Littératures française et francophones

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dimanche, janvier 6 2019

Labiles et volubiles labyrinthes d'Ibticem Mostfa, calligraphies, polyphonie.

 

Faire d’une histoire une matrice narrative. Une machine à faire des histoires de proche en proche, une matrice d’histoires qui se fabriquent au départ des précédentes et qui, de ce fait, se connectent les unes aux autres non sur un fil, mais de telle sorte à former une toile – c’est ce que l’on pourrait appeler écrire en trois dimensions ; n’importe quel point de la trame peut donner naissance à une nouvelle direction narrative. Chaque maille qui se crée vous conduit à la suivante, ou à une autre, selon la connivence des motifs.

Vinciane Despret, Au Bonheur des morts, récits de ceux qui restent.

À l’origine, il y a une grande toile carrée dont la texture, le tissage, le tissé est bien visible sous le grouillement de personnages et de textes qui peuplent les bifurcations multiples du labyrinthe qu’elle dessine. Visages de femme(s), silhouettes, scénettes, processions de personnages verticaux, horizontaux, tête-bêche, accompagnés d’un jaillissement calligraphique qui peuple, sature, suture les moindres recoins de la toile. Une histoire d’Alice(s) et d’hommes, de voyante et d’aveugle, chantante, incantante de toutes ses redites, ses allitérations, enluminée de ses motifs labyrinthiques en abyme, du mystère de ses calligraphies arabes et française, comblée d’échos et de dialogues, du texte aux dessins, d’une langue à l’autre. Une toile qui appelle la voix, comme pour redonner au tumulte de de cette histoire sens dessus dessous la linéarité d’une voie narrative.

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samedi, mai 30 2015

« Regarde de tous tes yeux, regarde ! » - Andrée Ferrier-Mayen, La Terrasse

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J’attendais ce livre qui, avec son affectueuse dédicace, est venu à moi dans ma boîte-aux-lettres, avant-hier ou mardi. C’est le second livre publié par Andrée Ferrier -  que j’ai déjà saluée ici - à l’âge de 98 ans. Elle a été, au lycée Montgrand où j’ai fait mes classes de la 6ème à la 1ère, mon professeur de français et de latin, en 4ème, et en 1ère justement. La révélation, à travers elle, de ce que pouvait être la passion de la littérature, de la lecture à tous les sens du terme, lecture incarnée par les voix, lecture critique, interprétative. Que d’auteurs nous avons croisés, mes camarades « de toutes origines sociales » et moi, dès cette année de 4ème, Balzac, ou Rimbaud, ou Giono, ou Milosz, ou Brecht, ou Molière, ou Corneille, et Rousseau encore, ou Louis Bouilhet… j’aimais déjà le français, j’aimais lire à la passion, mais cette année-là, il y a eu autre chose, ce feu communicatif qui électrise une classe entière, et qui, je pense, me porte encore.

Qui porte aussi nos trop rares conversations, lorsque je la retrouve sur sa terrasse d’Allauch ou dans sa bibliothèque peuplée de livres, des encres de son mari, Henri, des souvenirs de leurs voyages à travers le monde. Assises dans nos fauteuils, nous évoquons nos lectures et nos découvertes, et c’est un bonheur.

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lundi, mai 25 2015

Voltaire - Jeannot et Colin

Jeannot, né à « Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l’univers par son collège et par ses chaudrons », est devenu grâce à la soudaine fortune de son père « Marquis de la Jeannotière ». Le voilà propulsé à Paris dans le beau monde.

Le texte intégral du conte est disponible ici.

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(...) Le père et la mère donnèrent d’abord un gouverneur au jeune marquis : ce gouverneur, qui était un homme du bel air[1], et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprît le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dîner. Le maître de la maison commença par lui dire d’abord : « Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour…

— Moi, monsieur, du latin ! je n’en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m’en a pris ; il est clair qu’on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l’esprit plus agréable que les hommes ; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce ; elles n’ont sur nous cette supériorité que parce qu’elles ne savent pas le latin.

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mardi, juin 17 2014

Un haïku

Coccinelle trottant

Sur le doigt tendu

Vers ton absence


Vincent Delefosse - La Volière vide (ed. Liroli)

vendredi, février 28 2014

Le billet de février

Cap Frie

J'ai entendu cette nuit une voix d'enfant derrière ma porte
Douce
Modulée
Pure
ça m'a fait du bien

Coquilles

les fautes d'orthographe et les coquilles font mon bonheur
Il y a des jours où j'en ferais exprès
C'est tricher
J'aime beaucoup les fautes de prononciation les hésitations de la langue et l'accent de tous les terroirs

Rire

Je ris
Je ris
Nous rions
Plus rien ne compte
Sauf ce rire que nous aimons
Il faut savoir être bête et content


Blaise Cendrars - Feuilles de route, III (1927-28)

Il ne sera pas dit que, bouleversements divers ou pas, et appétit de lecture en berne, le mois de février puisse se passer sans apporter au moins un billet à Convolvulus. Alors ce seront trois de ces brefs poèmes instantanés dont abondent les "carnets de voyage" de Cendrars. Le premier avait été choisi par une de mes élèves pour lecture à voix haute. Il m'avait échappé, il m'a frappée, émue, évoqué Verlaine (Et ô ces voix d'enfants chantant sous la coupole, vers cité quelque part dans The Waste Land, s'il m'en souvient bien). Les deux autres étaient dans les parages du premier, et en tapant le troisième, j'ai tapé "azime", au lieu de "aime"...^^

Je reviendrai, bientôt, avec des lectures, adieu à Février et que Mars s'ouvre sous le signe de l'espoir.

mercredi, janvier 29 2014

Son nom, je me souviens qu'il est doux et sonore...

