extraits de « bonnes feuilles » entendus par inadvertance sur France Culture. La première fois, c’était Amélie Nothomb. Une voix acide, qui m’a rappelé celle de Karin Viard, mais avec une diction tellement trébuchante que je me suis inquiétée pour la comédienne. Raté, c’était l’autrice, qui lisait elle-même l’incipit de son roman-de-la-rentrée. Une resucée de Barbe Bleue version colocation, avec sombre et mystérieux séducteur au nom espagnol, lequel proposait pour un loyer dérisoire (500 euros, quand même) un appart grand luxe dans quelque chose comme le XVIe arrondissement. L’héroïne se nomme Saturnine, elle est belge, elle n’en peut plus de partager le deux-pièces et l’hospitalité de sa copine Corinne à Marne-la-Vallée, et la brochette de bourgeoises chics qui attend avec elle dans l’antichambre a flairé en elle la future élue du fascinant Don Juan qui les fait toutes rêver.
Sur fond de banalités diverses, catalogue d’agences immobilières, études sociologiques sur les appartements parisiens ou le regard hypothétiquement porté par les Français sur les Belges ou sur les aristocrates, l’autrice, qui en est à son vingtième roman mais à son soixante-treizième enfantement (ce qui fait un total de 53 fausses-couches si je sais compter, quelle santé ! – ou quel gâchis), l’autrice donc accumule les formules gnomiques, sentences et autres aphorismes, dans un style qui associe quelques afféteries (un « brushing impavide », hypallage ?) avec un lot de platitudes, et emploie l’insupportable tournure « l’insupporter » qui m’insupporte. Elle parle de son œuvre avec ardeur et conviction, et une sorte de naïveté aveugle et satisfaite. Sachez quand même qu’il s’agit d’une réhabilitation du personnage de Barbe Bleue ignominieusement traité par Perrault, et de son droit au secret.

Cette fille doit largement friser la cinquantaine, et l’énergie qu’elle met à se mettre en scène au lieu de travailler son talent a quelque chose de profondément pathétique.

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mardi, juillet 31 2012

Eté balzacien ?

Je renoue aujourd’hui avec Convolvulus, qui a connu ces derniers jours une assez longue éclipse, due à une panne. Que mes lecteurs veuillent bien m’en excuser.

Est-ce l’été ? plutôt une sorte d’antichambre de l’automne, avec prunes en train de mûrir, et poires, mais guère de pommes et pas l’ombre d’un coing. Il y en avait plein les arbres dans le Tarn, riche en cognassiers de bornage, où la chaleur était intense, et les fleurs des champs nombreuses, que, las !,  je ne pus photographier, mon appareil est en réparation.

Le mois d’août est devant vous. Vous le passez dans la moitié nord de la France, où la Manche est à 14 degrés, où les étés sont « tièdes voire frais ». Le ciel est gris, le temps venteux. Le soleil se lève à 7h du soir et se couche deux heures plus tard. Ne vous laissez pas décourager, et lisez Balzac ! et si les grands romans et les prétendues descriptions interminables vous effraient, plongez dans les brefs romans et les nouvelles. Les Etudes Philosophiques ne sont pas mes préférées, il y a souvent en elles quelque chose d’explicitement démonstratif, encore que j’aie déjà fait ici l’éloge sans réserve d’El Verdugo. Mais j’ai lu cet après-midi Melmoth réconcilié, conte ‘fantastique’ dont l’incipit ironique, consacré à l’ « espèce hybride » du caissier, « que l’on ne peut reproduire ni par semis ni par bouture », « arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux »  laisse d’emblée supposer la dimension parodique. Car si Balzac a emprunté à l’Irlandais Maturin le personnage de John Melmoth, l’Anglais inquiétant qui surgit devant la caisse de Castanier occupé à préparer sa première et ultime escroquerie, le sort de son pouvoir surnaturel, transmis au caissier indélicat car amoureux, puis progressivement dévalué par diverses transactions en bourse, prête à sourire, voire à pouffer.

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lundi, juillet 23 2012

Voix de l'été

Une belle émission de l’été, sur France Inter, les samedis et dimanches de 14 à 15heures : Tout Compte fait, produite et animée par Paula Jacques, qui est elle-même écrivain. Aussi les questions sont-elles perspicaces et sensibles, l’écoute attentive, et l’émission, un vrai bonheur. J’y ai entendu, quasi par inadvertance, Rezvani, dont le verbe emporte, René de Obaldia, à la fantaisie malicieuse et grave, et hier, Marie (Raphaëlle) Billetdoux, dont je ne connaissais que les titres de quelques-uns de ses livres (Prends Garde à la douceur des choses, parce que c’est un vers si beau de Paul-Jean Toulet) et rien de l’œuvre – encore de l’autobio, pour la dernière -.
J’ai évité Onfray, parce que non, vraiment, mais je vois dans les archives qu’il y a eu, entre autres, Mona Ozouf ou Patrick Chamoiseau… Annie Ernaux, aussi, que je suis sûre de ne pas écouter. L’émission a pour objet de dresser « des portraits grandeur nature d’écrivains, de philosophes, d’ethnologues et autres aventuriers de la pensée et de la créativité. », et l’on remarque à quel point, en ce qui concerne les écrivains, ceux de la francophonie y sont nombreux, dont Paula Jacques, née au Caire est elle-même issue.

