La Couleur des sentiments ("The Help") de Kathryn Stockett

J’avais une amie qui s’appelait Marthe Wencelius. Elle était vive et mince, pleine de passion sous ses cheveux gris  coupés courts. Je l’avais rencontrée aux cours de maîtrise de Didier Pralon, qu’elle suivait aussi, pour le plaisir. Elle était prof de philo à la retraite, et la dernière fois que je l’ai vue dans sa merveilleuse maison de Lourmarin au bout d’un champ caillouteux cette fois-là rouge de coquelicots, elle avait perdu la mémoire immédiate, je crois qu’elle ne savait plus qui j’étais, mais elle savait réciter par cœur, en grec ancien, des poèmes de Sappho. Marthe avait enseigné aux Etats-Unis, et elle m’avait raconté – nous passions ensemble à Lourmarin des séjours à lire à haute voix Cendrars devant la cheminée ou à boire du champagne avec une paille d’herbe sèche, en riant comme des écolières – elle m’avait raconté que lorsque son fils était petit enfant, elle avait un jour trouvé leur « bonne » ? domestique noire lui montrant dans sa baignoire que leurs deux bras, couleur mise à part, étaient exactement semblables. Elle montrait à cet enfant, alors qu’il était encore accessible à un amour sans calcul, qu’il n’y avait pas de différence d’humanité  entre eux. Qu’un homme est un homme, quelle que soit la couleur de sa peau. Marthe est morte fin mai 2009, très âgée, je viens de le découvrir en ayant tout à coup l’idée de la chercher sur google. Que cette chronique salue sa mémoire, son hospitalité chaleureuse, et les  moments de bonheur qu’elle a offerts à la jeune femme que j’étais. Il y a toujours à la maison un cendrier huître fossile. C’était une coutume, aux Coustières, que d’utiliser les innombrables huîtres que donnait la terre comme cendriers.

J’évoque ce souvenir de Marthe à propos de ma dernière lecture, La Couleur des sentiments (The Help), de Kathryn Stockett, publié en 2010 chez Jacqueline Chambon, éditrice liée à Actes Sud. C’est mon amie Isabelle (ma plus « vieille » amie), qui me l’a prêté. Et tel en est le sujet : la façon dont, peut-être, l’amour donné par les femmes noires aux enfants des Blancs contribuera, un jour, à faire d’eux autre chose que des racistes de père-et-mère en fils-et-fille. Le roman tisse les voix de trois femmes : deux domestiques noires, une jeune femme blanche.

« The help » est le terme qui désigne la bonne, personnage majeur dans ce monde de la bourgeoisie ou de l’aristocratie sudiste. Ces bonnes qui, pour quelques dollars par jour, briquent les maisons du sol au plafond, et s’occupent des enfants : les lavent, les torchent, les promènent, mais les nourrissent aussi, les câlinent, les bercent, et tentent de leur donner, quand leurs mères sont absentes ou défaillantes, l’estime d’eux-mêmes. C’est ce que fait Aibileen, première et dernière voix du roman, avec sa dernière « enfant », la dix-septième, la petite Mae Mobley rondouillarde que sa mère dédaigne, délaisse, et n’approche qu’avec des pincettes.

Mais Aibileen et son amie Minny, la meilleure cuisinière et la plus grande gueule de Jackson, Mississipi, ne se bornent pas dans le roman à cette « aide » mercenaire et misérable, d’autant plus humiliante que la période, celle des premières années 60, voit leurs patronnes (sous l’égide de l’arrogante Hilly Holbrook, reine locale de la vie mondaine) revendiquer la nécessité de toilettes séparées pour les domestiques « de couleur », pour le plus grand bien de  celles-ci, évidemment. Aibileen et Minny vont donc, après mûre réflexion et tous risques pesés, aider Skeeter  à accéder à une écriture digne de ce nom, au-delà des petits articles pour revues étudiantes et de la rubrique « secrets d’entretien » du journal local. Fille d’un planteur de coton, Skeeter, Eugenia Phelan pour l’état civil, ainsi surnommée à cause de sa trop haute taille, de ses longues jambes et de son museau pointu (« variété de moustique haut sur pattes » dit la note, ce que l’on appelle un « cousin », je pense) est une jeune femme, fraîche émoulue, avec son diplôme, de l’université, et pour toutes les raisons sus-évoquées, supposée in-mariable, au grand désespoir de sa mère. La rencontre avec les bonnes (elle-même a été élevée par Constantine, une femme pleine d’amour dont la disparition inexpliquée la remplit de douleur) va conduire Skeeter de l’atmosphère étouffante de son petit monde à une prise de conscience politique et à l’indépendance, en ces temps de mouvements pour les droits civiques.

