dimanche, mars 18 2018

Tertullien, par Hervé Briaux - Au Théâtre de Poche-Montparnasse.

 

Sobre, intense, éblouissant

Il est entré dans la minuscule salle toute de noir peinte et moquettée. Massif, le crâne rasé, costumé et cravaté de noir. En guise de décor et d’accessoires, une table, une chaise, un verre et une carafe. Les lumières s’éteignent, laissant les premiers rangs éclairés. La voix s’élève, timbrée, grave, puissante et douce : « Qu’est-ce que le monde ? Pourquoi cette vie ? Viendra le jour où tout sera fini. Demain, aujourd’hui peut-être, un homme, quelque part, prononcera le dernier mot prononcé par les hommes sur cette terre. » Le cadre est posé, l’apocalypse n’est pas loin. Un flot intense de paroles – diction parfaite - se déverse, d’autant plus violent que mesuré. Car si parfois l’acteur, Hervé Briaux, pointe sur l’un ou l’autre des spectateurs - crédule sectateur des idées païennes, amateur du plaisir qui corrompt et instille « L’Autre », « Le Corrupteur », dans nos âmes - un index accusateur qui le rive sur son siège, jamais, au fil des cinquante-cinq minutes de spectacle, jamais sa vindicte vengeresse ne s’autorisera d’éclats de voix. Parfois il s’interrompt, s’assied à la table, avale un verre d’eau, laissant la menace se poursuivre dans le silence, et puis il repart, inlassable censeur de tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à de l’idolâtrie, au premier rang la mimésis théâtrale. Courses, jeux du cirque, pompe des triomphes, tragédies à la grecque – et l’idée de la catharsis est balayée au profit du désastre des passions déchaînées – ou comédies comme écoles de la débauche, sanglants combats de gladiateurs, tous les spectacles sont voués à l’exécration du chrétien qui avec le baptême a renoncé une fois pour toutes à « Satan, sa pompe et ses anges ». Ici, une pincée de mythologie rappelle l’origine abjecte d’Érichtonios fondateur des courses de chars, là une histoire édifiante conte la mort d’une chrétienne corrompue par une représentation théâtrale. La rhétorique est implacable, soulignant les paradoxes ou les erreurs conceptuelles de l’amateur de spectacles.

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samedi, octobre 12 2013

The Suit - Can Themba, Peter Brook

Pas un billet depuis plus de dix jours, et pourtant, ils ont été riches, en lectures, en rencontres. Mais le flot de la vie...

Il y a eu, au théâtre, The Suit, Le Costume, de Can Themba, mis en scène par Peter Brook, Marie-Hélène Estienne et le musicien Franck Krawczyk, en anglais surtitré - je m'étais greffée à une sortie organisée pour les élèves par les profs d'anglais. Trois comédiens, noirs, trois musiciens, blancs. C'est une brève et cruelle histoire, adaptée d'une nouvelle, et la narration est encore très présente dans le texte tel qu'il a été adapté pour la scène.

Sophiatown, Afrique du Sud, années 50. Philémon, qui est très amoureux de sa belle épouse Mathilda, la laisse chaque matin encore tout ensommeillée pour partir au travail, jusqu'à ce qu'il apprenne, par son copain et narrateur, qu'elle reçoit en son absence la visite d'un autre homme. Il arrive pour trouver le costume abandonné par l'amant fugitif. Et c'est ce costume, que pour la punir il impose comme un hôte réel à sa femme, qui donne son titre à cette histoire. Sur une vaste scène ponctuée de chaises de bois vivement coloré - bleu lavande, vert anis, orangé - et de portants qui, comme dans des jeux d'enfants, figurent à l'occasion un autobus ou une porte, ou soutenant une draperie orangée, délimitent la chambre ou l'appartement du couple, entrent et sortent le narrateur, le mari, l'amant, les copines de club de l'épouse (les musiciens coiffés d'un galurin, trois spectateurs piochés dans la salle et ramenés sur le plateau, et les personnages se multiplient sur la scène). Mathilda, une merveilleuse jeune femme aux cheveux ras, au visage éblouissant d'expressivité, pleine d'une grâce infinie – la valse avec la veste de costume qu'elle a enfilée d'un bras est un moment troublant d'illusion théâtrale et amoureuse – ponctue son douloureux itinéraire de pauses, chantées d'une voix nette et fragile à la fois, trêves envoûtantes dans l'inexorable marche de ce qui est devenu son destin, le destin de leur couple. Les musiciens, piano, guitare, trompette, ne quittent pas la scène. La pièce s'ouvre et se clôt sur la Sérénade de Schubert (« Leise flehen/ meine Lieder », pourquoi cette musique est-elle si déchirante ?), on saisit au passage Jeux interdits, tels standards de jazz dont je ne saurais pas donner les titres, et surtout les Strange Fruit de Billie Holiday, chantés avec un filet de voix. On voit Mathilda doucement éclore par le chant, dans sa robe corolle orangée, avant la chute, sobre et brutale. C'est un très beau spectacle, entre rire et larmes, sans pathos, chorégraphié dans ses moindres gestes, éblouissant de maîtrise partagée.

