Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses

L’ivresse des mots

Que ton style soit naturel, ton langage simple, mais insinuant; et qu'en te lisant on croie t'entendre. Si elle refuse ton billet et te le renvoie sans le lire, espère toujours qu'elle le lira, et persiste dans ton entreprise. […]Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista longtemps, mais fut prise à la fin. Elle te lit sans vouloir te répondre ? libre à elle.  Fais seulement en sorte qu'elle continue à lire tes billets doux : puisqu'elle a bien voulu les lire; elle voudra bientôt y répondre, tout viendra par degrés et en son temps. Peut-être recevras-tu d'abord une fâcheuse réponse, par laquelle on t'ordonnera de cesser tes poursuites. Elle craint ce qu'elle demande, et désire que tu persistes, tout en te priant de n'en rien faire. Poursuis donc; et bientôt tu seras au comble de tes vœux. I, 460 sqq

En traduisant il y a deux ans L’Art d’aimer  que je ne connaissais pas, et qui ne m’inspirait guère a priori, je suis tombée sur ce passage, et l’idée m’a illuminée qu’il y avait là une source des Liaisons Dangereuses. Que cette citation aurait été aussi légitime à l’orée du roman que la phrase de Rousseau extraite de La Nouvelle Héloïse qui y figure : «  J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres ». Comme si dans la forme du roman épistolaire, auquel il donne une sorte de perfection, Laclos répondait à travers le temps à l’injonction du poème d’Ovide.

J’ai lu Les Liaisons plusieurs fois. La première, encore jeune et naïve, et j’avais été vivement choquée, la lisant comme l’histoire linéaire des machinations de deux méchants « héros », Valmont et Merteuil. Et puis je l’ai relu, bien plus tard, chaque fois plus éblouie par l’extraordinaire architecture de ce roman, d’où le romancier omniscient s’est retiré pour faire place au jeu savant de la construction des lettres entre elles, laissant ainsi au lecteur toute liberté. Libertin, ce roman ? diablement ; moins parce qu’il met en scène des héros libertins, que parce que Laclos y offre à son lecteur la liberté de sa propre quête de sens, pour mettre en perspective, écouter d’une lettre à l’autre ou d’un bout à l’autre du roman les échos qui se répondent ou qui ricochent.

J’ai emprunté à la bibliothèque municipale une version enregistrée du roman, histoire d’occuper les centaines de kilomètres à accomplir en solitaire. Inattendue, mais convaincante, la voix acide de Karin Viard dans le rôle de Merteuil. Thibaud de Montalembert donne la sienne à Valmont. Même si le texte a été coupé (et chaque lettre ou chaque extrait supprimé(e) me fait sursauter comme une amputation), le résultat est particulièrement éblouissant. La polyphonie des voix y éclate musicalement, et la splendeur de ce texte classique s’y exhale, à travers les styles divers des différents héros, naïveté presque niaise de Cécile, énergie cassante et perfidie distillée de la Merteuil, vanité et ingénuité parfois de Valmont, subtilité et pénétration croissantes de Danceny comme de madame de Tourvel, dont la voix tragique se brise dans une lettre magnifique (et hélas coupée) où son délire devine en quelque sorte le dérèglement du jeu épistolaire mis en œuvre par les voyeurs en adressant cette ultime lettre – dictée à sa femme de chambre – à des destinataires différents, innommés, fondus de façon inextricable les uns dans les autres.

On y entend aussi l’écho de la littérature du Grand Siècle, dont Laclos était pétri. Molière, dès l’orée du texte, lettre II : Le Gercourt que Merteuil veut faire bafouer par Valmont est un Arnolphe, obsédé par l’idée d’épouser une vierge ingénue. Merteuil elle-même est, outre une Don Juane, pendant féminin de Valmont-Don Juan, un redoutable et brillant Tartuffe femelle. Quant à madame de Tourvel, héroïne authentiquement tragique et non pas prude niaise comme on le croit parfois, c’est une nouvelle princesse de Clèves, mais qui va jusqu’au bout de ses sentiments, jusqu’à oublier le dieu qui lui est si essentiel pour se donner toute à l’amant qui lui a révélé ensemble l’amour et la volupté. La Princesse de Clèves a été republié, pour la première fois sous le nom de son autrice, en 1780. Les Liaisons datent de 1782.

Il y a, dans la littérature, des auteurs d’un seul roman. Laclos est de ceux-là. Il n’y a pas eu de suite aux Liaisons, et c’est tant mieux. C’est ainsi, à mi-route entre le champ de ruines et la fin ouverte qu’il vibre en nous de toutes ses voix encore vives.

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