C’est un roman bien mené, bien écrit, qui se lit d’un trait, entre drôlerie (quelle est la « chose abominable épouvantable » dont s’est rendue coupable Minny à l’égard d’Hilly, son ex-patronne ?) et pathétique. Les personnages, adultes et enfants, sont bien campés et attachants, complexes, et le roman va son train jusqu’à l’issue, somme toute heureuse. C’est pourtant précisément ce qui m’a laissée un peu perplexe, mitigée : quelles que soient les précautions prises par Skeeter pour justifier la chose et souligner l’approbation de celles qui sont devenues ses amies, son départ donne tout de même le sentiment qu’elle abandonne en pleine tourmente les deux bonnes. Le Ku Klux Klan est à Jackson et n’est pas resté inactif, et on se demande comment le pavé qu’a jeté le livre de Skeeter dans le marigot local pourra le laisser indifférent. Happy end peut-être un peu forcé.

Nouvelle évocation des relations entre Noirs et Blancs dans le Sud, variante années 60, le livre s’inscrit explicitement dans une tradition littéraire, parfois évoquée de façon critique, depuis Autant en emporte le vent (roman que j’adore), jusqu’à Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur, précisément publié en 1960, et dont la nouveauté subversive me paraît traitée avec quelque désinvolture, en passant par Homme Invisible, pour qui chantes-tu, de Ralph Ellison. Il y a là, peut-être, de la part de cette jeune et prometteuse autrice, un peu de vanité ?

Commentaires

1. Le jeudi, décembre 20 2012, 11:55 par Christophe

Bjr , j'ai connu Marthe Wencelius dans les années 80 , elle prêtait sa maison a l'un de mes amis Laurent , le fils d'un très bon ami de Marthe professeur de Littérature Anglaise. J'ai passé plusieurs semaines d'été dans cette merveilleuse maison de Lourmarin et Marthe venait nous voir le Week end avec sa 4L et nous passions des heures a discuter sur la terrasse. La maison était rempli de livres et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir empilé dans le couloir des livres dédicacés par St Ex et aussi Camus me semble-t-il , le week end d'après je lui demandé donc des explications car je ne savais pas vraiment chez qui j'étais..... Merveilleux Souvenir de jeunesse , c'était il y a 25 ans. Christophe

2. Le jeudi, décembre 20 2012, 20:54 par Agnès

Bonsoir à vous,

j'ai croisé Laurent chez Marthe, comme aussi, plus souvent, ses parents. Quant à sa maison, aux recoins, aux livres, à la 4L et aux discussions sous le figuier ou dans la fraîcheur de la pièce du bas... ce sont pour moi aussi des souvenirs pleins de bonheur. Il nous est même arrivé de boire du champagne, avec une herbe sèche en guise de paille. Et de manger les petits fours sublimes de la pâtisserie de Cadenet (les croissants aux pignons !!!), village aujourd'hui objet d'une étude sociologique...
Je suis heureuse que votre message me permette de lui rendre à nouveau hommage.

Je m'aperçois aussi, à relire mon billet déjà ancien, que je radote... Tant pis.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://blogs.ac-amiens.fr/let_convolvulus/index.php?trackback/302

Fil des commentaires de ce billet