Tristan Klingsor. Quel beau nom, mélancolique, exotique et sonore, rencontré – quand ? - dès l'enfance. Retrouvé au détour d'une conversation amicale, puis d'un recueil, Humoresques, feuilleté sur Gallica.

Léautaud l'a ainsi évoqué, amicalement, dans son Journal, en 46 : « Rencontré Klingsor (que je n'avais pas vu depuis le début de la guerre) au carrefour Buci, à cinq heures, c'est à dire à l'heure des queues devant les étalages des commerçants. Combien de gens aujourd'hui savent le délicieux, charmant, pittoresque poète, qu'est Tristan Klingsor, parfait musicien des mots et des rythmes, plein d'une fantaisie aussi vive et colorée comme une suite de petits ballets, et nullement dénuée d'émotion pour cela, et de plus écrivain probe, sans étalage ni vanité. »
Merci  à Laurent, qui est ma source. Que dire de plus ?

Son nom est plein des brumes wagnériennes (Klingsor est le magicien de Parsifal), mais sa poésie est française, délicieusement, délicatement française : légère, chantante, dansante, cocasse, raffinée, populaire, gaillarde, paillarde, mélancolique. J'ai eu la surprise, au fil de ces humoresques, de croiser d'explicites hommages à Verlaine, qu'on en juge :
 

LES AUDACIEUX

Froissons les jupes!

Que le jet d'eau mélancolique jette
Au clair de lune ses volutes
Tant qu'il voudra;
Poussons la fenêtre
Et prenons la belle en nos bras:
C'est l'heure, messieurs,
C'est l'heure ou jamais d'être
Audacieux.

Plus n'est besoin des cordes aux lucarnes
Ni des airs langoureux de flûtes
Dans la bise des carrefours:
Voleurs d'amour
N'ont point peur du gendarme!
Voici les jolies roses dans le linge blanc;
Il ne faut plus de flûtes,
Ni de guitares, ni d'aveux tremblants,
Car où sont les galants cérémonieux
Que vous fûtes,
Messieurs ?...

Froissons les jupes !

 

Où j'entends un double écho. Celui des Ingénus, des Fêtes galantes, et celui d'En bateau, le plus plaisamment libertin, jusque dans sa métrique, des poèmes du recueil. Sans parler du clair de lune et du jet d'eau, sanglotant d'extase à l'orée du recueil.

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mercredi, novembre 20 2013

Magie d'Apollinaire - Signe

Signe

Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

Alcools


samedi, octobre 26 2013

Boris Razon - Palladium

J'ai rendu tout de suite après lecture Palladium de Boris Razon, extrêmement prisé par les élèves. Les vacances approchant, il fallait que « ça tourne ». Ma lecture date donc déjà d'une bonne quinzaine de jours, et j'ai beaucoup lu depuis. Que l'auteur et mes lecteurs veuillent bien me pardonner mes approximations.

Après lecture, il y a bien des questions que je regrette de ne pas avoir posées à Boris Razon, parce que je n'avais pas lu son roman, ce jeudi-là à Lille, lorsque je l'ai écouté s'entretenir avec les lycéens. Avec Karine Thuil et Thomas Reverdy, et avant la survenue tardive, intempestive et superlativement cavalière de Yann Moix, ils ont beaucoup parlé cuisine littéraire, c'était chaleureux (les trois auteurs s'étaient réciproquement lus) et intéressant. Ainsi Boris Razon a-t-il expliqué qu'il avait, au cours de la longue rédaction de son roman/récit, renoncé à l'usage du présent, pour permettre au lecteur, ce lecteur ami qu'il apostrophe, de rester à distance, pour lui éviter à la fois la posture du voyeur et d'être happé par la terrifiante traversée des apparences qui y est contée. S'y ajoutent le recours, par moments, à l'humour. Et la substitution, dans la version finale du texte, d'un imparfait un peu bancal à un présent trop dévorant. Pourquoi justement cet étrange imparfait ? Parce qu'imparfait? Elle était inconfortable, par instants, à la lecture, cette discordance des temps.... Les phrases sont assez sèches, par sections brèves, le plus souvent entre plus ou moins huit et quatorze syllabes.
Et puis il y a, à la toute fin du texte, la mention de ce roman autrefois entrepris et abandonné, Le Cas Z., qui aurait conté une histoire analogue, bien avant l'accident. Ça m'a terriblement intriguée, et j'ai regretté que des fragments de ce texte n'aient pas contribué, pour rompre l'alternance trop systématique des récits hallucinatoires et des comptes-rendus médicaux, à la construction du roman actuel. Pourquoi aussi, simplement, le choix de ce mot de « Palladium », au sens, comment dire ? de stèle ou de mémorial-témoin de son aventure, à quoi ressemble, d'ailleurs, dans sa sobriété, le livre lui-même, bloc bleu-sombre, illuminé d'irrisations lyriques au centre desquelles nous fixe une prunelle. Pourquoi ce mot de « Palladium » qui s'est comme imposé alors même que Razon, d'origine juive et turque sans s'en être semble-t-il soucié outre mesure, avait imaginé par le passé un « Turquish Palladium », titre de roman dont il ignorait jusqu'au sens ? Comme si, sous ce récit romanesque d'un voyage hallucinatoire vécu comme réel par l'auteur persistait un étrange substrat inconscient et comme prémonitoire. Prescience, ou présence au coeur du corps et de la psyché étroitement liés de l'auteur, d'un mal mis en mots et en corps à la fois ? La question de ce que signifie, entre intime et universel, le mot « roman » se pose ici de façon à la fois troublante et saisissante.

