Karoo, de Steve Tesich, enfin !

« J’allume une cigarette et je remonte vers le nord. J’ai l’impression que ma barbe est comme un chien que je dois promener. Elle me précède, comme si elle connaissait le chemin jusqu’à mon appartement. »

Il y a cinq parties : New York, Los Angeles, Sotogrande, Pittsburg, Ici et là, où l’on voit que si Saul Karoo a envisagé de faire disparaître des librairies une bonne partie de la littérature y compris les écrits de voyage, son histoire n’est elle-même pas exempte d’une dimension géographique. Chacune des parties est subdivisée en un nombre inégal de chapitres, eux-mêmes subdivisés en sous-chapitres de nombre et de longueur inégaux. Les quatre premières sont écrites à la première personne. La dernière, où Saul, qui a joué à Dieu, s’efface progressivement, à la troisième personne.

Karoo est un roman absolument singulier. Comme objet d’abord, belle couverture en mince cartonnage « natural sable de 350 grammes imprimé en offset, puis méchamment frappé pour lui faire payer », comme l’indique son colophon ( ?). Où l’on voit que l’éditeur ne manque pas d’une sorte d’humour à la Vian, jusque dans les plus petits détails. Ladite couverture est sobrement et bellement illustrée d’un couple d’hommes sans tête face à face, un couple de doubles saisi en plan italien, plus ou moins, et en train d’échanger des coups (Saul et Paul, le mauvais et le bon fils dans le délire pre mortem du père Karoo). Outre le titre, le nom de l’auteur et les nom et emblème de l’éditeur : un cheval ailé pour Monsieur Toussaint Louverture, le dos porte une citation du roman sur les rapports respectifs de la vérité et du mensonge avec la condition de l’homme moderne. Si je consacre autant de temps à décrire le livre, c’est que cela fait partie du plaisir de la lecture, et que cela tranche avec une tendance actuelle de l’édition française aux couvertures les plus calamiteuses. Je projetais de mettre Karoo en regard d’Une seconde vie, de Dermot Bolger, qui dans le genre peut prétendre au prix de la couverture la plus moche et la plus hors de propos. Mais je n’ai plus d’appareil photo…

Comme texte, ensuite. Il est étrange de rester suspendu(e) aux pensées et aux aventures d’un personnage aussi absolument antipathique.

Un type négligé, velléitaire, lâche, abject, exhibitionniste. Un quinquagénaire dont le corps se défait, et qui jouit de son laisser-aller, même si sa plus authentique crise de fureur est due à la découverte, chez le médecin, qu’il a passé les 110 kilos et perdu 2 cms. Un ex-mari qui n’en finit pas de divorcer et de mettre en scène, au restau, son divorce avec l’éclatante Dianah à la chevelure platine. Un père incapable de donner à son fils adoptif, le beau, le tendre, le ténébreux Billy, l’affection qu’il recherche, sinon en public. Car Karoo a un problème majeur avec l’intimité qu’il ne supporte que publique, en quelque sorte. Comme l’indique la quatrième de couverture, Karoo est une histoire de chute. Depuis celle, historique, des Ceaucescu, abondamment commentée par les milieux intellectuels et hype new-yorkais à l’ouverture du roman, jusqu’à celle de Doc Karoo, ainsi désigné pour avoir construit sa fortune en réécrivant à la demande des producteurs des scénarios ou en retouchant de mauvais films, ou jugés tels.

« Je n’ai jamais rien écrit moi-même. Il y a très, très longtemps, j’ai essayé, mais j’ai abandonné après plusieurs tentatives. Je ne suis peut-être qu’un écrivaillon, mais je sais ce que c’est que le talent, et j’ai compris assez vite que je n’en avais pas. Ce ne fut pas une expérience dévastatrice. Plutôt quelque chose de l’ordre d’une confirmation de ce que je soupçonnais depuis le début. J’avais un doctorat en littérature comparée, on pouvait donc bien m’appeler doc, mais je ne voulais pas enseigner ; grâce à quelques contacts, je me suis glissé sans douleur dans ce qui était ma véritable vocation qui est de réécrire des scénarios essentiellement écrits par des hommes et des femmes qui n’ont pas davantage de talent que moi. »

