Rohington Mistry - L’Equilibre du monde

Je viens de lire, d’une traite, L’Equilibre du monde, de Rohington Mistry, auteur canadien d’origine indienne. Près de 700 pages grand format, avalées entre hier et aujourd’hui. Et, je ne peux m’empêcher de le dire d’emblée, je termine ce roman tout imprégnée de tristesse, alors même que j’ai souri voire franchement ri aux moments les plus éclatants de l’histoire. Mais mon rire n’a pu surmonter tant d’horreur, de malchance et de douleur. À travers l’histoire des quatre personnages principaux, la belle veuve solitaire Dina, l’étudiant en réfrigération Maneck, et les deux tailleurs intouchables Ishvar et son neveu Omprakash dit Om, tous réunis au cœur du roman dans le modeste appartement de Dina, c’est tout un pan de l’histoire de l’Inde qui est conté, une sanglante histoire de crimes, de ténèbres et de corruption. Et tout ce que l’on pouvait avoir appris de façon théorique en classe sur cette part de l’histoire du XXe siècle, ou même vu en images documentaires ou de fiction, acquiert à travers les personnages une dimension de cruauté parfois insupportable, au point de m’avoir fait par moments interrompre ma lecture, le temps de respirer, de me préparer à la prochaine catastrophe. Il y a indéniablement une dimension mélodramatique dans les avalanches de malheurs qui ne cessent de frapper les malchanceux et misérables héros de l’histoire, et dans la façon dont les fils et les personnages se retrouvent et s’entrecroisent. Mais l’épigraphe, apostrophe au lecteur (au *narrataire ! souvenir d’oral…) empruntée aux premières lignes du Père Goriot (Ah ! Sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true.), place le roman sous le signe du réalisme et du désir de rendre compte du grouillement et de la complexité du monde.

Entre les splendides paysages des montagnes du nord où est né Maneck, le « village au bord d’une rivière » où a commencé le destin d’Ishvar et d’Om, et la grande ville de bord de mer, promue dans le dernier chapitre au rang de capitale, où se déroule l’essentiel de l’action, aucune indication géographique précise n’est donnée, pas plus que l’on ne nomme le premier ministre, sinon qu’il s’agit d’une femme assassinée en 1984, ni quelque autre dirigeant du pays. Lorsque l’on ne connaît d’Indira Gandhi que sa légende dorée occidentale, la lecture de ce roman en donne une vision autrement noire, et ce n’est sans doute pas par hasard que l’auteur a nommé le père d’Om ‘Narayan’.

A l’image du couvre-lit de patchwork patiemment composé par « tante Dina » avec les chutes de tissu des robes qu’elle fait coudre aux tailleurs pour le compte de Madame Gupta, et qu’à la manière d’un chapelet pour les prières, les personnages finissent par relire de pièce en pièce comme le tissu bariolé de leurs existences, le roman coud et entrelace, avec quelques flashes-back, les grands moments de l’Inde entre 1975 et 1984 : partition avec le Pakistan, proclamation de l’état d’urgence par Indira Gandhi (rien d’autre qu’un coup d’état), répression politique féroce et campagne de stérilisation, entre autres, et les épisodes correspondants dans la vie des héros.

Ça grouille de personnages, outre les quatre principaux, particulièrement attachants et/ou bien campés, comme Shankar le mendiant cul-de-jatte, Rajaram, le collecteur de cheveux devenu « incitateur » (à la stérilisation), le chef des mendiants (où il apparaît que la protection d’un tel homme est bien plus efficace que celle de la police ou de la justice), le bon tailleur Ashraf, le collecteur de loyers Ibrahim, j’en oublie… Les dialogues sont pleins de verve, et le pullulement de la vie, de la crasse, des excréments, des animaux et des hommes, dans les bidonvilles, dans les rues, dans les gares, est évoqué de façon très vivace. Les scènes de terreur, très nombreuses, aussi. Pour autant, on peut reprocher à ce roman à la fois un penchant à la démonstration (en particulier en matière politique, la charge contre Indira Gandhi est très insistante), et un goût si marqué pour la noirceur que l’équilibre du lecteur finit par en pâtir : l’épisode final des aventures d’Om et Ishvar, comme de celles de Maneck, c’est trop pour une seule histoire. S’il n’y a ni justice humaine ni justice divine, si l’effort individuel vers la liberté est forcément voué à l’échec et à une sorte d’acharnement sans espoir, à quoi bon écrire ? Un roman n’est ni un exutoire, ni le terrain d’un règlement de comptes et l’on termine celui-ci avec le sentiment de suffoquer. En outre, le texte est abondamment ponctué de termes indiens, voire de répliques entières qui auraient tout gagné à être traduits en bas de page. Une lecture dans le mouvement du texte ne peut recourir systématiquement au glossaire final dont la consultation in extenso après lecture n’est pas très efficace. Pourquoi ne pas avoir simplement inséré des notes en bas de page qui auraient créé une familiarité avec lesdites expressions ?

« Il n’y avait rien d’accidentel dans sa façon experte de mener son récit. Ses phrases s’enchaînaient comme des coutures parfaites, soutenant le tissu de son histoire sans que se remarquent les points. Veillait-il à cet agencement spécialement pour elle ? Peut-être pas. Peut-être que le fait même de raconter créait un dessin naturel. Peut-être les êtres humains possédaient-ils ce don de mettre de l’ordre dans leurs existences désordonnées – une arme de survie cachée, comme des anticorps dans le flux sanguin. » 

C’est Mr. Valmik, l’avocat aux professions multiples qui inspire à Dina cette réflexion sur l’art de conter. Peut-être peut-on reprocher à Rohington Mistry de n’avoir pas assez masqué ses coutures ni dissimulé les points ? Trop de noirceur étouffe la dimension comique, et il n'y a pas assez de stylisation pour que la dimension tragique (qui ne relève ni de la bigarrure ni du patchwork ) s'impose sans réserve. Quelques réserves donc, mais ne boudons pas notre plaisir : L'Équilibre du monde est, malgré sa propension au mélo, une vaste rhapsodie historique et romanesque pleine de souffle et d’invention.

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