Quelques très belles photos ici.

dimanche, mai 19 2013

Jos Houben !

Il est sur Eclektik de Rebecca Manzoni, en ce moment même. Et au Théâtre du Rond-Point depuis vendredi et jusqu'au 15 juin.

J'en ai parlé, il y a deux ans, ici. C'est un spectacle délectable d'intelligence, de rythme, et si authentiquement drôle, sans une ombre de cette méchanceté contemporaine qui se croit comique. Courez-y !

Le site officiel est ici.

"J'entends la vie, je suis très content". C'est ainsi que se clôt sa "minute de solitude" de fin d'émission, enregistrée à l’École Jacques Lecocq.
La gratitude, aussi, est contagieuse.

mercredi, octobre 31 2012

Molière - Le Bourgeois Gentilhomme, mis en scène par Denis Podalydès à la MCA

La semaine écoulée a été particulièrement endiablée. Le Bourgeois gentilhomme, mardi soir, mis en scène par Denis Podalydès à la Maison de la Culture d’Amiens, jeudi, balade à Beauvais pour les Photaumnales, et le soir, Que ma joie demeure, ou Bach selon Alexandre Astier, à l’espace Jean Legendre de Compiègne.

Le Bourgeois d’abord. Quel bonheur de voir Molière en costumes, Molière où l’on rit aux éclats, non pas des excroissances greffées par tel ou tel metteur en scène enragé à imposer au spectateur SA lecture de la pièce, mais de l’énergie d’une langue inventive, d’un regard acéré sur les « vices du temps », mis en œuvre par le jeu débridé de comédiens en pleine possession de leur métier. Que j’étais heureuse de voir mes élèves rire sans retenue, d’entendre la salle se gondoler aux balourdises de monsieur Jourdain postillonnant ses syllabes, « Daaa, da, Faaa, fa », découvrant éperdu la différence entre la prose et les vers, ou bondissant avec une grâce éléphantesque aux assauts du maître d’armes. Pascal Rénéric. J’ignorais tout de ce comédien qui allie avec brio lourdeurs ou boursouflure et la joie naïve de découvrir les beautés de l’Art et de la science.
Il y a de magnifiques costumes chatoyants et baroques de Christian Lacroix, des perruques à tout casser, un beau décor en étage à échelles et à rideaux, la musique de Lully par l’ensemble baroque de Limoges et Christophe Coin sur scène, et encore les chorégraphies sinueuses de Kaori Ito, qui gagnent jusqu’à la charmante scène de dépit amoureux qui oppose Cléonte et Lucile, auxquels font écho Covielle et Nicole.
J’ai regretté comme une baisse de folie au moment crucial de la turquerie qui voit l’adoubement de monsieur Jourdain en grand Mamamouchi. Le clin d’œil à Starwars était amusant, mais pourquoi si peu de costume justement à ce moment pour un Jourdain quasi en chemise ? regretté aussi à la fin le retour d’une musique trop bellement interprétée au détriment d’un rythme, d’une apothéose plus délirants. Regretté enfin les voix trop faibles – mal réglées sur les autres – des deux jeunes premiers, Cléonte et Lucile. Mais c’étaient des défauts véniels. Le spectacle, enlevé, chaleureux, jubilatoire nous a laissés hilares, béats, bienheureux, bien au-delà du bus du retour.

