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mercredi, février 13 2013

Jón Kalman Stefánsson - Le Coeur de l'Homme

Un antique traité de médecine arabe affirme que le cœur de l’homme se divise en deux parties. La première se nomme bonheur, et la seconde, désespoir. En laquelle nous faut-il croire ?

« Si la neige est la tristesse des anges, la neige fondue est le crachat du démon, tout est mouillé, alourdi, la neige devient une ignoble bouillie glacée. » Disparu au cœur d’une avalanche avec  Jens le postier, son massif et silencieux compagnon, et Hjalti, le journalier, ce géant « imposant et quelque peu mélancolique »,  alors qu’ils accompagnaient le cercueil où repose Ásta, la mère des quatre enfants de la Rive de l’Hiver, dont le corps avait été fumé en attendant que l’on puisse l’ensevelir, le Gamin revient au monde. Entre rêve et veille, dans un lit moelleux, au village de Sléttueyri, Islande, il rencontre, parmi d’autres, une jeune fille aux yeux verts, hardie, abrupte, aux cheveux d’un roux si flamboyant qu’il traverse les montagnes. C’est Álfeiður, dont le visage et les paroles vont l’accompagner le reste du roman. La jaquette du volume, qui célèbre cette rousseur éclatante par la photo d’une chevelure fauve relevée en gerbe au-dessus d’une nuque blanche, sur un fond vert pomme, est, disons-le, très laide. C’est assez systématique, dans cette collection. Tant pis. C’est le livre au cœur battant dessous qui importe.

Si le gamin rallie par mer dans ce troisième volet de ses aventures initiatiques son nouveau foyer, la maison de GeirÞruður, où il retrouve Helga et le silencieux capitaine aveugle Kolbeinn, s’il y poursuit avec Gísli son apprentissage des mots, des langues, des mondes, c’est cette fois solitaire, sans la carrure protectrice de Barður (Volume 1) ou de Jens (volume 2). Le gamin devient un homme. Tiraillé de désir entre deux jeunes femmes, Ragnheiður la fille du riche Friðrik, le potentat local, et le souvenir d’Alfeiður, le gamin court, « il court comme un cri », pour donner élan et rythme à sa détresse, pour au moins trouver un accord avec les éléments, l’air, l’eau, la terre. Avec le retour de l’été, les habitants sortent des maisons, couples unis ou désunis, hommes et femmes seuls que le désir attire les uns vers les autres. Les marins débarquent, tels le grand et robuste capitaine John Andersen appelé par la beauté et la liberté de GeirÞruður, ses orteils de reine, ses cheveux de nuit, ses yeux noirs.

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dimanche, février 10 2013

La voix de Jón Kalman Stefánsson

En attendant que j'aie le temps de chroniquer Le Cœur des hommes, le dernier volume des aventures du 'gamin' qui restera jusqu'à la fin anonyme, ces quelques mots pour accompagner ma furia poétique de ce début d'année. Magnifique roman, déjà lu et relu, avec sa syntaxe si particulière, ce flux mi-narratif, mi-vocal, comme si l'on entrait de plein pied dans le mouvement du dialogue ou du monologue intérieur des personnages. En ce moment même, on entend sur France Culture la voix de Stefánsson parlant avec Colette Fellous, et celle de Colette Fellous lisant Stefánsson. C'est l'émission Villes-Mondes, aujourd'hui consacrée à Reykjavik. Stefánsson y fait un passage fugitif*, mais dense, quelques minutes, écoutez-le.

Il se souvint alors de ces quelques vers, ou disons plutôt que les lignes se déversèrent dans ses veines, telles une énergie pure, les vers d’un poème qu’il avait lu dans une revue que Gísli lui avait prêtée, un étrange poème, composé par un auteur américain. Je suis le poète de la chair, je suis le poète de l’âme. Le gamin était hypnotisé mais cela ne valait pas pour Gísli, trop de bruit avait-il dit, trop de dispersion, trop lâche, le texte  se réduit de lui-même en morceaux qui ne sauraient servir à personne, ne va pas perdre ton temps avec ça. C’est pourtant ce que le gamin fit précisément, il passa son temps à recopier le poème extrait de Feuilles d’herbe de l’Américain Walt Whitman, dans la traduction d’Einar Benediktsson. Aucune rime, pas le moindre soupçon de rime et d’allitération, des phrases compactes portées par une énergie pure et indomptée, et quelque chose d’immense, comme la promesse d’un monde plus large, d’une terre plus vaste. Adossé à la clôture, avec derrière lui les deux sorbiers qui s’efforçaient de tendre leurs branches vers la lumière, il baissait les yeux tandis que le poème lui emplissait le sang.

Vous trouverez, ici, les premières pages du roman, et la table des matières.
* L'interview de Stefánsson, traduite par Éric Boury, se trouve vers 18'20''.

dimanche, janvier 27 2013

La neige incertaine ...


