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jeudi, septembre 12 2013

Maurice Pons - Délicieuses Frayeurs, Les Saisons

« C’est seulement à l’heure plus paisible du jour qui tombe, quand le soir embaume toutes les peines de cœur, qu’il commença à parler d’une voix douce :

-          Je vois une ville profonde à travers les vitres. Elle a un petit air triste. Elle penche ses toits comme on penche la tête. Seul un grand clocher fait le fier, et ses cloches se baladent dans les ruelles. L’heure est grave : c’est l’heure où la ville hésite entre le jour et la nuit. On voit déjà les lumières dans les maisons du centre, plus impatientes du soir, mais la colline s’attarde aux douceurs du jour. Le brouillard se déshabille lentement pour dormir. Il fera beau demain….

Il faisait beau le lendemain, et Franz raconta chaque jour qui suivit. La ville entière entrait par la fenêtre. Quartier par quartier, elle grandissait à travers les vitres.

-          Notre hôpital, savez-vous, est chaussé d’un large boulevard, et, de l’autre côté, commence un parc… il est sage comme un jardin de pension un jour de fête, et si bien élevé… »

C’est un malade qui parle, comme on le comprend à la mention de l’hôpital. Ils sont quatre dans la chambre, quatre « allongés », mais il n’y a qu’une fenêtre, et l’occupant du lit qui en est proche a la lourde charge de raconter aux autres le monde vu par la fenêtre. Le premier, Karl, était un taiseux. Franz est le suivant, et le monde qu’il conte est comme enchanté, guidant ses camarades sur la voie de la guérison.

C’est la première nouvelle, La Fenêtre, du recueil Délicieuses Frayeurs, qui en conte onze. C’est magnifiquement écrit, mais j’en ai lu trois, et la chute de chacune était si sombre que j’arrête. J’ai d’ailleurs relu Les Saisons, étrange roman que j’ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises.

Eh bien, c’était encore plus étrange que dans mon souvenir. Il me restait des fragments de scènes, que la lecture a retissées entre elles.
La Brigde, les Dogde – Walter et Clara -, la petite Louana et sa cousine Cherline,  l’éléphantesque et revêche Mme Ham, le vieil unijambiste Raurque, Brouette l’ancêtre puant, Berque, Schlitte, Escladoss,  et le Croll médecin des hommes et des bêtes, les sœurs Steppe, Aoste… rauques et hérissés de consonnes ou à peine adoucis par les hiatus de voyelles, tels sont les habitants du village où Siméon, fuyant un passé brûlé de soleil et hanté de visions cauchemardesques, est venu trouver ce qu’il croit être son refuge,  pour y écrire, sur son luxueux « papier drelin » filigrané – son seul luxe - l’horreur de son esclavage et la mort de sa petite sœur Enina. Un village anonyme au fond d’une vallée de montagne, au bout du monde. Siméon le naïf au visage si terriblement ingrat, qui se croit accueilli et célèbre l’hospitalité de ces villageois plus que frustes - hostiles, instables.

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samedi, juin 1 2013

Relecture : Thomas Savage, La reine de l'Idaho

Ce n’est pas que l’on manque de livres à la maison. Ni que j’aie lu tout ce que soutiennent et recèlent dans un ordre relatif les étagères, les appuis de fenêtre, les escaliers, les diverses chambres. Ni d’ailleurs que j’aie le temps de lire, en ce moment. C’est pourquoi Aurélien en édition de la Pléiade emprunté à la bibliothèque avec son énorme notice en postface et ses kilomètres de notes (pour lesquelles je l’ai emprunté, précisément), c’est pourquoi donc Aurélien attendra des temps moins occupés. C’est pourquoi aussi sans doute j’ai attrapé hier sur le dossier du canapé La Reine de l'Idaho, récemment rendu par Odile. Si la fatigue m’a empêchée de tout lire avant de m’endormir, il y a eu aujourd’hui deux salles d’attente, et un peu de soleil…