En Arles

Dans Arle, où sont les Aliscans,

Quand l’ombre est rouge, sous les roses,

            Et clair le temps,

 

Prends garde à la douceur des choses.

Lorsque tu sens battre sans cause

            Ton cœur trop lourd ;

 

Et que se taisent les colombes :

Parle tout bas, si c’est d’amour,

            Au bord des tombes.

Paul-Jean Toulet – Contrerimes, romances sans musique
(avant 1920)

 

dimanche, juillet 22 2012

Chroniques en souffrance

Les livres dont je n’ai pas réussi à faire la chronique et dont je ne sais pas si j’aurai le temps de la faire :

-        - Delphine de Vigan : Rien ne s’oppose à la nuit (c’est un beau livre de deuil, mais qui m’a laissée un peu réticente, comme écrit trop tôt, m’a-t-il semblé).

-          - Dermot Bolger : Une seconde vie (autre histoire d’adoption), Tentation, Le Voyage à Valparaiso.

-          - Marivaux : La Vie de Marianne (quelle langue magnifique, quelle débauche de subtilité psychologique, et quelle FRUSTRATION !!! c’est un roman inachevé.)

-          - Pierre Magnan : son unique livre pour enfants : L’Enfant qui arrêtait le temps. Une histoire d’horloges et d’oiseaux, une fantaisie mythologico-chronologique, contée avec une rythmique et une riche langue de conteur. Je ne suis pas certaine que cela parle aujourd’hui à des enfants – encore que leur parle, me semble-t-il, ce qu’on sait leur donner à savourer – mais c’est un beau texte, lu par curiosité au bord de l’océan battu par les vagues et inondé de soleil.

-          Steve Tesich : Karoo un authentique chef d’œuvre ! j’aimerais, vraiment, trouver le temps de le chroniquer, c’est-à-dire presque de le relire, tant la lecture de ce bouquin a été un plaisir intense, une excitation de l’intellect. Construction et style virtuoses, pour un héros intégralement antipathique, une sorte de Houellebecq fictif dans le monde du cinéma. C’est brillant.

samedi, juillet 21 2012

Jeanette Winterson - Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? est une variété de texte autobiographique complètement foutraque, irrigué par une énergie et une ardeur à vivre et à aimer d’autant plus intenses que l’auteur a connu une enfance difficile, incohérente, violente, placée sous le signe d’une mère adoptive possédée par l’Apocalypse. Il en résulte un texte absolument inclassable, protéiforme, tressant récits d’épisodes douloureux ou heureux avec des réflexions sur la vie familiale, sociale, politique, truffé d’aphorismes divers. Le texte d’une moraliste (au sens d’observatrice des mœurs) qui a dû entre autres son salut au commerce obstiné des livres dans les bibliothèques, où elle avait entrepris de lire méthodiquement « la littérature anglaise en prose de A à Z », poètes exceptés, les poètes pouvant être abordés sans passer par l’ordre alphabétique, à la suite de la découverte incidente de Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot (encore, juste après Pierre Magnan, coïncidence).

J’y reviendrai quand j’aurai plus de temps, mais j’en extrais le passage ci-dessous, parce qu’il évoque selon moi une expérience humaine essentielle, et universelle.

« Plus je lisais, plus je me battais contre le présupposé selon lequel la littérature serait destinée à une minorité – instruite ou issue d’une classe particulière. J’avais moi aussi droit aux livres. Je n’oublierai pas mon excitation à la découverte du premier poème répertorié de la langue anglaise, composé par un berger de Whitby vers 680 après J.-C. (« l’hymne de Caedmon ») à l’époque où l’abbaye de la ville était dirigée par sainte Hilda.

Imaginez un peu… une femme au pouvoir et un garçon vacher illettré qui crée un poème d’une si grande beauté que les moines instruits l’ont couché sur le papier et l’ont raconté aux visiteurs et aux pèlerins.

C’est une bien belle histoire que raconte ce poème – Caedmon préfère la compagnie des arbres à celle des gens et ne connaissant ni poésie ni chanson, il retourne bien vite à ses vaches et à sa tranquillité à la fin des festivités organisées par l’abbaye où tous sont invités à chanter ou à réciter des poèmes. Mais cette nuit-là, un ange apparaît et lui demande de chanter – s’il peut chanter pour l’ange. Caedmon lui répond tristement qu’il ne connaît pas de chanson, mais l’ange lui dit de chanter quand même – de chanter la création du monde. Caedmon ouvre alors la bouche et il en sort une chanson. (allez jeter un coup d’œil à l’un des premiers récits qu’en donne Bède le vénérable dans L’Histoire ecclésiastique du peuple anglais.)