jeudi, octobre 17 2013

Pierre Lemaître – Au Revoir là-haut

« La guerre se finissait. Ce n'était pas l'heure des bilans, mais l'heure terrible du présent où l'on constate l'étendue des dégâts. À la manière de ces hommes qui étaient restés courbés pendant quatre ans sous la mitraille et qui, au sens propre du terme, ne s'en relèveraient plus et marcheraient leur existence entière avec ce poids invisible sur les épaules, Albert sentait que quelque chose, il en était certain, ne reviendrait jamais : la sérénité. Depuis plusieurs mois, depuis la première blessure dans la Somme, depuis les interminables nuits où, brancardier, il allait, noué par la crainte d'une balle perdue, chercher les blessés sur le champ de bataille et plus encore depuis qu'il était revenu d'entre les morts, il savait qu'une peur indéfinissable, vibrante, palpable, était peu à peu venue l'habiter. À quoi s'ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement; quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. […] Il restait sur le qui-vive, tout était l'objet de sa méfiance. Il le savait, c'était parti pour la vie entière. Il devrait maintenant vivre avec cette inquiétude animale, à la manière d'un homme qui se surprend à être jaloux et qui comprend qu'il devra dorénavant composer avec cette maladie nouvelle. Cette découverte l'attrista énormément. »

« … Albert tomba, presque aussitôt après avoir ouvert le sac en toile d'Édouard, sur un carnet à la couverture rigide fermé par un élastique, qui avait visiblement bourlingué et qui ne comportait que des des dessins au crayon bleu. Albert s'assit là, bêtement, en tailleur, face à l'armoire qui grinçait, immédiatement hypnotisé par ces scènes, certaines rapidement crayonnées, d'autres travaillées, avec des ombres profondes faites de hachures serrées comme une mauvaise pluie; tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisées ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l'assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d'un jeune soldat, trois lignes et c'était un visage exténué, aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l'essentiel, la peur et la misère, l'attente, le découragement, l'épuisement, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.

En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. Parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C'était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir. »

Je suis entrée dans la lecture d'Au Revoir là-haut avec une sorte de gratitude. Ce sentiment de familiarité que l'on éprouve en se glissant dans un vieux jean confortable - et qu'on ne s'y trompe pas, il n'y a dans cette image rien de dépréciatif, et cela ne signifie nullement que le roman de Pierre Lemaître ne soit pas inventif, si la forme en est assez classique. D'un classicisme qui doit beaucoup au XXe siècle d'ailleurs, dès les premiers mots j'ai senti passer le rythme familier des premiers romans d'Aragon, ces phrases où un narrateur « impliqué » mêle sa propre voix adressée aux lecteurs avec celles de ses personnages, dans une langue très élaborée où s'entrelacent argotismes, syntaxe rompue et un style beaucoup plus littéraire, très imagé, à la syntaxe sinueuse et complexe. L'hommage à Aragon est explicite, en fin de roman, dans l'apostille de remerciements devenue désormais presque inévitable.
J'ai eu l'occasion d'en parler avec Pierre Lemaître, ce fameux jour de la rencontre avec les lycéens du Goncourt, jeudi dernier, au cinéma Le Métropole de Lille où j'ai perdu mon appareil photo - et cela me serre le cœur car c'est Pierre qui me l'avait offert. Adoncques, un type charmant, ce Pierre Lemaître, narquois et disert, heureux de rencontrer un écho chez de jeunes lecteurs. Il revendique l'héritage aragonien, dès la genèse de son roman, issu dit-il de la préface d'Aurélien, cette histoire de type qui ne trouve pas sa place dans la société de l'après-guerre, dans la vie même de l'après-guerre. Il a cité aussi, le chapitre consacré à l'attente des soldats démobilisés comme quasi exercice d'admiration adressé aux Voyageurs de l'Impériale, que je n'ai pas lu d'ailleurs, j'y songe.

On a beaucoup entendu Pierre Lemaître sur les ondes, et sans doute l'a-t-on vu aussi à la télé, en cette période de pré-commémoration de la Grande Guerre, aussi ne vais-je pas revenir en détail sur l'intrigue du roman. Ces deux poilus attelés l'un à l'autre par la scène infernale qui a signé leur destin de « hors-la-vie », le 2 novembre 1918, c'est si stupide d'être victime de la toute fin d'une guerre !... il y a Édouard, le fils de famille, le rebelle à tous crins, le dessinateur génial, détruit dans son être le plus intime et le plus manifeste à la fois par l'accès de générosité quasi incontrôlée qui le saisit en ce fameux 2 novembre, et Albert, le trouillard, avec ses accès de fureur et de révolte lucide, et sa fidélité opiniâtre. Tandem boiteux, réuni aussi par la haine de l'affreux lieutenant-futur-capitaine Aulnay-Pradelle à la gueule de séducteur et à l'âme de malfrat. Je l'ai haï dès les premières lignes, et tout le long du roman, avec constance, et bien plus d'énergie que le timide Albert. Un méchant parfait, plus vrai que nature.
Dans cette histoire de l'après-guerre acharnée tout ensemble à oublier et à commémorer, dans ces affaires d'escroqueries qui sont comme du roman au cœur de la vie-même, tous les personnages sont réussis, les femmes aussi, fussent-elles à l'arrière-plan : la sœur d'Édouard, Madeleine, femme libre et déterminée à la lucidité tranquille, comme Pauline la soubrette et encore la petite Louise de douze ans avec son visage pointu, liée par un quasi coup-de-foudre à Édouard. Une question que je n'ai pas pu poser au romancier, parce que je n'avais pas fini le roman lorsque je l'ai rencontré : va-t-on la retrouver, Louise, dont il est dit dans l'épilogue qu'elle « n'eut pas un destin très remarquable, du moins jusqu'à ce qu'on la retrouve au début des années 40 » ? ce serait bien, c'est un beau personnage. Et puis il y a encore ce personnage tard venu de Merlin le puant, le gris, le banni, l'obstiné. Le minable grandi par son inexpugnable intégrité. Manifestement très cher à son auteur, hommage au Cripure de Louis Guilloux, dit-il, (encore un roman que je n'ai pas lu et je me le reproche), et c'est sur lui, bêchant les plates-bandes d'un cimetière militaire que se clôt ce roman, vie et mort, honneur et dérision entremêlés.