samedi, juillet 23 2011

Wurre-Wurre à Beauquesne

Ils sont deux. Belges, et même flamands. Tom Roos et Philippe de Maertelaere. Pour rien au monde je n’aurais raté leur spectacle (vendredi 1er juillet, 19 heures), après les avoir vus, il y a 13 ans ( ? j’ai l’impression que c’était hier) dans un spectacle infiniment drolatique qui commençait par la danse de deux matelas mousse sur la scène. Cette année, il y a eu le cri de l’homme solitaire, puis la scène où Philippe se retrouve coincé avec son harmonica dans la bouche, et Tom lui portant secours avale sa lampe-torche… il y a eu la scène des arrosoirs, rythmée, mécanique, d’où ils sont allés, trempés, se changer derrière une planche. Les voilà métamorphosés en poules. Il suffit, pour cela, de passer les bras dans les jambes du pantalon. Et c’est parti pour une suite d’absurdités, ponctuées de cris « grincés-couinés », et qui culmine avec la ponte douloureuse – par la bouche, ça va de soi… - d’un œuf. On rit soulagés, tant l’exercice semblait douloureux. Il y a eu les lettres mimées, devenues mots, et bien que ce soit Monsieur au sixième rang qui ait trouvé (analphabète, mais en flamand), on décide que c’est Madame au premier rang à gauche qui est la gagnante de la soirée, aussitôt submergée successivement par une courgette qui traînait de la scène précédente avec les poules, puisque le bouquet de fleurs ne venait pas, d’une bassine et de son couvercle en zinc, qui attendaient sur le côté le spectacle suivant, d’un sac à main, prélevé de l’une de ses voisines, d’un mari, d’un amant, d’un enfant, tous trouvés dans un public effondré de rire, et enfin, d’une porte. Avalanche de présents saugrenus, mi-enfantins, mi-parodiques.

On les retrouve un peu plus tard enchevêtrés l’un dans l’autre, duo devenu un être unique, sorte de géant gauche, bi-, puis mono-céphale, empêtré dans des problèmes de chaussures. Alliant avec brio aisance physique et gaucherie catastrophique. Les numéros s’enchaînent, liés par un fil ténu, qui peut être une simple posture, mais toujours, en quelque sorte, logique. Et ça s’est terminé avec leur scène de conversation avec boîte à chaussures sur la tête, ce qui, on s’en doute, rend l’absorption de  boisson plutôt acrobatique. Aussi bien s’envoient-ils littéralement les verres dans le gosier, avant le geste ultime, poétique.

 J’adore les clowns belges, ils ont un sens du burlesque – et d’un burlesque, disons, bienveillant – absolument inimitable. Le public en sort hilare, les yeux pleins de larmes, un sourire d’une oreille à l’autre. Ces deux compères-là s’appellent Wurre Wurre, et leur spectacle portait le titre de Broekvent (broukfennt), dont on n’aura pas vraiment su quel était le sens, et on s’en fiche. C’était aussi au Festival des Comiques agricoles, le 1er juillet, dans la cour de la ferme au soir tombant, et je n’avais pas pris le temps de finir ma chronique. C’est chose faite, et si vous les voyez passer par chez vous, parents, enfants et tout le reste de la famille et des amis, précipitez-vous.


mercredi, juillet 13 2011

Traîne pas trop sous la pluie - Bohringer aux Comiques agricoles

Il a évoqué Rimbaud, mais c’est à Cendrars qu’il m’a fait aussitôt penser, avec sa diction violente, hachée, précise, sa gouaille et son lyrisme mêlés, sa passion du monde, des êtres, des excès. En fait d’excès, deux litres d’eau en quatre petites bouteilles de plastique, telle était la clepsydre qu’il a désignée en début de… « spectacle d’un seul homme » ? monologue ? comme étalon de la durée de son spectacle… et il a tenu deux heures et demie.

Boitillant, pieds nus, avec  une sorte de demi-chaussette sans doute destinée à pallier une douleur, pantalon noir flottant, chemise-tunique blanche, et une petite laine marron sur une chaise à côté, parce qu’il fait frisquet quand le soir tombe - il a fini par l’enfiler -, un porte-vue A4 sur un lutrin, un autre posé sur la chaise, il arpente la scène, agité, tourbillonnant, en quête de sa parole et du lien avec le public nombreux installé dans la cour de la ferme au soleil couchant : murs de briques, arbres, rumeurs du village, papillons et chauve-souris passant dans la lumière des projecteurs, et le bruit du vent dans les micros comme un grondement, qu’il commente, heureux de l’excentricité radicale du lieu, de la situation. C’est un festival de campagne, tous les ans en juillet – et tous les ans le premier week end de juillet on caille le soir en Picardie, (quand il ne pleut pas des cordes, ouf ! rien de tel cette année !) – le Festival des Comiques Agricoles, à Beauquesne, Somme.