Plus je lisais, plus je me sentais liée à travers le temps à d’autres vies et éprouvais une empathie plus profonde. Je me sentais moins isolée. Je ne flottais plus sur mon petit radeau perdu dans le présent ; il existait des ponts qui menaient à la terre ferme. Oui, le passé est un autre pays, mais un pays que l’on peut visiter et dont on peut rapporter ce dont on a besoin.

La littérature est un terrain d’entente. »

 

vendredi, juillet 20 2012

Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

L’ivresse des mots

Que ton style soit naturel, ton langage simple, mais insinuant; et qu'en te lisant on croie t'entendre. Si elle refuse ton billet et te le renvoie sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton entreprise. […]Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut prise à la fin. Elle te lit sans vouloir te répondre ? libre à elle.  Fais seulement en sorte qu'elle continue à lire tes billets doux : puisqu'elle a bien voulu les lire; elle voudra bientôt y répondre, tout viendra par degrés et en son temps. Peut-être recevras-tu d'abord une fâcheuse réponse, par laquelle on t'ordonnera de cesser tes poursuites. Elle craint ce qu'elle demande, et désire que tu persistes, tout en te priant de n'en rien faire. Poursuis donc; et bientôt tu seras au comble de tes vœux. I, 460 sqq

En traduisant il y a deux ans L’Art d’aimer  que je ne connaissais pas, et qui ne m’inspirait guère a priori, je suis tombée sur ce passage, et l’idée m’a illuminée qu’il y avait là une source des Liaisons Dangereuses. Que cette citation aurait été aussi légitime à l’orée du roman que la phrase de Rousseau extraite de La Nouvelle Héloïse qui y figure : «  J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres ». Comme si dans la forme du roman épistolaire, auquel il donne une sorte de perfection, Laclos répondait à travers le temps à l’injonction du poème d’Ovide.

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dimanche, juillet 15 2012

Un Monstre sacré

« Je les ai flairés les courriers de la mort »

C’est dans Meurtre dans la cathédrale, de T.S. Eliot, traduit par Henri Fluchère  et incarné par Jean Vilar. Pierre Magnan en évoque le souvenir « ébloui » dans le volume de son autobiographie intitulé Un Monstre sacré, où il évoque ses années de guerre et d’après-guerre, lorsqu’il était « le petit salaud » (selon les termes de Colette) de Thyde Monnier, autrice de sagas paysannes à succès, aujourd’hui totalement oubliée, mais dont le roman Nans le Berger a été adapté en feuilleton à la télé ans les années 70.

Voilà donc d’où son propre roman tire son titre.

Drôle de sentiment à la lecture de ce livre, lu avec intérêt mais, dirai-je, sans plaisir, et même avec gêne, à cause de la crudité sincère, mais en quelque sorte sans bienveillance de ce récit. Magnan y devient progressivement un homme en choisissant le rôle de gigolo, à contrecœur,  mais avec une sorte de conviction sans espoir. Sans doute ce volume fait-il contrepoint – contrepoids – à l’autobio de Thyde Monnier, sobrement intitulée Moi, en quatre volumes… mais on n’a ici que le volet Magnan, et quoique son propos ne soit aucunement de poser au gentleman, bien au contraire, le récit dévoile trop brutalement à mon gré les personnages qui y sont évoqués, les femmes en particulier dont certaines intimement liées à l’auteur. En tout cas, c’est un intéressant document sur des personnages eux-mêmes intéressants, et sur une période restituée de façon très vivace.

Très misanthrope, au demeurant.

 

samedi, juillet 14 2012

Giono - Le Chant du monde

« Elle dira :
« - Dis-moi ce que tu vois.
« Et quoi lui dire ?

« Elle pourra toucher mon bras et connaître le tour de mes joues et de mon menton avec le bout de son doigt comme elle a fait pour le petit enfant. Elle pourrait connaître avec le plat de sa main et faire le tour de moi, et savoir où je m'arrête. Mais elle ne peut pas faire le tour de tout avec sa main. Elle ne peut pas toucher un arbre depuis le bas jusqu'au bout des feuilles. Elle ne peut pas toucher le renard qui saute dans l'éboulis comme une motte de feu. Elle ne sait pas où tout ça s'arrête et ce qu'il y a après ça, des arbres et des bêtes. Elle ne peut pas toucher le fleuve. Elle pourrait toucher le fleuve mais il faudrait qu'elle sache nager. Je peux lui apprendre à nager. (...)