Après relecture, et avant de rédiger cette note, je suis allée relire aussi ce que j’en avais écrit, il y a plus de cinq ans, ici même. J’y parlais d’« urgence » à lire, et à propos du Pouvoir du chien, de « gratitude ». Eh bien, tel est exactement l’effet que m’a fait cette relecture. Le bonheur de ces textes qui résistent à la redécouverte, dont la surprise se renouvelle, dont l’écriture donne un tel sentiment de justesse. D’où la question, posée aux deux libraires : pourquoi seuls trois romans parmi les treize écrits par Savage sont-ils traduits en français ? si Savage, couronné de prix aux USA –

  • Honorary M.F.A. from Colby College, 1952
  • Guggenheim Fellowship, 1979
  •  Pacific Northwest Booksellers Association Award, 1989 for The Corner of Rife and Pacific -

si Savage donc est « considéré comme un classique », pourquoi diable Belfond n’en fait-il pas traduire d’autres ? En voici la liste, pêchée sur wikipedia en anglais :

  •  The Pass (1944)
  • Lona Hanson (1948)
  • A Bargain with God (1953)
  • Trust in Chariots (1961)
  • The Power of the Dog (1967) – Le Pouvoir du Chien
  • The Liar (1969)
  • Daddy's Girl (1970)
  • A Strange God (1974)
  • Midnight Line (1976)
  • I Heard My Sister Speak My Name (1977) (now published as The Sheep Queen) – La Reine de l’Idaho
  • Her Side of It (1981)
  • For Mary with Love (1983)
  • The Corner of Rife and Pacific (1988) – Rue du Pacifique

Pourquoi encore La Reine de l’Idaho est-il épuisé, et trouvable seulement d’occasion sur un site de vente sur la toile, de 3 à 88 euros !!!!

-    Écris à Belfond, m’ont dit les libraires.

-   J’écris ici, en attendant. Lisez Savage, et faites-le connaître.

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vendredi, mars 1 2013

Nikos Kokàntzis - Gioconda, récit

A l’époque, avant-guerre, dans les quartiers comme le nôtre, les gens vivaient dans des maisons et non dans des ‘résidences’ ; il y avait des jardins et des fleurs, mais pas de voitures ; chaque saison avait encore son parfum et le silence de la nuit n’était troublé que par l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq avant le jour, les grenouilles dans la citerne du voisin l’été, le laitier du matin et les premiers bavardages des ménagères – par tout cela, et tant d’autres choses.

Il y avait alors là-bas une maison pauvre devenue très importante pour moi. Elle était basse, allongée, avec un toit pentu de vieilles tuiles ; une treille courait sur la moitié de la façade et au-dessus de la porte. Il y avait d’un côté un semblant de jardin, avec deux ou trois pots de fleurs, des herbes folles et des orties, mais aussi un grand figuier et une prétendue barrière qui ne faisait que marquer le terrain sans rien protéger – protéger quoi, et de qui ? C’était un jardin honnête et sans façon, dû pour un peu à la main de l’homme, et pour beaucoup à celle de Dieu. Un jardin délicieux que pendant des années jusqu’à ce jour, parcourant les parcs des villes d’Europe, j’ai conservé dans mon cœur avec la nostalgie de ses recoins, de ses cailloux, ses bestioles, ses lézards, ses cigales, du monde immense contenu dans ce mouchoir de poche où nous avons joué, grandi, vécu, appris – surtout appris. 

 

Ce tout petit livre est un tombeau. Le tombeau d’une enfance, le tombeau d’un amour, le tombeau d’un moment de vie intensément vécue et aussitôt perdue. Il ressuscite dans ses moindres émotions, ses moindres sensations, dans ses moindres gestes, mimiques, regards, l’éblouissement d’un amour moral et physique entièrement partagé – et dévasté par l’Histoire, à Thessalonique, en 1943. C’est dense, vibrant, intense, illuminé d’adolescence, de désir, de joie. Beau. Et magnifiquement traduit par Michel Volkovitch, aux éditions de l’Aube.

mercredi, février 20 2013

Tibor Déry - Niki, histoire d'un chien

C’est un tout petit livre, un vrai poche de poche, une centaine de pages, une bonne heure de lecture. C’est François qui m’en avait parlé, mais il n’était pas à la bibli, où de Tibor Déry je n’ai pu emprunter que Monsieur  G. A. à X., une brumeuse et angoissante utopie urbaine, que faute de temps je n’ai pas finie et que j’ai dû rendre, en retard. Et de Niki, donc, bernique. Jusqu’à ce que je le trouve, dédicacé, dans ma boîte-aux-lettres, au lycée... merci, François.