dimanche, octobre 13 2013

Chantal Thomas - L'Échange des Princesses

Il y a eu aussi des lectures, Goncourt des Lycéens oblige, même si je n'en suis pas partie prenante - plutôt spectatrice, ou compagne. Il est si plaisant de voir les élèves dévorer quelques pavés, se les échanger, et en débattre avec âpreté, ou s'interroger, perplexes. J'ai donc, après La Claire Fontaine lu successivement Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, L'Échange des Princesses de Chantal Thomas, et Au Revoir là-haut de Pierre Lemaître.

Et puis il y a eu, jeudi, la rencontre organisée dans le cadre du prix par la FNAC et l'association rennaise Bruit de Lire, à Lille, avec neuf ! des auteurs. Deux plateaux, successivement des auteurs liés par un rapport à la grande Histoire (Sorj Chalandon, Pierre Lemaître, Laurent Seksik pour Le cas Eduard Einstein, Frédéric Verger pour Arden, et Jean-Daniel Baltassat pour Le Divan de Staline), puis quatre liés plutôt par un rapport au monde contemporain et/ou à l'intime : Yann Moix pour Naissance, Boris Razon pour Palladium, Thomas B. Reverdy pour Les Evaporés et enfin Karine Tuil pour L’invention de nos vies. Neuf auteurs et quelque 130 jeunes gens entre 14 et 18 ans, venus du nord, de l'est de la France, et pour la première fois, de Bruxelles. Nous y avons passé toute l'après-midi. C'était très excitant, passionnant, passionné, les auteurs y ont parlé tout aussi bien de l'alchimie qui en eux les conduisait à l'écriture, que de pure cuisine romanesque, temps du récit ou apostrophes au lecteur, ou désir vampirique de s'emparer des histoires des autres, et de quelle légitimité peut-on se prévaloir ? Mais baste, ne mettons pas la charrue avant les bœufs – il faudrait bien qu'un jour un linguiste inspiré invente une autre métaphore que celle-ci, si décalée de toute réalité non seulement contemporaine, mais même simplement agricole... et parlons d'abord de mes lectures.

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dimanche, septembre 29 2013

Spleen et rêveries sentimentales

C’était aujourd’hui Jean-Bernard Pouy, un de mes Papous* préférés, qui proposait à ses camarades le texte du « Diagnostic littéraire à l’aveugle », un jeu de dégustation littéraire absolument redoutable. Un joueur propose un texte d’une quinzaine de lignes, et les autres émettent toutes sortes d’hypothèses pour en deviner l’origine : texte en français ou traduit, si l’auteur est un homme ou une femme, à quel genre il appartient, et enfin de quelle époque et de qui il pourrait bien être. La première fois où je l’ai écouté, j’ai attribué à Agatha Christie (et certains des joueurs l’ont fait aussi) un texte qui était en fait de Marguerite Yourcenar. Ça rend modeste… 

Aussi ai-je été toute fière de reconnaître que la balade sur les bords de Marne évoquée aujourd’hui devait être de Diderot, à cause d’un « mélancolique Ecossais », en qui je pensais bien identifier le père Hoop, occasion pour Diderot de définir, dans l’une de ses délicieuses lettres à son amie Sophie Volland, « ce que c’est que le spleen ».

En voici le début. Diderot est chez le Baron d’Holbach, dans sa propriété du Grandval.

« Au Grandval, le 31 octobre 1760.

Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit :

“ Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer.”

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samedi, septembre 28 2013

David Bosc - La Claire Fontaine

« Sous le soleil levé, tandis que les créatures molles, les grenouilles, les escargots, les larves, avaient regagné l’eau ou l’ombre, et que les insectes secs montaient dans la chaleur à tous les promontoires – longues herbes, branches molles, herbes du chemin -, Marcel Ordinaire s’était défait de son foulard et de l’état d’alerte, raide, qu’il observait depuis son réveil. La marche tranquille avait eu raison de son plaisir à se croire le complice d’une évasion : Courbet trottait, respirait chichement, parlait peu. De loin en loin, il s’arrêtait, son bâton de houx droit comme un enfant. Ordinaire le voyait incliner la tête et, du tuyau de sa pipe, tracer dans l’air les limites d’un cadre. Du ciel, des roches, de l’eau, des arbres : les jetons du grand jeu.

Passé les champs de Montgesoye, qui font plus de mille mètres à la merci du ciel et de l’eau, la route et la rivière se rabibochent : des platanes les chevillent l’une à l’autre jusqu’à l’entrée de Vuillafans. Ces platanes, pour qui vient d’un pays d’eau rare, font d’abord l’impression d’être malades – leurs branches ont des hésitations de chêne, des fléchissements de saule pleureur – mais c’est ainsi qu’ils prospèrent, à l’humide, avec des plis, d’inutiles remous. On vit âsser un tombereau de pierres que tirait un cheval aux yeux bandés ; sur son banc, le carrier se balançait d’avant en arrière. On ne salua pas.