« Elle peut me toucher moi, se dit Antonio, depuis le bas jusqu’en haut, et me connaître. Elle peut toucher le fleuve, pas seulement avec la main mais avec toute sa peau. Elle entrerait dedans. Elle l’écarterait devant elle avec ses bras, elle le frapperait avec ses pieds, elle le sentirait glisser sous ses bras, sur son ventre, peser sur son dos creux. Elle peut toucher une feuille et une branche. Elle peut toucher un poisson avec sa main quand je prendrai des poissons. Elle les touchera tous quand j’aurai renversé le filet dans l’herbe. Elle les touchera tout vivants quand ils passeront dans l’eau à côté d’elle et qu’ils feront claquer leurs nageoires contre sa peau. Elle touchera le chat des arbres qui reste dans l’île des geais et qui se laisse toucher quand il a mangé des tripes de poissons. Je tuerai des renards pour qu’elle les touche.  Elle sentira l'odeur de l'eau, l'odeur de la forêt, l'odeur de la sève quand Matelot abattra les arbres autour de son campement. Elle entendra craquer les arbres qui tombent et le bruit de la hache, et Matelot qui criera pour prévenir que l'arbre va tomber à droite et puis tout de suite après l'odeur des branches vertes et de sève, et puis cette odeur qui se fait plus légère chaque jour à mesure qu'on laisse ces arbres par terre avant qu'on les écorce, jusqu'à ressembler à la petite odeur d'anis des mousses en fleur. Mais comment faire pour tout le reste ? »

Il regarda les étoiles.

« Voilà les étoiles qui grossissent. Elles sont comme des grains de blé maintenant, se dit-il, mais comment faire? Je peux lui faire toucher des graines de blé et lui dire : c'est pareil. Elle ne pourra pas toucher les mouvements de tout. Elle touchera le chat des arbres quand il sera couché au soleil avec son doux ventre plein de tripes de poissons et le mouvement de ses flancs. Elle ne pourra pas toucher le chat des arbres quand il marchera là-haut sur les branches des chênes, quand il sautera dans la clématite, quand il se balancera dans les lianes, suspendu par ses griffes pour sauter dans le saule. Elle ne pourra pas toucher le renard qui vient boire au fleuve. Ni le poisson qui monte des fonds quand tout est tranquille et tout d'un coup il saute hors de l'eau comme une lune. Elle me dira : Qu'est-ce que c'est ce bruit ? »

J’ai lu ce texte en 1971, sans doute. En 4ème C (Non, c'était 4ème 3), dans le manuel Plaisir de lire de Jean Géhenno. Dont le titre n’était pas un vain titre ni un vœu pieux, je me souviens aussi, j’ai déjà dû l’écrire ici, d’y avoir découvert la scène de Mère Courage où Catherine bat du tambour pour avertir les gens de la ville de l’arrivée des ennemis, et « Karomama » de Milosz, ou le vol des pommes dans Les Confessions, ou la « Tête de faune » de Rimbaud, par exemple.

Et encore ce passage du Chant du monde, de Giono, dont l’empreinte a dû être si vivace que je savais qu’un jour je le lirai. Sans doute n’avais-je jamais rien lu de si puissamment sensuel – d’ailleurs, je me demande si le sens exact du mot « sensuel » ne m’est pas apparu ce jour-là précisément, sous la conduite, encore, d’Andrée Ferrier. La question avait été posée de la façon dont Clara, l’aveugle aux « yeux comme des feuilles de menthe », qui deviennent des « yeux de menthe » au fil du texte, entrerait dans le fleuve. Et, l’hypothèse naïve d’un maillot de bain écartée, il fallait bien ce que fût nue. Tremblement troublant d’une idée interdite, d’une infraction palpable au conformisme académique de l’enseignement, auquel le cours de ce jour-là échappait plus encore que d’autres.

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vendredi, juillet 13 2012

Westlake-Coe, Innocence Perdue

Tucker Coe, c’était l’auteur. Le Sang des innocents, c’était le titre, en 1968, chez Gallimard. Aujourd’hui c’est chez Rivages / Noir, le titre en est Innocence Perdue (pour Murder Among Children) et l’auteur en est Westlake, car Tucker Coe est l’un des hétéronymes de Westlake. Le héros de ce roman-là est Mitch Tobin, un flic déchu pour avoir causé par son absence la mort de son coéquipier, occupé qu’il était à une liaison adultère. Depuis, il traîne une misanthropie mâtinée de déprime, enfermé chez lui à bâtir un mur modèle. Mais sollicité par la gracieuse Robin, sa petite cousine, le voilà embarqué dans une affaire de double, puis de triple et bientôt de quadruple meurtre. Pour venir à bout de l’énigme, il lui faudra affronter ses anciens collègues flics, assez mal disposés, dont un inquiétant inspecteur, et renouer avec l’exercice de l’intuition. Les personnages sont bien campés, en particulier sa femme Kate, qui serait comme une sorte de May (la compagne de Dortmunder) paisible, maternelle et chaleureuse, et Tobin lui-même. Quand on a mis le nez dans ce petit roman ingénieux, on ne le lâche pas.