Un tout petit livre pour un tout petit chien, une chienne d’ailleurs, une fox bâtarde, qui a trouvé en M. Ancsa, ingénieur, et son épouse, ses maîtres d’élection. C’est en Hongrie, entre 1948 et 1955, en pleine dictature communiste.

Toute l’action, puis l’inaction, l’attente, est contée, non véritablement du point de vue, mais dans une sympathie profonde avec le chien, tel que l’observent, l’éloignent, puis malgré eux l’adoptent ses nouveaux maîtres. A travers  le comportement de Niki, ses promenades à la campagne puis à la ville, ses jeux, ses chasses et ses perplexités, son goût pour les cailloux, sa vitalité joyeuse progressivement mise à mal par la chape d’hostilité et de tristesse secrétée par la situation politique et sociale. Le désarroi et le silence partagés jusqu’au désespoir. La chienne Niki est bien plus qu’un simple animal typisé pour illustrer une fable politique. C’est un personnage à part entière. Cette histoire est, sur fond de déhumanisation liée au régime politique, une histoire de fraternité d’âmes, et d’amour, entre hommes et chien. Qui élargit notre regard sur les chiens, et sur les hommes. C’est conté avec brio et traduit magnifiquement. C’est chez Circé poche, un tout petit volume, mais un grand livre, pour la toute petite vie d’un tout petit chien.

mercredi, octobre 31 2012

Molière - Le Bourgeois Gentilhomme, mis en scène par Denis Podalydès à la MCA

La semaine écoulée a été particulièrement endiablée. Le Bourgeois gentilhomme, mardi soir, mis en scène par Denis Podalydès à la Maison de la Culture d’Amiens, jeudi, balade à Beauvais pour les Photaumnales, et le soir, Que ma joie demeure, ou Bach selon Alexandre Astier, à l’espace Jean Legendre de Compiègne.

Le Bourgeois d’abord. Quel bonheur de voir Molière en costumes, Molière où l’on rit aux éclats, non pas des excroissances greffées par tel ou tel metteur en scène enragé à imposer au spectateur SA lecture de la pièce, mais de l’énergie d’une langue inventive, d’un regard acéré sur les « vices du temps », mis en œuvre par le jeu débridé de comédiens en pleine possession de leur métier. Que j’étais heureuse de voir mes élèves rire sans retenue, d’entendre la salle se gondoler aux balourdises de monsieur Jourdain postillonnant ses syllabes, « Daaa, da, Faaa, fa », découvrant éperdu la différence entre la prose et les vers, ou bondissant avec une grâce éléphantesque aux assauts du maître d’armes. Pascal Rénéric. J’ignorais tout de ce comédien qui allie avec brio lourdeurs ou boursouflure et la joie naïve de découvrir les beautés de l’Art et de la science.
Il y a de magnifiques costumes chatoyants et baroques de Christian Lacroix, des perruques à tout casser, un beau décor en étage à échelles et à rideaux, la musique de Lully par l’ensemble baroque de Limoges et Christophe Coin sur scène, et encore les chorégraphies sinueuses de Kaori Ito, qui gagnent jusqu’à la charmante scène de dépit amoureux qui oppose Cléonte et Lucile, auxquels font écho Covielle et Nicole.
J’ai regretté comme une baisse de folie au moment crucial de la turquerie qui voit l’adoubement de monsieur Jourdain en grand Mamamouchi. Le clin d’œil à Starwars était amusant, mais pourquoi si peu de costume justement à ce moment pour un Jourdain quasi en chemise ? regretté aussi à la fin le retour d’une musique trop bellement interprétée au détriment d’un rythme, d’une apothéose plus délirants. Regretté enfin les voix trop faibles – mal réglées sur les autres – des deux jeunes premiers, Cléonte et Lucile. Mais c’étaient des défauts véniels. Le spectacle, enlevé, chaleureux, jubilatoire nous a laissés hilares, béats, bienheureux, bien au-delà du bus du retour.

mardi, juillet 31 2012

Eté balzacien ?