Dans les gorges de Nouailles, entre Lods et Mouthier-Hautepierre, Courbet jeta son sac et se déshabilla. D’un geste lent, genoux fléchis, tête baissée, les deux mains se saisissant du col par-dessus les épaules, il ôta sa chemise. Un pied déchaussa l’autre. Déboutonnés, les pantalons s’effondrèrent comme un paquet de tripes. Il avança tout nu – ayant cette nudité moindre, atténuée, des gens gros – et se jeta dans une sente mêlée de cailloux, avec des enjambements de ronces, des racines déterrées, la dévala comme s’il avait encore, aux pieds, ses galoches. Ordinaire tout habillé le suivit sans réfléchir, tomba, jura, se fit mordre les mains par l’ortie aux dents fines. (…) Courbet sauta dans l’eau à la façon d’un cheval, le nez en l’air et la poitrine en avant. L’orage de la veille avait grossi la rivière, qu’un encaissement de roches faisait tonique en toute saison.

L’exultation du corps, passé le premier froid, et un bonheur silencieux dont on serait la coupe, ce bonheur qui fait pousser un cri un peu américain, jeune et viril, pour jouir encore mieux du silence, passé l’écho, et sourire à hauteur de libellule. Là-haut sur la falaise de l’autre rive, il y a des branches comme des bras qui font signe. »

Il y a  toute La Claire Fontaine, dans ce passage des tout débuts du « roman » de David Bosc, édité chez Verdier, qui appartient à la première sélection du Goncourt. Le personnage principal, le Courbet des années suisses, son goût pour la marche et pour le bain, son élan vital inépuisable toujours prêt à se convertir en peinture, ses compagnons de chevalet, ici Marcel Ordinaire - pour un peintre réaliste, ça ne s’invente pas -, et la belle langue imagée, riche, charnue, de David Bosc. Pour laquelle on éprouve, en ces temps de vaches maigres syntaxiques et lexicales, un sentiment de gratitude. Langue pleine et savoureuse, mais parfois très allusive, tellement qu’il convient de connaître et Courbet et son œuvre, parfois, souvent, pour y faire son chemin. A quoi je pensais en lisant, car chez nous des élèves doivent, pour cause de Goncourt des lycéens, lire les quatorze romans de la sélection (5003 pages, je crois, d’après leurs calculs, dont les mille et plus de la logorrhée haineuse de Yann Moix), et je me demandais au fil de la lecture ce qu’ils pouvaient saisir de cette histoire, sans les clés. La Claire Fontaine est plus une divagation poétique à travers la géographie dernière du peintre, son œuvre ultime, et son for intérieur, qu’un « roman », car il y manque, selon moi, un simple ressort narratif qui puisse lui donner ce même élan qui poussait Courbet à la marche, au bain, au vin, aux femmes… J’aurais pu y trouver à citer un passage analogue à tout moment de ses quelque cent pages, sans qu’en somme, il se soit guère passé autre chose que telle rencontre, tel déménagement, et le délabrement du corps et de l’art. Il n’empêche, si ce n’est pas un livre pour le lecteur trop ingénu, trop neuf, ou trop avide d’aventures, c’est, entre Vallès et Giono, un bel hommage au peintre, à son art, à sa puissante, joyeuse et bonhomme liberté. Une célébration de la vie, de l’art, de l’homme au cœur du monde.

On peut écouter David Bosc ici.

Lire extraits et notes critiques ici, sur le site des éditions Verdier, me signale mon amie Zaza.

Et trouver sur la période et les lieux évoqués par le roman des infos ici.

jeudi, septembre 12 2013

Maurice Pons - Délicieuses Frayeurs, Les Saisons

« C’est seulement à l’heure plus paisible du jour qui tombe, quand le soir embaume toutes les peines de cœur, qu’il commença à parler d’une voix douce :

-          Je vois une ville profonde à travers les vitres. Elle a un petit air triste. Elle penche ses toits comme on penche la tête. Seul un grand clocher fait le fier, et ses cloches se baladent dans les ruelles. L’heure est grave : c’est l’heure où la ville hésite entre le jour et la nuit. On voit déjà les lumières dans les maisons du centre, plus impatientes du soir, mais la colline s’attarde aux douceurs du jour. Le brouillard se déshabille lentement pour dormir. Il fera beau demain….

Il faisait beau le lendemain, et Franz raconta chaque jour qui suivit. La ville entière entrait par la fenêtre. Quartier par quartier, elle grandissait à travers les vitres.

-          Notre hôpital, savez-vous, est chaussé d’un large boulevard, et, de l’autre côté, commence un parc… il est sage comme un jardin de pension un jour de fête, et si bien élevé… »

C’est un malade qui parle, comme on le comprend à la mention de l’hôpital. Ils sont quatre dans la chambre, quatre « allongés », mais il n’y a qu’une fenêtre, et l’occupant du lit qui en est proche a la lourde charge de raconter aux autres le monde vu par la fenêtre. Le premier, Karl, était un taiseux. Franz est le suivant, et le monde qu’il conte est comme enchanté, guidant ses camarades sur la voie de la guérison.

C’est la première nouvelle, La Fenêtre, du recueil Délicieuses Frayeurs, qui en conte onze. C’est magnifiquement écrit, mais j’en ai lu trois, et la chute de chacune était si sombre que j’arrête. J’ai d’ailleurs relu Les Saisons, étrange roman que j’ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises.

Eh bien, c’était encore plus étrange que dans mon souvenir. Il me restait des fragments de scènes, que la lecture a retissées entre elles.
La Brigde, les Dogde – Walter et Clara -, la petite Louana et sa cousine Cherline,  l’éléphantesque et revêche Mme Ham, le vieil unijambiste Raurque, Brouette l’ancêtre puant, Berque, Schlitte, Escladoss,  et le Croll médecin des hommes et des bêtes, les sœurs Steppe, Aoste… rauques et hérissés de consonnes ou à peine adoucis par les hiatus de voyelles, tels sont les habitants du village où Siméon, fuyant un passé brûlé de soleil et hanté de visions cauchemardesques, est venu trouver ce qu’il croit être son refuge,  pour y écrire, sur son luxueux « papier drelin » filigrané – son seul luxe - l’horreur de son esclavage et la mort de sa petite sœur Enina. Un village anonyme au fond d’une vallée de montagne, au bout du monde. Siméon le naïf au visage si terriblement ingrat, qui se croit accueilli et célèbre l’hospitalité de ces villageois plus que frustes - hostiles, instables.

