mercredi, octobre 10 2012

Quand Laclos s'intéressait au problème de l'éducation des femmes

« Malala Yousufzai, militante pour l'éducation des filles dans le Nord-Est du Pakistan, est dans un état critique après une attaque des talibans à la sortie de son l'école.»   AFP

« O ! femmes, approchez et venez m’entendre.

 Que votre curiosité, dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse de sang froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez à vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs[1]. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d’indignation s’échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n’attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n’ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ; apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C’est à vous seules à le dire puisqu’elle dépend de votre courage en elle vraisemblable. Je me tais sur cette question ; mais jusqu’à ce qu’elle soit arrivée, et tant que les hommes régleront votre sort, je serai autorisé à dire : 'Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation : dans toute société, les femmes sont esclaves ; donc la femme sociale n’est pas susceptible d’éducation'. Si les principes de ce syllogisme sont prouvés, on ne pourra en nier la conséquence. Or, que partout où il y a esclavage il ne puisse y avoir éducation, c’est une suite naturelle de la définition de ce mot ; c’est le propre de l’éducation de développer les facultés, le propre de l’esclavage c’est de les étouffer ; c’est le propre de l’éducation de diriger les facultés développées vers l’utilité sociale, le propre de l’esclavage est de rendre l’esclave ennemi de la société. Si ces principes certains pouvaient laisser quelques doutes, il suffit pour les lever de les appliquer à la liberté. On ne niera pas apparemment qu’elle ne soit une des facultés de la femme et il implique que la liberté puisse se développer dans l’esclavage ; il n’implique pas moins qu’elle puisse se diriger vers l’utilité sociale puisque la liberté d’un esclave serait une atteinte portée au pacte social fondé sur l’esclavage. Inutilement voudrait-on recourir à des distinctions ou des divisions. On ne peut sortir de ce principe général que sans liberté point de moralité et sans moralité point d’éducation » .

Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos - Traité sur l'éducation des femmes (1783)

Malala Yousufzaï est une jeune fille de quatorze ans, qui a commencé son combat pour l'éducation des filles à 11 ans. Je salue son courage et son sens de la liberté.

[1] Citation de Sénèque, Lettres à Lucilius  I, 39

vendredi, juillet 20 2012

Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

L’ivresse des mots

Que ton style soit naturel, ton langage simple, mais insinuant; et qu'en te lisant on croie t'entendre. Si elle refuse ton billet et te le renvoie sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton entreprise. […]Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut prise à la fin. Elle te lit sans vouloir te répondre ? libre à elle.  Fais seulement en sorte qu'elle continue à lire tes billets doux : puisqu'elle a bien voulu les lire; elle voudra bientôt y répondre, tout viendra par degrés et en son temps. Peut-être recevras-tu d'abord une fâcheuse réponse, par laquelle on t'ordonnera de cesser tes poursuites. Elle craint ce qu'elle demande, et désire que tu persistes, tout en te priant de n'en rien faire. Poursuis donc; et bientôt tu seras au comble de tes vœux. I, 460 sqq

En traduisant il y a deux ans L’Art d’aimer  que je ne connaissais pas, et qui ne m’inspirait guère a priori, je suis tombée sur ce passage, et l’idée m’a illuminée qu’il y avait là une source des Liaisons Dangereuses. Que cette citation aurait été aussi légitime à l’orée du roman que la phrase de Rousseau extraite de La Nouvelle Héloïse qui y figure : «  J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres ». Comme si dans la forme du roman épistolaire, auquel il donne une sorte de perfection, Laclos répondait à travers le temps à l’injonction du poème d’Ovide.

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