Hommage tardif

Pierre Magnan, nous l’avions « rencontré » à Apostrophes, un soir d’il y a bien longtemps. Reçu avec entre autres Anne Garreta, autrice d’une littérature pour le moins cérébrale. Cette fois-là, c’était Sphinx, où la contrainte était que rien ne permette d’établir le sexe (le genre ?) du / de la / narrateur/ - trice. Nous l’avions acheté, d’ailleurs, parce que la dame était brillante, mais dans le genre, j’en resterai à une nouvelle de Colette, Nuit Blanche, où, à un participe près, dans la toute dernière phrase, l’ambiguïté est maintenue avec brio. Sphinx m’est tombé des mains, et je ne sais pas ce que j’en ai fait.

Magnan, tout de suite, nous avait embarqués. C’était l’année de la publication des Courriers de la Mort, aussitôt achetés, aussitôt dévorés, et enchaînés sur les autres, Le secret des Andrônes, Le Sang des Atrides, passé il y a peu à la télé, était-ce un hommage ?, …. Que de volumes avalés, dans la fraîcheur bienvenue de la maison de Marthe, les Coustières aux voûtes apaisantes, ou sous les arbres…. Prêtés aux uns et aux autres, aussi, et nul fantôme pour rappeler à qui, il en manque tellement sur les rayons ! comme manque aussi, égaré, le petit mot à l’écriture nette et penchée qu’il m’avait adressé en réponse à une question que je lui posais au sujet de l’ultime chapitre de La Maison assassinée, étudié cette année-là avec une classe de 1ère. L’œuvre de Magnan est abondante et inégale. Mais ses polars tempétueux, sadiques, ingénieux, laissent des souvenirs de personnages, de noms, d’atmosphères, et le sensuel commissaire Laviolette fait partie de mes héros familiers dans le décor familier des « Alpes de Haute-Provence » comme il faut dire. Pierre Magnan est mort, à l'âge de 89 ans, le 28 avril dernier. Mon amie Dominique A., croisée au marché, est allée à son enterrement, elle était dans le coin. Ça me donne le sentiment d’y avoir, de loin, associé mon affection de lectrice. Adieu à Pierre Magnan, donc.

Il y a un site personnel de l'auteur, ici.

Et l'émission consacrée aux Courriers de la mort est sur le site de l'INA ! La voici. Pierre Magnan est à 40 mn environ. Je l'ai réécouté avec le même plaisir. Et comme Anne Garreta était jolie, malgré ses terribles lunettes !

jeudi, juillet 12 2012

Réminiscence estivale (?)

J’ai lu il y a bien longtemps, fascinée, un roman de Maurice Pons intitulé Les Saisons. Lequel a disparu depuis bien longtemps de mes étagères - j’ai regardé, souvent, parce que j’y ai souvent repensé, parce que j’ai souvent pensé à le relire. Il faudra donc que je l’emprunte à la bibli, s’il y est, ou que je le rachète. Cela se passait dans une contrée indéterminée, indistincte, glauque, détrempée par une pluie absolument incessante, insinuante, omniprésente. Le « héros » y débarquait parmi des villageois hostiles et grimaçants dont je me souviens qu’ils le lapidaient. Il s’y pratiquait une sexualité tremblante où la contraception était assurée par des grenouilles introduites dans le vagin des femmes. Tout y était gauche - je ne sais pourquoi le mot anglais « awkward » me paraît plus approprié, à cause de ses sonorités sans doute -, inconfortable, définitivement précaire – et cruel. Ce sont des fragments de souvenirs. C’était un livre terrible et singulier. J’y pense, en regardant par la fenêtre encore encombrée de piles diverses la pluie tomber, sans relâche.

mardi, juillet 10 2012

Marcus Malte – Les Harmoniques, La Part des Chiens...

Mi fugue, mi raisin *....

Deux Marcus Malte, ces dernières semaines : j’avais gardé un souvenir très vif de Garden of love, chroniqué ici il y a bien trois ans (quatre, vérification faite). De l’atmosphère très inquiétante et tout électrisée de fantasmes, de l’ambiguïté des personnages et de la narration, de la langue, incantatoire et poétique, ponctuée de silences. Emprunté donc Les Harmoniques, très jazzy dès le titre et qui emporte. L’histoire d’un duo d’hommes - Bob, le taxi philosophe et jazzophile, dans sa caisse pourrie, une 404 hors d’âge sinon d’usage, et Mister, le grand pianiste noir - en quête de vérité. La vérité sur la mort de Vera, jeune yougoslave brûlée vive dans une prétendue histoire de drogue. De cave en bars, en boîtes, en champs bourbeux, jusqu’à la villa mystérieuse du peintre manchot Josef Kristi, les deux enquêteurs amateurs remontent la piste de Véra dans ses liens avec l’histoire récente et meurtrière de la Yougoslavie, la piste serbe. Ils y rencontrent une suite de douze tableaux en noirs et blancs qui ressuscitent Vera dans son charme et sa terreur, sous le signe du corbeau, sur un mode saisissant. On pense à Hitchcock, mais surtout à Poe, et à Manet.