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vendredi, août 30 2013

Hélène Picard citée par Colette.

A titre de curiosité, et pour accompagner cette étrange Femme au perroquet de Courbet dont on trouve ici une ébauche de commentaire, un poème d’Hélène Picard, cité par Colette en exergue de l’hommage qu’elle a rendu à son amie, morte en février 1945.

Poétesse originaire de Toulouse, assez sauvage, et passablement fêlée, Hélène Picard avait rencontré Colette lorsque celle-ci assumait au Matin le rôle de directrice littéraire des Contes des 1001 matins. Leur amitié a duré 22 ans, jusqu’à la mort d’Hélène Picard.

Colette, qui, dans Le Pur et l’impur, a reproché avec un sens meurtrier de la formule à Renée Vivien (née Pauline Tarn) d’avoir « exsudé son baudelairisme avec vingt ans de retard »,  - je cite de mémoire, le texte n’étant naturellement pas à sa place sur les rayonnages et donc sans doute prêté ou égaré – aurait bien pu l’appliquer aussi au poème ci-dessous, dans lequel on trouve, cependant, quelques beaux vers, en particulier les trois derniers, qu’elle citait volontiers.

 

Délivrance

 … O perroquets si lourds d’un si léger plumage,
J’aime à vous voir régner sur le trafic des ports,
Dans ces limpides bars couleur de paysage
Où l’on tache de gin les nobles passeports

Transpercé de couchant, qu’un phonographe saigne,
Qu’une fille s’enroue au brouillard de l’alcool,
Que l’excentrique mer brille comme une enseigne,
Qu’importe à l’arc-en-ciel captif de votre vol…

Qu’un jeu de dominos s’écroule sur la ruine
D’un frais marchand de fleurs, d’huîtres ou de corail,
Que la chanson des ports ait mal à la poitrine,
Qu’importe à la langueur de vos chauds éventails…

Qu’un triste matelot, sur son caban, épuise
Les ressources du soir et de l’accordéon,
Qu’importe à votre huppe orange, bleue et grise,
Pareille, vains oiseaux, au punch de l’horizon !

De toutes les couleurs, aux rires des fontaines,
Vous mangiez un biscuit quand Rimbaud s’embarquait,
Il ne vous atteint pas, l’affreux cri des sirènes,
Dans les bars de cristal, éclatants perroquets,
Frivoles favoris des sombres capitaines.

Colette est donc restée fidèle jusqu’à la mort à cette amie quelque peu égarée, à qui elle avait fait obtenir un prix de 3000 francs pour le recueil Pour un mauvais garçon (1927), recueil dont est issu le poème Délivrance. Picard était semble-t-il très amoureuse de Carco, lequel s’est toujours tenu soigneusement à distance.

Quelques éléments ici, sur le site des Amis de Colette.

Si l’œuvre d’Hélène Picard n’est donc pas impérissable, et l’on n’en trouve d’ailleurs quasi aucune trace sur la toile, la lecture de la correspondance entre les deux femmes, éditée par Claude Pichois chez Flammarion, ne manque pas d’intérêt. On y  trouve toutes sortes d’anecdotes privées – sur Colette, essentiellement -,  mais aussi des échanges d’ordre plus littéraire. J’adore lire les correspondances, regards à la fois obliques et intimes sur les auteurs, qui nous deviennent ainsi plus proches, plus familiers.

mercredi, août 28 2013

Herbert Lottman - Colette

Petite chronique rapide :

En quête de références bibliographiques précises au sujet du compagnonnage de Musidora avec Colette, Marguerite Moreno, Annie de Pêne pendant la guerre de 14, je me suis trouvée en train de lire in extenso Colette, d’Herbert Lottman (1990), dont je crois qu’en fait je ne l’avais jamais lu. Biographie à l’américaine, très documentée, en quarante-quatre chapitres dont certains reprennent les titres d’œuvres, tant il y a une dimension autobiographique dans l’œuvre de Colette, et tant son écriture parfois douloureuse a ponctué sa vie : Claudine s’en va, La Vagabonde, L’Entrave, La Naissance du Jour… Musidora n’y est mentionnée que de façon allusive, tant pis. Mais ce qui était intéressant, c’était la façon dont il fait très clairement apparaître combien Colette était dès l’origine une déclassée, qu’elle est restée presque jusqu’à la fin, combien elle a été, dans sa sensualité affichée, dans son incarnation si charnelle, scandaleuse, et enfin combien sa vie a été, avant même le mariage avec Willy (Villy, parce que Gauthier-Villars), au temps où elle vivait chez ses parents, mais surtout après, placée sous le signe du manque d’argent, de la course contre la dèche, jusqu’à ce qu’enfin, les royalties venues de l’adaptation à succès de certaines de ses œuvres - Gigi surtout, en France (de Colette Aubry avec Danièle Delorme, 1949) et aux USA (de Vincente Minelli, 1958, avec Leslie Caron, Maurice Chevalier et Louis Jourdan, je l’ai vu, celui-là, c’est une comédie musicale assez charmante, sinon que je regrette qu’à la fin Gigi reste en robe du soir, au lieu de remettre sa robe d’écolière, comme elle fait dans l’explicit dans cette nouvelle absolument réussie, l’une des œuvres de Colette que j’adore. Légère, fine, allègre.) – jusqu’à ce qu’enfin les royalties donc la mettent tout à fait à l’aise. Ce qui est intéressant, aussi, et c’est un sujet que Lottman connaissait bien, c’est le récit de la vie pendant la guerre, la seconde en particulier. Où l’on voit que la nécessité de vivre, simplement, de manger, obligeait à bien des contorsions, loin de l’image manichéenne si habituelle d’une petite France romantiquement résistante contre une grande France veule et collabo. On y apprend aussi des tas de choses sur les frères Jouvenel, spécialement Renaud, et sur Colette de Jouvenel. Sur Maurice Goudeket (« good quéquette », le mot est de Valéry, mouarf !) comme promoteur de l’œuvre de sa femme : les éditions du Fleuron, c’est lui, je l’ignorais. C’est un ouvrage très documenté, avec notes et références à des articles parfois peu connus, une biblio, et un index. Assez bien traduit, malgré ici ou là des anglicismes ou des bizarreries que j’ai la flemme de rechercher. Du coup, j’ai remis le nez dans la Correspondance, que je butine, lorsque je suis fatiguée ou distraite. Lettres à Marguerite Moréno (l’amie de toujours), à Hélène Picard, la poétesse solitaire et azimutée, au « Petit Corsaire », rassemblées ensemble chez Flammarion. C’est une correspondance extrêmement vivante, alerte, inventive, dont des fragments entiers, au mot près, étaient restés dans ma mémoire. Au-delà des facilités, des afféteries parfois, de la préciosité par moments excessive de certaines des œuvres, Colette était une sacrée épistolière.