Tout a fondu aujourd’hui, et le paysage a perdu cette beauté que lui donnait la blancheur continue de la neige, qui unifie jusqu’aux laideurs. Désormais « la couche de neige ... fond et se transforme en une insupportable soupe pendant quelques jours »  - c'est ce que se dit le gamin, réveillé dans la maison du médecin, à Sléttueyri, de son interminable chute. Quant à moi, je me suis laissée dépasser par le temps, mais depuis les premiers et abondants flocons m’accompagne le poème de Verlaine qui suit (appris il y a si longtemps, au CM1, école de la Figone, à Marseille, dans la classe de Mme Margat), lequel accompagne a punto « La Neige », le tableau de Daubigny dont j’emprunte au Musée d’Orsay la reproduction d’ensemble et de détail, avec ici le commentaire 

Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Comme les nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la Lune.

Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive?

Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable

Paul Verlaine – Romances sans paroles (1874)

 

dimanche, septembre 11 2011

Jón Kalman Stefánsson - La Tristesse des Anges

La Tristesse des Anges de Jón Kalman Stefánsson, c’est le premier livre que je me sois acheté, depuis plus d’un mois. C’est le premier livre que j’aie lu, depuis plus d’un mois, et que j’aie eu envie de lire, après cette longue pause, et depuis que je l’attendais. Je l’ai avalé, entre hier soir et ce matin, amarrée sans rémission ni répit à l’odyssée terrestre de Jens et du gamin, du gamin sur les talons de Jens, dans la neige omniprésente, le blizzard, la glace et la douleur. C’est aussi beau que l’Iliade et l’Odyssée. Car ce que trouve - magnifiquement, magiquement, magistralement - Stefánsson, c’est une forme romanesque, moderne, en prose, aussi saisissante, aussi rythmée, aussi lancinante et envoûtante qu’un poème épique. Et, hiératiques, silencieux, taillés à coups d’embruns, de tempêtes, d’obscurité, de solitude, ses personnages sont aussi stylisés et primordiaux que des héros épiques, quoique plus fragiles, puisque le héros est un gamin, depuis deux volumes accroché derrière la carrure d’hommes plus âgés et la tête bruissante de questions et de paroles, les siennes, celles des poètes, celles des morts, comme une chambre d’échos.

lundi, avril 11 2011

Nous ne sommes pas des ''translateurs'' (sic) !

J'emprunte le paragraphe suivant à une interview de Jón Kalman Stefánsson citée sur le blog de son très remarquable traducteur Eric Boury. Pour moi qui enseigne les lettres classiques, espèce menacée et accusée de ringardise quasi génétique, comme formant d'inutiles "translateurs" (quel est cet abominable barbarisme ???), cette phrase de l'écrivain est un baume :

« Comme vous le disiez, vous êtes également traducteur. Cet exercice vous a-t-il permis de vous rapprocher encore un peu plus des mots ?

J. K. S. : La traduction est un excellent entraînement pour les écrivains. Cela permet de redécouvrir sa propre langue, de connaître à fond les mots, qui sont ta matière première. Le langage devient alors mon outil : plus je le maîtrise, mieux je réussirai à faire passer le texte aux lecteurs islandais. »

Il va de soi que le propos est transposable du lecteur islandais au lecteur comme au  rédacteur français....

Voici le lien avec le blog d'Éric Boury.

PS : En fait, l’interview citée provient d’une interview avec Mikaël Demets, sur le blog L’Accoudoir (« parce que même le canapé lit » ^^), interview vraiment passionnante. On y trouve encore ceci, que je ne résiste pas à citer : « en Islande, la traduction de Milton par Jón Porláksson est d’une beauté extraordinaire, assez éloignée du poème originel, mais magnifique au point que la parution de cette version islandaise a été extrêmement importante pour notre littérature.

Mais derrière ces raisons concrètes, il reste quelque chose d’indéfinissable : quand un écrivain emprunte des mots à un autre écrivain, il ne sait pas toujours l’expliquer. En tant qu’auteur, tu as les mots dans le sang, et lorsque tu écris, tu ressors tout ce que tu as à l’intérieur. C’est ainsi que Milton a surgi. »

Voilà. La Tristesse des anges, c’est la suite, et c’est pour septembre….

 

lundi, mars 21 2011

Deux infos du Salon du Livre

  • Entre Ciel et terre est en fait le premier volet d’une trilogie, dont le second volume est en cours de traduction, m’a dit en anglais Jón Kalman Stefánsson soi-même, un homme bienveillant et souriant au stand de Gibert. Juste derrière lui, on apercevait Jørn Riel signant un ouvrage.

Belles lectures en perspective.

C’est tout pour aujourd’hui.

jeudi, mars 17 2011

"Entre Ciel et terre", de Jón Kalman Stefánsson

Nous t’envoyons ces mots, ces brigades de sauveteurs désemparées et éparses….

C’est un émerveillement, chaque fois, de tomber sur un beau livre, un de ceux qui vous emportent, dès les premières lignes, et de se dire qu’il y en aura toujours et encore, qu’il y a toujours quelque part dans le monde de ces auteurs habités, dont les histoires et le style vous saisissent et vous attachent, et ne vous quittent plus.