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samedi, juillet 7 2012

Caryl Férey - Mapuche

Mapuche. Un titre énigmatique sur la couverture d’un gros volume illustré d’une photo en noir et blanc – en gris plutôt - de la pampa, ciel nuageux immense, immense étendue d’herbes en touffes à la lisière desquels un cheval solitaire galope au loin en direction du bord gauche. Pavé parfait pour occuper une insomnie de début de vacances.

C’est un thriller politique, sur fond d’Argentine encore en proie aux séquelles sanglantes des victimes de la / des dictature(s). Avec deux héros saisissants : Jana, indienne mapuche qui, après des années d’abjection imposée par son statut d’indienne, à Buenos Ayres en proie à la crise des années 2000, est devenue sculptrice, et totalement marginale, une grande fille osseuse aux yeux de biche, sans poitrine, habitée par la fureur et le mépris, mais accessible aussi au « lait de la tendresse humaine », lorsqu’elle croise sur sa route d’autres balafrés de la vie, comme son amie Paula/Miguel, le travelo qui la jette dans l’enquête contée par le roman. Et puis Ruben Calderon, détective privé, autre solitaire, qui, rescapé du terrible ESMA, le centre d’interrogatoires du ministère de la Marine, où il a laissé son père, sa petite sœur, et son cœur mis en pièces, travaille pour les Mères de la Place de mai, ces femmes habitées par la volonté farouche de faire ressurgir des années d’étouffement et d’omertà, pour les rendre à la mémoire des hommes, les milliers de « disparus » assassinés et leurs enfants vendus  pour adoption à des couples stériles liés de près ou de loin au pouvoir. Un pouvoir toujours associé, aujourd’hui, aux crimes des années de dictature.

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vendredi, juin 29 2012

Ken Loach, The Angels' share


Allez voir La Part des Anges ! C’est un film aussi savoureux que l’excellentissime whisky qui détend les visages et allume les regards, et devient l’enjeu de la réhabilitation sociale de Robbie, le jeune délinquant balafré au visage en lame de couteau et au regard d'un bleu si profond. C’est, en plus ancré socialement sans doute, et dans une réalité encore plus brutale et chaotique, un pur Westlake. Les dialogues sont enlevés, quoique littéralement criblés de « fucking », avec un accent et une diction qui donnent le sentiment d’entendre parler un dialecte d’Océanie ou de qui sait quelle contrée exotique. La bande de bras cassés dont Ken Loach a fait ses héros m’évoque irrésistiblement Dortmunder, ses plans, ses complices, sa poisse….

 La Part des Anges  est une comédie au meilleur sens du terme, rythmée, cocasse, inventive, et qui, au détour d’une réplique ou d’une mimique, en dit bien plus long sur la confusion de certaines vies que bien des films à message. Après l’excentricité gentiment ennuyeuse (défaut de rythme !!!) d’Adieu Berthe,  ce film-ci conte sur un mode fort peu orthodoxe le retour à l’humanité d’un voyou. Une histoire tout sauf bien pensante. Parfaitement anar’, en fait.

jeudi, juin 21 2012

Anthony Trollope back ! Le Docteur Thorne

Le Docteur Thorne a été acquis par la bibliothèque municipale sans doute début mai. Le temps que je m’en aperçoive et qu’il soit enregistré – on ne peut pas réserver une ‘nouveauté’ - il était sorti ! je ne sais pas qui est mon (ma) rival(e) en Trollope à Amiens… Le fait est que ce roman ardemment attendu n’est revenu qu’à la date dite – le 15 juin ! -. Aussitôt lu, 507 pages plus les notes, terminé ce matin. C’est chez Fayard, février 2012.

Le Docteur Thorne est le troisième volume des Barchester novels, après Le Directeur et Les Tours de Barchester chroniqués autour de Noël dernier. Je m’étais arrêtée en pleins Palliser novels, mais pour l’instant pas d’Antichambres de Westminster (Phineas Redux), ni de Premier Ministre disponible à l’achat – du moins à la bibli, parce que Trollope, c’est une rente !). Retour donc dans le Barsetshire, et d’ailleurs, le duc d’Omnium fait deux brèves apparitions, et l’on aperçoit le docteur et Mrs Proudie, et la belle Eleanor devenue Mrs Arabin, à la toute fin du roman.