Je renoue aujourd’hui avec Convolvulus, qui a connu ces derniers jours une assez longue éclipse, due à une panne. Que mes lecteurs veuillent bien m’en excuser.

Est-ce l’été ? plutôt une sorte d’antichambre de l’automne, avec prunes en train de mûrir, et poires, mais guère de pommes et pas l’ombre d’un coing. Il y en avait plein les arbres dans le Tarn, riche en cognassiers de bornage, où la chaleur était intense, et les fleurs des champs nombreuses, que, las !,  je ne pus photographier, mon appareil est en réparation.

Le mois d’août est devant vous. Vous le passez dans la moitié nord de la France, où la Manche est à 14 degrés, où les étés sont « tièdes voire frais ». Le ciel est gris, le temps venteux. Le soleil se lève à 7h du soir et se couche deux heures plus tard. Ne vous laissez pas décourager, et lisez Balzac ! et si les grands romans et les prétendues descriptions interminables vous effraient, plongez dans les brefs romans et les nouvelles. Les Etudes Philosophiques ne sont pas mes préférées, il y a souvent en elles quelque chose d’explicitement démonstratif, encore que j’aie déjà fait ici l’éloge sans réserve d’El Verdugo. Mais j’ai lu cet après-midi Melmoth réconcilié, conte ‘fantastique’ dont l’incipit ironique, consacré à l’ « espèce hybride » du caissier, « que l’on ne peut reproduire ni par semis ni par bouture », « arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux »  laisse d’emblée supposer la dimension parodique. Car si Balzac a emprunté à l’Irlandais Maturin le personnage de John Melmoth, l’Anglais inquiétant qui surgit devant la caisse de Castanier occupé à préparer sa première et ultime escroquerie, le sort de son pouvoir surnaturel, transmis au caissier indélicat car amoureux, puis progressivement dévalué par diverses transactions en bourse, prête à sourire, voire à pouffer.

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vendredi, juillet 20 2012

Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

L’ivresse des mots

Que ton style soit naturel, ton langage simple, mais insinuant; et qu'en te lisant on croie t'entendre. Si elle refuse ton billet et te le renvoie sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton entreprise. […]Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut prise à la fin. Elle te lit sans vouloir te répondre ? libre à elle.  Fais seulement en sorte qu'elle continue à lire tes billets doux : puisqu'elle a bien voulu les lire; elle voudra bientôt y répondre, tout viendra par degrés et en son temps. Peut-être recevras-tu d'abord une fâcheuse réponse, par laquelle on t'ordonnera de cesser tes poursuites. Elle craint ce qu'elle demande, et désire que tu persistes, tout en te priant de n'en rien faire. Poursuis donc; et bientôt tu seras au comble de tes vœux. I, 460 sqq

En traduisant il y a deux ans L’Art d’aimer  que je ne connaissais pas, et qui ne m’inspirait guère a priori, je suis tombée sur ce passage, et l’idée m’a illuminée qu’il y avait là une source des Liaisons Dangereuses. Que cette citation aurait été aussi légitime à l’orée du roman que la phrase de Rousseau extraite de La Nouvelle Héloïse qui y figure : «  J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres ». Comme si dans la forme du roman épistolaire, auquel il donne une sorte de perfection, Laclos répondait à travers le temps à l’injonction du poème d’Ovide.

