Ça y est. Je suis
allée voir Alceste à bicyclette, au
MK2 Bastille, une petite salle avec sortie sur la rue, on ne voit plus ça, en
province... Il y a eu une avalanche de bandes-annonces, telle qu’on en perd
aussitôt le souvenir et le désir de voir les films. Mais pas de pubs. La salle
était modérément occupée, avec à l’ouest des rangées centrales une femme qui,
au cours de la projection, protestait bruyamment à chaque éclat de
rire !!! – C’est une comédie, madame...
Je me suis régalée pendant les 8/10èmes du film.
Les visages et les silhouettes des deux acteurs, puis de l’actrice sont filmés
avec amour, et même le petit rôle de Zoé, la jeune actrice de porno, est
transfiguré par sa lecture, d’abord hésitante, puis affermie, du texte de
Molière.
Mais la jubilation vient du texte. Le Misanthrope, acte I, scène 1, dit, répété, modulé, ressassé,
distillé, sur tous les tons, dans toutes les postures, dedans, dehors, sur fond
de planches bleu délavé ou de vieux murs, de jardin ou de plage, à pied ou à
bicyclette.... une incantation du texte, qui court dans les veines jusqu’à
l’enchantement, celui des comédiens, celui du spectateur. La danse des alexandrins, l’allégresse de la
misanthropie.
Gauthier Valence (Lambert Wilson), à la télévision le docteur Morange
(!) est venu débusquer de sa retraite de l’île de Ré son ami Serge
Tanneur, comédien en rupture de ban, retiré dans la vieille maison léguée par
son oncle, où refoule une fosse septique défaillante. Un misanthrope déjà
retiré en son désert, où pour meubler sa solitude, il peignotte des culs et des
cuisses de femmes en noir et blanc, mi-B.D., mi-croûtes. Mais un furieux de
Molière, imbibé de Jouvet, qui va pousser son alter ego à distiller comme lui
l’alexandrin en des duos toujours plus fluides, plus ardents, plus virtuoses.
C’est une ivresse de Molière, communicative, électrisante, au milieu de
laquelle vient se prendre Francesca, une belle Italienne en rupture de mariage.
L’entrain, la légèreté comique, et surtout une forme de
fraternité par le dire du texte – car le défi est, non seulement que Serge
revienne à la scène, mais que les deux comédiens alternent les deux rôles
principaux comme ils le font à pile ou face à chaque nouvelle répétition – l’entrain
donc, la légèreté et la fraternité vont croissant tandis que se lève sur les paysages
lumineux de l’île un printemps qui libère les corps, les cœurs et les sourires.
C’est pourquoi je suis tellement déçue par la chute du film,
car c’en est une, brutale. Lucchini y reprend le rôle – le cabotinage, avec ce
sourire de requin – non plus d’Alceste, ni même d’un Serge misanthrope, mais de
lui-même. Et sa victoire finale, au désert, sur la plage solitaire, est pour
moi une défaite. Car tout se passe comme s’il dérobait à un Lambert Wilson lui
aussi toujours plus habité, plus animé par le texte, le pouvoir de le
transmettre. Comme si la rupture d’amitié-par-le-texte que cette joute d’egos
devenue duo avait construite, avait coupé au second comédien l’herbe sous le pied.
Ce Serge-Alceste-Fabrice final est fat et mesquin. Il n’est pas blessé, il
blesse. Nulle élégance en lui, nulle fragilité, mais un grincement péremptoire
que soulignent les aigus criards de la voix de Lucchini. Jouvet n’avait pas
joué Alceste par passion du rôle. Lucchini le refuse, se le refuse, nous le refuse par vanité. Il répudie le
théâtre au profit de la vie en ce qu’elle a de plus étriqué, éteint l’émulation
jubilatoire qu’il avait lui-même suscitée. Et l’on se dit que Lambert Wilson,
qui semble souvent gêné aux entournures par la place qui lui est faite - ou non
- dans le film, a donné ici au réalisateur et au comédien et co-scénariste une
sacrée preuve d’amitié et de modestie. Car c’est là que le bât blesse. Si le
film est né d’une idée de Lucchini, Philippe Le Guay n’a pas su in fine y imposer sa
propre marque. Le Misanthrope
quintessencié qu’il avait fait naître, ce film à la gloire d’un théâtre échappé
de la scène pour s’ébrouer sur les routes et le ciel, accompagné par les notes alertes de la chanson de Pierre
Barouh, ce Misanthrope comique au
sens le plus noble du terme s’effondre, réduit au silence, dans le dernier
quart d'heure du film, d’Alceste devenu histrion.