Il paraît que Le Docteur Thorne (1858) a été du vivant de Trollope l’un de ses plus grands succès, trente-quatre fois réimprimé entre 58 et 82, date de la mort de l’auteur. Je crois que je ne partage pas cet enthousiasme. Non que le roman m’ait déplu, puisque je l’ai lu d’une traite ou presque. Mais il me semble que Trollope n’y est pas au mieux de sa forme : le début  - la situation des familles Gresham et Thorne à la majorité de Frank, le jeune héros - est trop long, un peu filandreux, et somme toute pas très utile. On sent pointer le dénouement beaucoup trop longtemps à l’avance, sans qu’il y ait de péripétie ou de rebondissement, et surtout, et quel que soit mon goût pour la verve satirique de Trollope, il y a trop de scènes comiques en quelque sorte ‘collées’ dans le fil de l’action, et qui la ralentissent en vain. Des figures caricaturales aperçues dans d’autres romans de la série y prennent à mon avis une place excessive, sans pour autant y acquérir d’épaisseur : le docteur Fillgrave au nom si suggestif (‘Combletombe’ ?) fait sourire si on le croise au détour d’une allusion. S’il devient un personnage à part entière, et qu’on le croise à plus d’une reprise, il y a conflit entre la caricature et le personnage. D’autant qu’il est flanqué d’une cohorte de confrères aux noms tout aussi cocasses comme les docteurs Century (‘Siècle’), ou Omicron Pie.

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dimanche, juin 17 2012

Octave Mirbeau - Le Journal d'une femme de chambre

Du sang, de la volupté, de la mort, beaucoup de vrai vice et de fausse vertu, d’amertume grinçante, quelques rares sourires de tendresse… on sent à la simple expression de cet instantané de lecture l’importance de la dimension morale dans l’œuvre de Mirbeau. Enfin l’œuvre… j’ai seulement relu, bien trente-cinq ans plus tard, le Journal d’une femme de chambre, tenu par Célestine, soubrette éminemment parisienne exilée après moult vicissitudes dans une sombre villa normande, où règnent aigreur, pingrerie, malveillance… mon exemplaire en livre de poche, fond rose suave pour une photo du film de Buñuel (où l’on voit le maître fétichiste d’une Célestine inexpressive et à demi-détournée penché avec ferveur sur son pied chaussé d’une bottine) est totalement délavé, les pages ont jauni, pas terrible d’ailleurs cette illustration de 1976. Mais mon plaisir de lectrice s’est réveillé tout vif. Cette Célestine ainsi nommée par antiphrase sarcastique par son créateur (encore qu’elle ait du goût pour les fastes et les ors de la religion, elle le redit à mainte reprise) est une servante assez érudite pour tenir son journal. Dame ! c’est qu’elle a lu Paul Bourget, où elle a puisé le goût du style et de l’analyse psychologique.

La voilà donc domestique – mais non « femme de chambre » - chez ses nouveaux maîtres :

« Je n’ai pas encore écrit une seule fois le nom de mes maîtres. Ils s’appellent d’un nom ridicule et comique : Lanlaire… Monsieur et madame Lanlaire… Monsieur et madame va-t’faire Lanlaire !… Vous voyez d’ici toutes les bonnes plaisanteries qu’un tel nom comporte et qu’il doit forcément susciter. Quant à leurs prénoms, ils sont peut-être plus ridicules que leur nom et, si j’ose dire, ils le complètent. Celui de Monsieur est Isidore ; Euphrasie, celui de Madame… Euphrasie !… Je vous demande un peu. »

Comme on le voit, Célestine n’a ni la langue, ni la plume, dans sa poche.

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mardi, juin 5 2012

Ma lecture du soir

L'heure du coucher, c'est toujours un moment de lecture, fût-il fugace. En ce moment, seul trouve grâce à mes yeux et ma cervelle fatigués ce merveilleux bouquin offert par mon amie Odile (merci !). Art Dico, de Thora Van Male, ouvrage né de la rencontre de "quatre de ses amours : A comme alphabet, B comme brocante, C comme calligraphie et D comme dictionnaire".

C'est un passionnant voyage à travers les "lettrines" illustrées des dictionnaires français (c'est une spécialité française, semble-t-il) de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. L'auteur les a baptisées "iconophores" et les présente comme expression tout aussi bien de l'air du temps que de la fantaisie la plus débridée des années de leur publication. Chacune est à lire, à plat ventre sur le tapis, réincarné(e) dans l'enfant amoureux de belles images - cinq - six ans ?-  que nous avons été. C'est érudit, c'est ludique, c'est fabuleux. Et on peut passer des heures à essayer d'identifier les objets ou les êtres représentés, il y  a au moins une devinette à la fin de chacun des vingt-six chapitres. J'adore, lecture hautement recommandable/recommandée ! Collection 'Écritures' chez Alternatives.