Le site de la Société des Amis de Colette est ici.

samedi, août 3 2013

Lectures d’été, Dan Franck, Pergaud...

Il y a eu :

Dan Franck, Bohèmes, au Livre de Poche - offert par Sylvain, qui y avait puisé les anecdotes illustrant notre récente balade dans Montmartre. Sous-titré (sur-titré ?) « Les Aventuriers de l’Art moderne », l’ouvrage narre, en trois parties et soixante-huit chapitres, la chronique des artistes début de siècle (1900-1930), de Montmartre à Montparnasse. Autour des figures centrales d’Apollinaire et Max Jacob, de Picasso, de Cocteau, de Kiki de Montparnasse ou de Desnos, du Bateau-Lavoir à la Ruche, du Lapin Agile à la Closerie des Lilas, l’auteur y fait défiler à grand renfort d’anecdotes le tout-Paris bohème des peintres et des poètes, des mécènes aussi comme des inspiratrices, qui ont fait l’histoire de l’art moderne en ce début agité, grouillant, bruyant, braillard et si vivace du vingtième siècle. Tous ces « métèques » qui avaient choisi Paris, pour y ancrer le plus tonitruant présent dans la rencontre et la rupture avec un prestigieux passé. De part et d’autre de la Seine, de part et d’autre de la Grande Guerre.

L’auteur a compilé des dizaines d’ouvrages, mémoires et études, qu’il restitue avec un grand sens de la narration et de la synthèse. Je connaissais bon nombre de ces bohèmes et de leurs aventures sombres ou cocasses, pour avoir quelque peu fréquenté Cendrars ou les Surréalistes, Apollinaire ou Jacques Doucet. J’en ai découvert bien d’autres, parmi lesquels Vlaminck, bien plus créatif et complexe que je ne le pensais, ou l’attachante et douloureuse figure du peintre Pascin.

Bohèmes est le volet documentaire d’un diptyque dont le second volet, que je n’ai pas lu, est un roman, Nu Couché. Le premier né de la césure d’avec le second, tranché dans la documentation pour laisser advenir la fiction. Il y a une suite, Libertad !, que je n’ai pas - encore – lue.


Relu, avec délices, La Guerre des boutons de Louis Pergaud, puis, dans la foulée, De Goupil à Margot, prix Goncourt 1910, dont j’ignorais tout. Un renard, une fouine, une taupe, un écureuil, une grenouille, un lièvre, une pie, tels sont les héros de ce recueil d’ « histoires naturelles » observées et racontées à hauteur d’animal. Tragédies de la vie sauvage, car du lièvre crucifié par les lapins de garenne en quête de territoires neufs à l’écureuil fasciné par l’œil meurtrier du fusil, en passant par la pie captive dans l’obscurité d’une taverne où de grimaçants êtres humains la réduisent à l’abjection de l’alcoolisme, c’est la cruauté, à tous les sens du terme - souffrance et sang versé – qui domine dans ce recueil. C’est magnifiquement observé et senti par ce jeune homme élégant, chapeau, écharpe négligemment rejetée sur l’épaule, œil de loup aigu et rieur, dont la photo figure au dos de ma vieille édition J’ai lu, et qui devait mourir cinq ans plus tard dans l’horreur boueuse des tranchées. Pour autant, le livre a mal vieilli. Son inscription dans la tradition des récits animaliers français depuis le Roman de Renart passe par les noms donnés à ses héros. Et si Goupil relève de la tradition la plus ancienne, si Roussard fait un nom de lièvre honorable, Nyctalette la taupe ne passe guère, en ces temps post NTM, sauf votre respect. Mais surtout, il y a dans ces récits une recherche trop visible de belle langue, avec une surabondance d’adjectifs – pas de substantif qui n’en ait un – qui, pour viser à l’exactitude de la sensation finit pas agacer, avec un souci du mot rare - « hiémal » plutôt qu’« hivernal » - qui sent son post symbolisme, ou décadentisme, de façon trop manifeste, et date.

