Tourgueniev - Journal d'un homme de trop

« J’ai été l’homme, ou si l’on veut l’oiseau le plus superflu du monde »

Il y a quelque chose de très russe dans la manie introspective et la lucidité désabusée de Saul Karoo. C’est ce que je me disais en lisant un mince ouvrage (72 pages), joli  in octavo, couverture quadrillée comme les pages d’un carnet de notes, trois gravures de Felice Filippini, éditions Aux Portes de France, collection de L’Oiseleur, à Lausanne, sans date. Journal d’un homme de trop, de Tourgueniev, qui m’attendait depuis longtemps, j’ai coupé les pages ! rien sur le traducteur, ni sur l’origine du texte, mais wikisource, ici, donne 1850 et une traduction de Louis Viardot – revue, je crois, par l’auteur -, et c’est la même.

Les dix derniers jours de Tchoulkatourine (a-t-il des noms patronymiques ? je ne crois pas), appelé un jour par son « rival », ou déclaré tel, le prince N., 'Chtoukatourine' quelque chose comme « l’homme de plâtre »… Du 20 mars au 1er avril 18**, le journal d’une agonie morale, une tentative avant mourir de donner une forme, ou un sens ? à la vie d’un homme qui, au fil de l’écriture, se découvre, depuis toujours, « superflu ».

Né d’un couple mal assorti, une mère « de grand caractère et très vertueuse », « bienveillante, mais froide », et d’un père passionnément adonné au jeu, coupable et soumis à sa femme, mais aimant, le narrateur a connu une enfance sans joie. « Oui, j’évitais ma mère vertueuse, et j’aimais passionnément mon père vicieux. » Bancal du cœur, dès l’origine.

Renonçant à conter sa vie sans relief, Tchoulkatourine va se concentrer sur l’épisode fondateur et unique de sa vie amoureuse : la rencontre dans la triste  et superlativement provinciale ville d’O… d’un notable local, Ojoguine, dont la gracieuse fille, Elisabeth Cyrillovna, Lise, le touche au cœur. Amant timide, T. observe l’éclosion de la jeune fille et se sent lui-même éclore à son contact. C’est alors qu’arrive le prince N…

Homme sans qualité, transparent au regard des autres, T. ne manque ni du sens de la satire (la scène du bal !), ni de l’observation, ni de souci de son style, dont il surveille et bride les débordements. Cette chronique d’une âme éteinte aussitôt qu’éclose est aussi une chronique du temps qui passe, des visages changeants de la nature hésitant entre l’hiver et le printemps. C’est un livre mélancolique et subtil, parfois grinçant.

Je me demande pourquoi on parle toujours de Tourgueniev avec une sorte de condescendance. Il était l’ami des plus grands écrivains du XIXe, Mérimée, Flaubert, Maupassant, George Sand, sans parler de son amitié avec Louis Viardot et de sa passion pour Pauline. C’est un styliste merveilleux, un profond psychologue, sans que jamais il ne souligne ses effets. Je tiens Premier Amour pour un pur chef d’œuvre classique, je l’ai déjà écrit ici. Quant à ce journal fictif, œuvre d’un jeune homme de 32 ans (l’âge exact de Tchoulkatourine d’après mes calculs), c’est à la fois le texte d’un romantique en proie, à la russe, à une discordance absolue avec le monde, et un effort pour s’arracher, par le travail du style, aux excès du romantisme et de l’ego. C’est rudement bien, et prometteur, et si T. est « un homme de trop », ce Journal n’a rien, bien au contraire, d’un livre de trop.

 

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