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samedi, mai 15 2010

Chroniques de Convolvulus new look

Il reste bien des mystères. Par exemple la raison pour laquelle certains billets apparaissent correctement mis en page, et d’autres manifestent les encodages à grands coups de tirets et autres parenthèses ou pourcentages multipliés. Pourquoi des images ont-elles disparu ? et comme il y en a plus de deux-cents, je n’ai certes pas le temps de vérifier tous les billets un par un ce mois-ci. MAIS le moteur de recherche marche mieux (j’ai carrément réenregistré la plupart des billets, et il semble que cela lui ait fait de l’effet), et vous ne manquerez pas, utilisateurs et visiteurs de Convolvulus, de constater qu’il y a désormais des « tags » (des « étiquettes », quoi. En fait un «Index nominum », mais je ne sache pas que l’on puisse rebaptiser la rubrique « tags » en latin, tant pis). C’est sous les catégories, et ça permet d’accéder direct aux articles évoquant, parfois même nommant seulement, tel ou tel auteur. Il y a presque tout le monde, je reprendrai tout cela plus tard quand j’aurai le temps, car vous n’aurez pas été sans remarquer que je ne cause guère livres ces temps-ci, et pour cause : je ne lis pas ! - à part Le Misanthrope, quelle merveille !, et puis une resucée de Courteline, La Conversion d’Alceste (1905), pièce en un acte et en alexandrins qui lui a permis d’avoir ses entrées au Français, mais dont le brio ne justifie pas qu’en fait de conversion, ce soit une trahison vaudevillesque de Molière, et enfin la version 92 (1992) de Jacques Rampal, Célimène et le Cardinal, très jouée ces derniers temps semble-t-il, dont les anachronismes ajoutent au piquant d’une œuvrette au contraire irriguée de la malice et de la tendresse sombre de la comédie originale. Grand succès parmi mes élèves, et ça m’a fait plaisir.

lundi, février 8 2010

Balzac - un peu de recul, quelques éclaircissements

Peut-être faudrait-il que je revienne sur un certain nombre d’éléments mentionnés dans les derniers billets à Balzac consacrés, sachant que ma monomanie n’est pas arrivée à son terme – et que pour l’heure, je n’en suis qu’au tome I de mes sept volumes. J’espère de tout cœur susciter des vocations de lecteurs de Balzac, et entamer quelque peu sa réputation d’interminable descripteur, pas toujours usurpée, certes (voir La Grenadière), mais largement surévaluée. De même que celle d’auteur d’ouvrages académiques, d’une littérature sclérosée en quelque sorte, alors que c’est l’un des créateurs – de formes aussi – les plus féconds du XIXe.
Parlons d’abord de La Comédie Humaine. Le projet en est conçu dès les premières années 30. Il s’agit d’un très vaste édifice, une sorte de palais ? qui aurait un rez-de-chaussée et deux étages. Le rez-de-chaussée, la plus vaste partie de l’édifice, est constitué des « Études de mœurs ». Au-dessus, les « Études philosophiques », qui rassemblent les récits dans lesquels une idée « plus forte que la matière » est à l’œuvre, enfin, couronnant la pyramide, car le nombre des titres se raréfie au fur et à mesure que l’on escalade l’œuvre, les « Études analytiques », qui donnent de façon beaucoup moins romanesque, plus théorique et plus désincarnée en quelque sorte, une vision des « principes » de telle institution (« Physiologie du mariage ») ou de tel corps social (« Anatomie des corps enseignants », restée à l’état de projet).

Revenons donc aux Études de mœurs, les seules à être à nouveau subdivisées en « scènes », rubrique qui, après le titre global, dit l’influence du théâtre sur la conception de l’œuvre. Il y en a six catégories : les scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire, de la vie de campagne. Au cœur du dispositif, la trilogie dite « de Vautrin », sulfureux et polymorphe personnage de bagnard échappé, et l’une des figures majeures, - cela donne à réfléchir – de l’ensemble. Vautrin apparaît dans :

- Une scène de la vie privée : première « incarnation » dans Le Père Goriot où il est l’un des initiateurs de Rastignac dans sa découverte des arcanes de la société.
- Une scène de la vie de province : Illusions Perdues, où, devenu le fascinant Abbé Carlos Herrera, il apparaît à la toute fin de ce vaste roman, pour sauver et « racheter » Lucien de Rubempré du suicide.
- Enfin, une scène de la vie parisienne : Splendeurs et Misères des Courtisanes, énorme et grouillant roman noir qui mène le tandem Herrera – Rubempré au terme de leurs quêtes respectives de puissance occulte et d’identité.

