Oscar Vladislas de Lubicz Milosz - Karomama

Lorsque j'étais élève de 4ème 3, au lycée Montgrand à Marseille, blouses greiges et noms brodés sur le plastron, dans la classe d'Andrée Ferrier à qui je dédie avec affection ce souvenir, nous avions pour manuel de français Plaisir de Lire, par Jean Géhenno. Couverture de toile grise, je crois, et une moisson de textes qui faisaient surgir des mondes. Pêle-mêle, la Tête de faune, de Rimbaud, l'évocation par Antonio du bain dans le fleuve qu'il rêve de faire prendre à l'aveugle Clara, c'est Le Chant du monde de Giono, la scène où Catherine bat du tambour dans Mère Courage, scène lue avec passion, et je le crains, guère de distanciation - à laquelle par sa puissance dramatique elle échappe me semble-t-il encore aujourd'hui. Il y avait les images aussi, Catherine en noir et blanc sur le toit de sa roulotte (mise en scène Jean Vilar ? Photo d'Agnès Varda ?), une tête de faune, et les bras tendus à angle droit de la Petite reine Karomama qui me revient comme une bouffée de beauté mélancolique, et que voici.
C'est un poème d'Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, poète lithuanien d'expression française, dont le nom, un décasyllabe, est une bouffée d'exotisme sonore.
Je l'ai peu lu, mais ce poème chante encore en moi, et je ne sais où j'ai perdu dans la maison, ou prêté, le délice que furent les Contes Lithuaniens, aux éditions André Sylvaire, avec cette délectable histoire du hérisson qui devint roi des sangliers sous le nom de Qui s'y frotte s'y pique 1er !:D
 En attendant, voici le poème, issu du recueil Les Sept solitudes :

 

 

Mes pensées sont à toi, reine Karomama du très vieux temps,
Enfant dolente aux jambes trop longues, aux mains si faibles
Karomama, fille de Thèbes
Qui buvais du blé rouge et mangeais du blé blanc
Comme les justes, dans le soir des tamaris
Petite reine Karomama du temps jadis.

 

 

Mes pensées sont à toi, reine Karomama
Dont le nom oublié chante comme un chœur de plaintes
Dans le demi-rire et le demi-sanglot de ma voix;
Car il est ridicule et triste d’aimer la reine Karomama
Qui vécut environnée d’étranges figures peintes
Dans un palais ouvert, tellement autrefois,
Petite reine Karomama.

Que faisais-tu de tes matins perdus, Dame Karomama ?
Vers la raideur de quelque dieu chétif à tête d’animal
Tu allongeais gravement tes bras maigres et maladroits
Tandis que des feux doux couraient sur le fleuve matinal.
O Karomama aux yeux las, aux longs pieds alignés,
Aux cheveux torturés, morte du berceau des années...
Ma pauvre, pauvre reine Karomama.

Et de tes journées, qu'en faisais-tu, prêtresse savante ?
Tu taquinais sans doute tes petites servantes
Dociles comme les couleuvres, mais comme elles indolentes;
Tu comptais les bijoux, tu rêvais de fils de rois
Sinistres et parfumés, arrivant de très loin,
Pour dire: «Salut à la glorieuse Karomama.»

Et les soirs d’éternel été tu chantais sous les sycomores
Sacrés, Karomama, fleur bleue des lunes consumées;
Tu chantais la vieille histoire des pauvres morts
Qui se nourrissaient en cachette de choses prohibées
Et tu sentais monter dans les grands soupirs tes seins bas
D’enfant noire et ton âme chancelait d’effroi.
Les soirs d’éternel été, n’est-ce pas, Karomama ?

— Un jour (a-t-elle vraiment existé, Karomama ?),
On entoura ton corps de jaunes bandelettes,
On l’enferma dans un cercueil grotesque et doux en bois de cèdre.
La saison du silence effeuilla la fleur de ta voix.
Les scribes confièrent ton nom aux papyrus
Et c’est si triste et c’est si vieux et c’est si perdu...
C’est comme l’infini des eaux dans la nuit et dans le froid.

Tu sais sans doute, ô légendaire Karomama !
Que mon âme est vieille comme le chant de la mer
Et solitaire comme un sphinx dans le désert,
Mon âme malade de jamais et d’autrefois.
Et tu sais mieux encor, princesse initiée,
Que la destinée a gravé un signe étrange dans mon coeur,
Symbole de joie idéale et de réels malheurs.

Oui, tu sais tout cela, lointaine Karomama,
Malgré tes airs d’enfant que sut éterniser
L’auteur de ta statue polie par les baisers
Des siècles étrangers qui languirent loin de toi.
Je te sens près de moi, j’entends ton long sourire
Chuchoter dans la nuit : «Frère, il ne faut pas rire.» —
— Mes pensées sont à toi, reine Karomama.


C'est beau, non ?

Et malgré les reflets des lampes dans les vitrines, merci à Camille pour la photo, prise au Musée du Louvre.

Commentaires

1. Le mercredi, décembre 7 2011, 22:16 par zebulon

j'ai enfin retouvé ce poème oublié
moi aussi je l'ai découvert en classe de 4e
et il flottait encore en moi .
oui ,c'est beau .merci .

2. Le mercredi, décembre 7 2011, 22:19 par zebulon

connaissez vous celui -ci?
L'étrangère
(En hommage à Laurent Terzieff)
Tu ne sais rien de ton passé. Tu l'as rêvé,
- Oui, sûrement tu l'as rêvé.
Je vois ton visage dans la lumière grise de la pluie.
Novembre ensevelit le paysage et ma vie.
Je ne sais rien, je ne veux rien savoir de ton passé.
Tes yeux me parlent de brumeuses villes lointaines
Que je ne verrai jamais
Et dont jamais je n'entendrai le son dans ta voix.
Novembre est sur toute mon âme,
Novembre est sur toute la plaine.
Je te vois inconnue à travers Autrefois.
Ce sont des choses depuis longtemps mortes,
- Mortes irrémédiablement -
Des musiques étouffées, des luxures flétries.
Je suis sûr que novembre est derrière la porte.
Je vois vivre en ton coeur ce que ton coeur oublie.
Ton âme est loin, bien loin d'ici. Ton âme étrangère
Est une nuit de brume,
De brume et de bruine sale sur les faubourgs
Où la vie a la couleur froide de la terre,
Où des hommes mourront, sans avoir connu l'amour.

OSCAR VLADISLAS DE LUBICZ MILOSZ (1877-1939). - Les Sept Solitudes. (1906).

3. Le jeudi, décembre 8 2011, 06:31 par Agnès

Non, je ne connaissais pas ce poème, magnifique.

En fait, je connais très peu Milosz, dont j'avais autrefois ce volume de Contes Lituaniens qui a disparu comme tant d'autres livres. Ce poème est bouleversant. Merci à vous. Je vais le publier sur la page principale de Convolvulus. (Peut-être pas ce matin...)

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