Désolée pour la qualité des photos, mon appareil est sujet à de très étranges tremblements qui donnent des images absolument psychédéliques, mais très peu déchiffrables. Ces deux-là sont à peu près lisibles.

samedi, juin 2 2012

Monstre sacré, un Westlake de 1989,

traduit et publié en 2011 chez Rivages. Lu d’une traite cet après-midi, quoiqu’il appartienne à la catégorie des Westlake qui mettent mal à l’aise. Dans le demi-délire d’un après-traumatisme qui se précise au fil du roman, le personnage principal, Jack Pine, un acteur complètement ravagé par l’alcoolisme et toutes sortes de drogues diverses, confesse par salves de flashes back plus ou moins contrôlés  le récit de sa vie  à un journaliste étrangement inexpressif en costard gris. Sur le sol d’ardoise d’une luxueuse piscine, taraudé par le soleil et la douleur, il laisse malgré lui au fil des mots émerger le secret qui l’étouffait depuis les origines.

C’est une histoire de double, comme dans Un Jumeau singulier, comme Westlake ne pouvait que les connaître, lui, l’auteur aux identités multiples. Ce n’est pas formidablement traduit. Mais c’est inquiétant, et on se laisse prendre à l’odyssée de Jack Pine (Jack Pine !!! Il a fait exprès, je pense…) dans l’univers clinquant du cinéma. Je verrais bien, à la fin, un clin d’œil à Arsenic et vieilles dentelles, sur un mode plus sombre. A Hitchcock, aussi ?

mardi, mai 29 2012

Pause ciné : Un mariage de rêve

Easy Virtue (Un mariage de rêve), directed by Stephan Eliott. Un monument de délectation perfide. Avec deux monstres sacrés, Colin Firth, le père, sombre, désabusé, sardonique, intérieurement détruit par les séquelles morales de la guerre de 14, et Kristin Scott Thomas, la mère, amère, blessée, tyrannique, fielleuse, dressée dans l’obsession de perpétuer la propriété familiale, contre vents et marées. Je ne connaissais pas les deux jeunes gens : Jessica Biel, radieuse, provocatrice, voluptueuse, et Ben Barnes, charmant et attendrissant, naïf, un peu désarmé, dans les rôles de Larita et John Whittaker, les jeunes mariés. Ces deux-là se sont rencontrés au Grand Prix de Monte Carlo, dont Larita aurait été déclarée vainqueur (- queuse ? –crice ? – queure ? Aargh !) si elle n’avait pas été une femme. L’accueil fait à l’aventurière dévoyeuse de fils de famille dans la demeure familiale est glacial, à tous les sens du terme. Outre madame mère, flanquée de Poppy, sa chihuahua teigneuse, il y a les deux sœurs de John, (alias Panda^^), Hilda et Marion, toutes deux sérieusement menacées de devenir vieilles filles. Il y a aussi Sarah, fille du lord et ami voisin, qui aima John et lui était tacitement promise. Très classe, quant à elle. Et puis Furber, l’inénarrable ‘butler’.

Le réalisateur est canadien*, mais le film terriblement anglais. C’est une adaptation récente d’une pièce de Noël Coward datant de 1924, qu’Hitchcock avait déjà transposée à l’écran en 1928, un film muet.

Dans cette version-ci tout sauf muette, les dialogues sont éblouissants et il y a aussi beaucoup de musique, dès le sirupeux générique de début sur fond de soleil couchant dégoulinant. Très dansante - et très dansée, entre rocks et tango - elle est au petit poil, et certains des airs sont interprétés par les acteurs eux-mêmes.  « Let’s misbehave », «Conduisons-nous mal» ou  «Soyons inconvenants !», telle pourrait bien être la devise de ce film allègrement – et pourtant mélancoliquement – immoral.

NB : Surtout ne pas regarder la bande-annonce. C'est une vérole, elle contient, comme toujours, les meilleurs moments du film, et surtout ses surprises ! Haro sur les bandes-annonce, qui sont au film ce que sont désormais les quatrièmes de couv' aux livres, pour le plus grand désespoir de l'amateur.

* Non, Australien.

vendredi, mai 18 2012

Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom

Elle aime les onomatopées, Barbara Constantine. Les jeux de mots, calembours, petits torrents syllabiques à la Boby Lapointe. Après A Mélie sans mélo, voilà que j’ai lu Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom. Ça ressemble à une comptine, à un virelangue. Et c’est comme un conte du terroir. Avec en guise de fées, des Anglais cérémonieux et une vieille, très vieille dame à l’abandon. Et puis des poivrots, une fille-mère, un croque-mort et ex-taulard, les seins faramineux de Joss qui fut Jocelyne, un scooter, un vélo, une brouette, un corbillard - et des jardins prolifiques… Un chien, une poule rousse, deux chats. Ça a la saveur de la campagne française, et la verdeur de langue des films d’Audiard, en moins écrit, en plus naturel. C’est une jolie histoire sensible, sans prétention, humaniste. Ça se lit à toute vitesse, je vais pouvoir le rapporter dès demain à la bibli où un autre lecteur (une autre lectrice ?) l’a réservé. Parfait pour une petite lecture volée à l’heure de la sieste, avec le sourire.

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