Et lui, c’était Bohringer. Richard. Le jeudi 30 juin donc, pour la vingtième édition du Festival. En scène pour un objet théâtral sui generis, feu d’artifice autobiographique mais jamais exhibitionniste, alternant la lecture (la recitatio, à la latine) de textes violemment lyriques, fragments arrachés à sa vie vagabonde et parfois chaotique, et des intermèdes bouffons, apostrophes au public, souvenirs de bringues avec ses potes Jean Carmet ou Bernard Giraudeau, lazzis politiques. On rit des uns, on est émus des autres, de l’adresse à l’Afrique Africa Mámma, ou de la rencontre de jeunesse avec la pute junkie noire dans les rues de New York, ou du Berck des allongés et de la saga de Jean-Ba Mendy, le champion de boxe… textes cueillis dans ses cahiers au feeling, dans un échange vibrant, presque palpable, avec la « salle ». Verbe inspiré d’un petit homme fragile, instable, rayonnant de verve, de passion, de générosité, d’amour. Partage bouleversant, humaniste. Moment de grâce hors du temps, entre larmes et rire, entre le crépuscule et la nuit close.

mardi, avril 12 2011

Pour ce que rire...

C’est un grand type dégingandé avec les cheveux en pétard, un petit air d’épouvantail à moineaux bonhomme, un accent belge marqué, une diction parfaite. La voix paisible, il arpente une scène presque vide : seulement, côté jardin, une table, deux chaises, et sur la table, une bouteille d’eau minérale, une serviette de  table blanche, un chapeau un peu écrasé. Devant son public, il va traiter du rire. C’est une master class, annonce-t-il. Rien que de très sérieux, donc. Prenant les choses au commencement, il évoque – et mime, sans jamais appuyer - depuis la cellule originelle, le lent redressement de l’homme jusqu’à la posture verticale et à l’équilibre. La posture verticale avec ses différents foyers, les genoux, le bassin, la poitrine, la tête, et les émotions y correspondantes. Docte et débonnaire, il établit le lien entre verticalité et dignité, laquelle se disloque au moindre déséquilibre, au moindre faux-pas, démonstration à l’appui. Depuis longtemps, le public a cessé de ressembler à un public de conférence. Hilare, béat, suspendu aux lèvres et aux gestes de l’orateur, il éclate de rire, par salves, de plus en plus fréquentes, houleuses, prolongées, cependant que sur la scène, le rythme des gags s’accélère, le corps se désarticule, se dérègle, souligné d’irrésistibles mimiques qui ponctuent l’imperturbable commentaire. En une heure environ, on passe des origines de la vie à une galerie d’Art Moderne où « l’œuvre » à tout le moins déconcertante (et totalement imaginaire) voit défiler devant elle, après l’homme, la poule, la vache, le chien, et même le poisson perplexes. Ajoutez à cela un cours complet sur « l’accident », une chaussure animée d’une vie propre et la collaboration de deux comparses… quand ça s’arrête, on a le visage fendu d’une oreille à l’autre, les yeux pleins de larmes, le nez en mode rhume, et on en redemande.

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jeudi, août 5 2010

« Le vers de mirliton est un art distingué et subtil, qui permet de passer pour un crétin aux yeux des imbéciles ».

Cet aphorisme tient lieu d’épigraphe à Ubu à l’Elysée, dernier opus de Claude Semal, comédien, marionnettiste, chanteur, auteur dramatique belge, dont les deux spectacles auxquels j’ai assisté, celui-ci et Œdipe à la ferme, avec poulets, poireaux et autres légumes, m’ont fait rire aux larmes. C’était à l’inénarrable Festival des Comiques agricoles, à Beauquesne, Somme.

Lequel aphorisme me paraît convenir à merveille au petit bijou ci-dessous, découvert, grâce à des amis, précieux collectionneurs d’émissions de radio, dans un numéro d’Allegro .... Ma non troppo de 1976. Allegro ... Ma non troppo était, avant Les Décraqués, et Les Papous dans la tête, toujours animés le dimanche par Françoise Treussard, une émission littéraire de Bertrand Jérôme, inoubliable homme de radio, infatigable découvreur et éveilleur de talents, dont ces petits joyaux de deux fois une demi-heure ont accompagné les dimanches de ma jeunesse.

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