J’avais vu l’an dernier chez Pages d’Encre Entre Ciel et terre, de Jón Kalman Stefánsson, un auteur islandais, dont Stéphane m’avait recommandé la lecture. Avec une assez belle photo vide, plage, mer, rochers, ciel gris immense. Que je n’avais pas lu, craignant d’une part une histoire trop sombre, et rebroussée en outre par la lecture de cette série branchouille de romans norvégiens d’Ann Ragde - réaction inepte car pourquoi y aurait-il quelque rapport entre un auteur islandais et une autrice norvégienne, pas plus proches que ça, même géographiquement ?

Erreur réparée, bouquin récupéré enfin après l’avoir suffisamment désiré à la bibliothèque, et lu sitôt qu’entamé.

Je l’ai lu d’un trait (la nuit est propice à ce genre de folie), tellement vite que je n’ai pas pris la peine même de noter les pages des passages que je trouvais les plus beaux, il y en a des tas : je n’avais pas sur la table de nuit mon « crayon de lecture », je me disais que je les retrouverais facilement - tu parles !.

 «Le café, l’effort qui les attend, Einar est un homme reconnaissant, il en viendrait presque à apprécier ceux qui sont assis sous les combles, à demi inclinés au-dessus de leurs gobelets presque vides ; il parvient même à regarder ces deux nigauds, Barður et le gamin, sans ressentir la moindre colère, parfois, ils le rendent complètement fou avec leur éternelle et satanée lecture, les citations perpétuelles de poèmes qu’ils s’adressent l’un à l’autre, quelle honte que de laisser cette pourriture se nicher dans votre âme et vous ramollir face à la vie, mais non, même cette pensée ne parvient pas à lui échauffer le sang qui, en ce moment, est un fleuve paisible. Einar sirote son café et la vie est douce.

S’en vient le soir
Qui pose sa capuche
Emplie d’ombre
Sur toute chose,
Tombe le silence,

lit Barður dans Le Paradis perdu, il incline le livre afin que la lampe y projette sa clarté, une lumière qui parvient à illuminer un vers bien tourné atteint probablement son but. »

«GeirÞruður  l’a écouté les yeux mi-clos, ses paupières haves reposaient sur la nuit de ses yeux, Helga fixait la couverture rouge car il faut bien avoir les yeux posés quelque part, ils ne sont pas comme les mains qui peuvent simplement s’endormir ou comme les jambes que personne ne remarque au bout d’un certain temps, les yeux sont en tout point différents, ils ne se reposent qu’à l’arrière des paupières, ce rideau à la surface des rêves. Les yeux échappent à tout contrôle. Nous devons réfléchir où et quand nous les posons. L’ensemble de notre vie s’écoule à travers eux et ils peuvent aussi bien être des fusils que des notes de musique, un chant d’oiseau qu’un cri de guerre. Ils ont le pouvoir de nous dévoiler, de te sauver, te perdre. J’ai aperçu tes yeux et ma vie a changé. Ses yeux à elle m’effraient. Ses yeux à lui m’aspirent. Regarde-moi un peu, alors tout ira mieux et peut-être pourrai-je dormir. D’antiques histoires, probablement plus vieilles que le monde, affirment que nul être vivant ne supporte de regarder Dieu dans les yeux car ils abritent la source de vie et le trou noir de la mort. »

On trouve dans ces deux passages le flux de cette écriture poétique, la justesse des observations, le sac et le ressac des points de vue qui font passer insensiblement de l’auteur, ou plutôt du conteur, au personnage, au lecteur, de la parole commune issue des plus anciennes traditions à la parole individuelle. Étrangement, on ne le comprend pas vraiment tout de suite, ce sont les morts d’autrefois qui, de leurs voix blanches, nous parlent  de l’enfer, de la puissance du désespoir, du goût de la vie et du paradis perdu, et de quoi ? du souffle, quel qu’il soit, qui les habite malgré tout pour que jusqu’à nous parvienne l’histoire de Barður et du gamin, d’Andréa et de Guðrun, de Pétur, d’Arni et Sesselja, de GeirÞruður, d’Helga et du vieux capitaine aveugle, et de tous les autres, marins, femmes, ivrognes, pasteurs… il y a quatre sections au livre, deux en italiques, la première et la troisième, où se fait entendre la voix des morts-conteurs. Les deux autres : Le gamin, la mer et le paradis perdu, puis Le gamin, le Village de pêcheurs et la trinité profane, content l’histoire du gamin.

Entre Ciel et terre fait partie de ces romans puissamment vocaux, sobres, sombres, où domine une nature immémoriale et tragique, éclairée cependant par le courage, l’obstination, la compassion, l’amour et l’amitié des hommes. Et la voix des livres. 

Je suis heureuse que mon trois-centième billet célèbre cet auteur-là. Et d'ajouter, je ne l'ai pas fait et  je m'en repens, que la traduction d'Éric Boury, qui est aussi le traducteur, entre autres, d'Indridasson, est magistrale. Je vois qu'il a un blog, j'irai y voir plus tard, voici le lien.