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vendredi, juillet 24 2009

L'île au Trésor

Une auberge isolée sur la côte ouest du Pays de Galles, une île en forme de dragon dressé, dominée par la Colline de la Longue-Vue d’où l’on surplombe l’Îlot du Squelette. Le « Capitaine » Billy Bones, ivrogne à l’inquiétante balafre blême et au coffre mystérieux, échoué et caché à l’auberge de l’Amiral Benbow, l’aveugle Pew à la poigne de fer, Long John Silver l’unijambiste et son perroquet dont le nom commémore le Capitaine Flint, pirate illustre dont le souvenir est associé à un trésor fabuleux…

C’est L’Île au Trésor de Robert Louis Stevenson. Lecture d’enfance renouvelée parce que la bibliothèque de la maison qui nous accueille en recelait un exemplaire illustré – et, je pense adapté quoique rien ne l’indique, mais je ne retrouve nulle part l’épisode des perroquets de l’île sacrant comme des pirates – un « Grand Album des Deux Coqs d’Or », 1963.

L’histoire est contée par le jeune Jim Hawkins, le fils des aubergistes, consacrant par le passage à l’écriture son entrée dans l’âge d’homme. Il est l’un des héros de la quête du trésor, en compagnie du bavard squire Trelawney, du sage docteur Livesey et … de Long John Silver, engagé sur le schooner l’Hispaniola comme cuistot, virevoltant, la béquille au cou, sur sa jambe unique, dans sa cuisine étincelante.

Il y a donc des méchants et des gentils, des pirates et d’honnêtes gens, des bavards et des silencieux. Il y a la marque noire et le tonneau de pommes, une carte et un fortin, et la poétique guirlande des termes de marine. Il y a l’inquiétant refrain des quinze loups de mer sur le coffre du mort, du rhum à flots, de la poudre, beaucoup d’or.

Enquête et récit d’aventures, roman d’apprentissage obscur et angoissant comme un cauchemar, c’est mené tambour battant dans une langue à la fois riche et sans fioritures. La morale y est sauve, sans manichéisme. John Silver est un bandit sans foi ni loi, un pirate prompt au crime, qui pourtant contribue à l’éducation de Jim auquel il voue une sorte d’affection payée de retour. Je comprends que ce roman ait enchanté des générations de jeunes lecteurs : il y a tout ce qu’il faut, du récit à la première personne aux épreuves surmontées, pour captiver et emporter. Bones, Silver, Gunn, des ossements, de l’argent, de la poudre - et du noir, de l’or, du sang : les motifs et les couleurs d’un blason de l’imaginaire en ses désirs et ses terreurs. Mais le lecteur adulte n’y trouve ni mièvreries ni facilités, comme c’est si souvent le cas lorsqu’on relit des lectures d’enfance (o ma déception à la relecture des Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi !). Stevenson, qui conta avec verve ses aventures et mésaventures avec l’ânesse Modestine sur ces chemins des Cévennes où je suis en vacances, Stevenson n’est pas un « auteur jeunesse ». C’est un génial connaisseur des facettes obscures de l’âme humaine que ses fictions déploient, étirent, tricotent tortueusement dans une langue pleine de clarté. Un classique, à lire et relire sans délai.

dimanche, mai 3 2009

Ivan Tourgueniev - Premier Amour

Zinaïda, Zina, Zinotchka, exotiques modulations des prénoms russes. Elle est princesse, dans la dèche, affligée d’une mère inculte, grossière, procédurière et quémandeuse. Elle est cet été-là la voisine de Vladimir Pétrovitch, bientôt rebaptisé moqueusement Monsieur Voldémar, à qui elle apparaît un soir en son jardin, frappant d’un bref coup de fleur* au front le cercle de ses soupirants comme en un adoubement amoureux. Fantasque, rieuse, gracieuse, songeuse Zinaïda de vingt ans qui cristallise en un instant tous les élans amoureux informulés du jeune héros. Il a seize ans, des parents mal assortis, l’amour de la poésie déclamée à voix haute dans les parcs, et en lui une vitalité jaillissante et passionnée.