C’est une sorte d’homme sans qualités, à mi-chemin entre Musil et le Zeno de Svevo. Un être au cœur absolument vacant, capable de penser tout et son contraire, atteint d’une sorte d’immoralité pathologique doublée pourtant d’une sorte de lucidité implacable, laquelle fait des débuts du roman une brillante logorrhée introspective. En cet hiver 1989, Saul Karoo est en proie à une crise : plus moyen pour l’alcoolique invétéré qu’il est, quelle que soit la quantité d’alcool absorbé, d’atteindre à quelque forme d’ivresse, même s’il continue, pour se conformer à l’image qu’autrui a de lui, de la feindre. Les jours passent, jusqu’au moment où sa vie bascule, autour de la réécriture que lui demande le producteur Jay Cromwell, qu’il déteste, d’un « petit chef d’œuvre » d’Arthur Houseman, un vieux cinéaste mourant dont c’est le dernier opus.

Je ne vais pas raconter ce qui va pousser Doc Karoo à mettre en pièces le film auquel il voue une admiration absolue, pour en refaire un autre, médiocre, mais voué au succès. Dans son désir ardent de réécrire non un scénario, mais la vie des autres : « Je sais, bien évidemment, qu’il y a une grande différence entre la vraie vie et les scripts que je réécris. La vie de la plupart des gens n’est fonction ni du personnage ni de l’intrigue, mais elle est mue par des courants aléatoires, des tendances et des humeurs. Ces vies sont plus de l’ordre de l’humeur que de l’intrigue. J’en suis bien conscient, mais le correcteur de scénarios en moi aimerait bien que la vie puisse parfois être réécrite. », Karoo, possédé par l’hubris, frise la tragédie, avant que, sous la houlette efficace de Cromwell, celle-ci ne se mue en bio à succès.

Ce roman est à la fois d’une érudition et d’une habileté diaboliques. Rien, pas même la plus petite métaphore – et il y a des images particulièrement suggestives et réussies  – rien n’y est laissé au hasard. Tout converge vers l’issue que l’on voit approcher avec terreur alors même que Karoo semble avoir perdu toute clairvoyance. Terreur, hubris et pitié, c’est bien le domaine de la tragédie antique. Mais le roman est aussi une comédie de mœurs grinçante, qui n’épargne pas plus la théâtrale Dianah que le producteur hollywoodien ou ses « Brads » (ses bras droits ?) tous plus caricaturaux les uns que les autres. « L’industrie du spectacle, écrit Karoo, la religion unificatrice de notre époque. »

C’est comme si le roman contemporain, voué à l’observation d’un homme (des hommes) déchu(s) dans un monde voué à la superficialité la plus éperdue était une sorte d’hypostase de tout ce que la littérature a pu avant lui mettre au monde comme forme et comme beauté. Comme si la presse de caniveau était l’issue ultime de la tragédie. Et pourtant cette œuvre misanthropique et pessimiste est composée avec un tel brio qu’elle suscite chez le lecteur un inconfortable sentiment de jubilation sinistre.

Commentaires

1. Le vendredi, août 10 2012, 17:58 par dasola

Bonsoir, je l'ai commencé avant-hier, très très bien. J'aime l'écriture et le style à la première personne. Doc n'est pas un personnage sympathique mais j'attends de voir ce qu'il va lui arriver. Bonne soirée.

2. Le vendredi, août 10 2012, 18:52 par Agnès

Bonsoir à vous,

chic une visite ! En matière de péripéties, vous allez être servie... C'est vraiment un drôle de bouquin et le bonhomme !

Bonne lecture! La mienne a été jubilatoire. Un peu à la manière de Testament à l'anglaise, pour la virtuosité.

A bientôt des nouvelles!

Agnès

3. Le lundi, octobre 29 2012, 18:10 par Wanda-Lou Zy

En lisant le commentaire sur Alexakis, j'ai fait comme chaque fois ici de ces errances, comme avec un dictionnaire qu'on prend pour un mot, et on sait jamais où ça nous mène, et j'ai réalisé que je n'avais pas mis le moindre mot sur Karoo et son épatant colophon (merci pour le vocabulaire). Et cette couverture qui nous rappelle que nous ne sommes que poussière... joli grain.
C'est l'histoire d'une sacrée chute, aussi implacable que possible. Un bouquin qui estourbit.
Je conseille vivement - pour le même résultat - de le lire plutôt que se prendre le pavé sur le crâne. ;-)

4. Le lundi, octobre 29 2012, 18:27 par Agnès

Hello Zaza...

Contente que tu aies aimé la chute...

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