C’est à Moscou, dans les années 1830. Le roman est de 1860. Je l’avais lu, aussi, à l’adolescence. Relu depuis, y retrouvant à chaque fois avec le même sentiment de complétude la beauté des évocations de la nature, la justesse des analyses esquissées, la charge suggestive des actes et des gestes. Une suite d'instants de grâce. Brève, lumineuse et sombre histoire. Un carmen amoris.

(1) : le narrateur en a oublié le nom. Je crains, à la description, qu’il ne s’agisse de la fleurette très peu poétiquement nommée « Silène enflé », dont le calice à maturité explose lorsqu'il est frappé…

vendredi, mai 1 2009

Vercors - Le Silence de la mer

Un film verbeux et plein d’intentions m’a renvoyée hier soir vers le texte de la nouvelle. Irritée au bout d’une demi-heure par trop de gestes d’humeur, d’épisodes rajoutés, d’intentions historico-sociologiques (oui, les bons-points étaient à l’effigie de Pétain, oui, il y avait aussi le jazz), bref de fanfreluches, je suis revenue à mon vieux livre de poche tout recollé avec ses trois silhouettes esquissées dans un halo de lumière, souvenir bouleversé de lectures adolescentes. Raconté par le vieil oncle attentif et humaniste, le va-et-vient entre le mutisme intraitable des habitants de la maison occupée et le long monologue de Werner Von Ebrennac disant son amour de la France et son rêve d’union spirituelle entre les deux États jusqu’à l’aveu final de son erreur, est une sobre tragédie, le récit dépouillé à l’extrême d’une rencontre-malgré-tout entre deux êtres que l’Histoire sépare. C’est un très beau texte, et le recueil entier, dans sa variété et sa virulence combative, quoique sans phraséologie idéologique, a gardé sa vigueur efficace et son pouvoir de suggestion. Le Silence de la mer a été le premier volume publié aux Éditions de Minuit, dont Vercors, alors dessinateur, était le co-fondateur.


Je n'ai pas vu le film de Melville, que je suppose, dans l'esprit, beaucoup plus fidèle au texte original.

lundi, mai 19 2008

Albert Cohen - Belle du Seigneur

Roman haï des uns, adoré des autres. Ignorons à tout jamais l’approbation très officielle qu’il a un jour reçue d’un qui ne fraye guère avec les livres - encore moins avec les pavés, échos pour lui d’une époque honnie, celle justement, de la publication de cet énorme volume, par moi découvert huit ans plus tard, et d’emblée adoré. Parce qu'il déborde de toutes parts, parce que c’est un livre-univers, un livre-océan, un livre excessif.

Certes l’héroïne, Ariane, ne rayonne pas d'intelligence. Elle est même complètement idiote, dès le début, avec ses petites mignardises sur les animaux et les chéris et ses interminables monologues de baignoire – chers au cœur de quiconque lit dans son bain, ô l’art de tourner le robinet d’eau chaude avec les orteils !... Mais enfin, les idiotes courent les rues, et personne ne nous oblige à nous identifier à Ariane, pas plus qu'à Solal, grands dieux ! dont je ne crois pas que l'on puisse prendre les sempiternelles déclamations machos au pied de la lettre, et qui fait preuve d'une singulière incapacité à orienter autrement leur histoire perverse et pourrie. Qui l'oblige à venir remplir son devoir quand elle le convoque à coups de Voi che sapete?

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dimanche, mars 9 2008

La Reine de l'Idaho - Thomas Savage - 10/18

La Reine de l’Idaho, en anglais The Sheep queen - et auparavant, ce si beau titre qu’explique la toute fin du roman : I Heard my sister speak my name. Troisième roman publié en français de Thomas Savage, dont j’ai déjà évoqué ici Le Pouvoir du chien et Rue du Pacifique.
Lu avec la même urgence - acheté hier, après le marché, un de mes rituels les plus anciens et les plus essentiels, (dieu merci, il y a toujours eu jusqu’ici dans les villes que j’ai habitées une librairie à côté du marché), et avalé entre hier et ce matin – avec la même urgence donc, que les précédents.

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jeudi, août 23 2007

Pan de Knut Hamsun (1894)

"Une chenille verte, une arpenteuse, chemine, en faisant le gros dos, le long d’une branche, chemine sans arrêt, comme si elle ne pouvait se reposer. Elle ne voit presque rien, bien qu’elle ait des yeux, souvent elle s’arrête, dressée verticalement, et tâtonne dans l’air à la recherche d’un point d’appui ; elle a l’air d’un bout de fil vert qui pique une couture le long d’une branche, à points lents. Ce soir, elle sera peut-être arrivée à l’endroit où elle doit aller."

C’est Pan, de Knut Hamsun, un mince roman, une absolue merveille. Un poème en prose. Le genre de texte qui donne envie de lire la langue d’origine (le norvégien) pour en entendre la musique.

Le lieutenant Glahn écrit pour tromper ses pensées, deux ans après l’été qui a donné sens et désordre à sa vie. Il raconte – au présent le plus souvent - son séjour d’homme des bois dans une hutte du Nordland, qu’il a chaudement équipée de peaux et de fourrures, et où il vit, dans l’intimité intense de la nature, chassant et pêchant avec son chien Esope. L’éveil de l’été est aussi celui d’une sensualité ardente et violente, qui correspond avec la rencontre de la jeune, fantasque, et malapprise Edvarda, qui le bouleverse de tendresse et d’incompréhension. Quelques personnages autour d’elle, esquissés ou dessinés selon les besoins, comme celui du docteur boiteux qui tente de dompter la jeune fille et du baron érudit dont le titre séduit son père, et la douce Eva, et la bergère Henriette, et Iseline et Diderick de la légende. L’amour exalté d’une femme, des femmes, de la nature, de l’univers. Et la souffrance, exprimée par quelques gestes, quelques paroles.

C’est à la fois sobre et lyrique, sombre et solaire. Un texte magnifique.
http://www.hamsun.dk/fr/hamsun_biografi.html

jeudi, août 9 2007

Retrouvailles

Eugénie Grandet. Ma première lecture de Balzac, il y a bien longtemps, en 4ème. D’abord rebutée par les longues descriptions initiales, de Saumur, de la maison du Père Grandet, de la porte d’icelle, de la salle sinistre où l’on reçoit les hôtes… interminables pour la dévoreuse de romans d’aventures que j’étais. Puis sous la conduite lumineuse de notre professeur, Andrée Ferrier - hommage à elle toujours vive en sa maison d’Allauch - la découverte de l’univers de Balzac, comédie humaine et déchiffrement du monde. Balzac auquel je reviens encore et encore, avec des éclipses toujours plus brèves. J’en ai lu des milliers de pages depuis, mais c’est la première fois, depuis près de 40 ans, que je revenais à Eugénie Grandet. J’y ai retrouvé mon plaisir d’adolescente intact, ou plutôt exalté par la connaissance des autres textes, et le regard critique.
Magnifique portrait de femme, sombre et lucide étude de famille, et le personnage de l’avare toujours plus obsédé par son or, toujours plus clairvoyant grâce à son or. La scène vibrante de tension dramatique où la fille s’oppose à son père à propos des doublons disparus, récit et dialogue, tellement intense ! Comme dans les repas cuisinés par "la grande Nanon" - autre souvenir vivace - il n’y a pas de gras.
La meute des citadins de province, cruchotins et grassinistes, accompagne de son chœur intéressé le destin tragique de cette vierge post-révolutionnaire, condamnée par la fortune et la passion de son père. Et en sourdine, le combat entre deux forces toutes-puissantes : Dieu et l’Or. Il n’y a pas un personnage, pas une parole, pas même une description de trop. Un roman classique.