J’y pensais ce petit matin où j’observais, émue et émerveillée, les escalades, les bonds et les dégringolades de quatre écureuils roux dans le vieux mûrier creux et les yeuses du bassin.


lundi, mai 27 2013

Ronsard - Bel aubépin

Je profite de l'unique journée ensoleillée du printemps pour saluer de Ronsard le bel aubépin, croisé de l'autre côté de la rivière...


Bel aubépin, fleurissant,
     Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
    Des longs bras
D'une lambruche sauvage.

Deux camps drillants[1] de fourmis
      Se sont mis
En garnison sous ta souche.
Dans les pertuis[2] de ton tronc
      Tout du long
Les avettes[3] ont leur couche.

Le chantre rossignolet
      Nouvelet,
Courtisant sa bien-aimée,
Pour ses amours alléger
      Vient loger
Tous les ans en ta ramée.

Sur ta cime il fait son nid
      Tout uni
De mousse et de fine soie,
Où ses petits écloront,
     Qui seront
De mes mains la douce proie.

Or vis gentil aubépin,
      Vis sans fin,
Vis sans que jamais tonnerre,
Ou la cognée, ou les vents,
      Ou les temps
Te puissent ruer par terre.

Ode IV, 22 in Nouvelle Continuation des Amours



1 Littré (1880) : Courir, aller vite et légèrement.
Je m'en vais tout de bon promptement t'étriller, / Si tu ne fuis bien vite et ne pense à driller (Hist. du théâtre français, t. X, p. 117, dans Lacurne)
vb tombé en désuétude.
Étymologie :
L'origine en paraît être le verbe anglais to drill, qui signifie percer, s'échapper.Driller avait aussi le sens de briller : Comme le feu dans la fournaise, /Enseveli dessous la braise, /Drille et flamboie étincelant(R. Belleau - Œuvres, t. I, p. 20, dans Lacurne)— On ne voit point au ciel tant d'étoiles flambantes/ Driller au firmament... (Ronsard) (on a confondu briller et driller).

[2]
Orifices
[3]
Abeilles

lundi, mai 20 2013

Quand la pluie étalant ses immenses traînées....


          Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire – Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal, LXXVIII



Intarissablement, le ciel gris, au ras des toits, déverse une pluie froide, verticale, lourde, incessante. Dans le jardin reverdi, les poiriers, puis les pommiers n’ont pas eu le temps d’épanouir leurs belles fleurs blanches ou rosées aux rayons du soleil. Elles jonchent, tristement, la pelouse. Voici venu le tour de celles, délicates, du cognassier.  Les lilas courbent leurs grappes sous le poids des gouttes, toute la végétation, en écho à l’humeur des hommes, semble déprimée, et la promesse des fruits s’amenuise. Et pas d’asperges, samedi, au marché ! trop froid. Je pense, sans avoir pu le retrouver, à l’univers détrempé et inquiétant des Saisons, de Maurice Pons, où, avant le grand gel de l’hiver, il pleuvait ainsi, intarissablement.

dimanche, mai 5 2013

Balade normande

Fantaisie

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Gérard de Nerval  - Odelettes in Petits Châteaux de Bohême (1853)

          L’un naissait au moment où l’autre touchait à la fin de sa vie douloureuse, troublée, « illuminée ».  L’un, c’est Guy de Maupassant, né, cela semble confirmé, au château de Miromesnil en Seine-Maritime, l’autre, c’est Nerval, dont la Fantaisie m’a trotté dans la tête alors que je me promenais, dimanche passé, par une belle et fraîche journée de printemps, dans les salles du rez-de-chaussée, le jardin potager, et le parc dudit château. En fait de coteau, on est sur un plateau, et point de rivière dans les parages, mais un saut-de-loup - ou haha, ( !), terme adopté par les Anglais -, dont j’ai découvert ce jour-là le sens et la physionomie, entre le bois et le parc, côté sud.

C’est un bien joli château, qui m’a évoqué aussi un des films de la série télévisée « L’Ami Maupassant », de Claude Santelli, - dont tous les épisodes que j’ai vus m’ont semblé parfaits (qu’attend-on pour la rééditer in extenso ? Je les préférais infiniment aux quelques « Chez Maupassant » honorables-sans-plus récemment produits par France 2). C’était Madame Baptiste (1974), une très sombre et saisissante histoire de fille de famille violée par un valet, qui m’avait beaucoup frappée, avec Isabelle Huppert dans un de ses tout premiers rôles, et un Roger Van Hool des plus séduisants. Il semblerait que là n’ait pas eu lieu le tournage, et pourtant sa physionomie, ses dépendances, ont fait ressurgir en moi les lointaines images du film.

Quelques images donc, en guise de promenade dominicale, dont celle prise à travers la grille hérissée qui évoque à la fois un bouquet de Saint Eloi, et, beaucoup plus rustique, l’arbre-aux-voyelles de Giuseppe Penone, au Luxembourg, autre promenade récente, autre réminiscence de Nerval.



















mercredi, mai 1 2013

Il y avait à Montmartre...

« Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. Il portait un binocle, une petite barbiche noire, et il était employé de troisième classe au ministère de l'Enregistrement. En hiver, il se rendait à son bureau par l'autobus, et, à la belle saison, il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon.

Dutilleul venait d'entrer dans sa quarante-troisième année lorsqu'il eut la révélation de son pouvoir. Un soir, une courte panne d'électricité l'ayant surpris dans le vestibule de son petit appartement de célibataire, il tâtonna un moment dans les ténèbres et, le courant revenu, se trouva sur le palier du troisième étage. Comme sa porte d'entrée était fermée à clé de l'inté­rieur, l'incident lui donna à réfléchir et, malgré les remontrances de sa raison, il se décida à rentrer chez lui comme il en était sorti, en passant à travers la muraille. Cette étrange faculté, qui semblait ne répondre à aucune de ses aspirations, ne laissa pas de le contrarier un peu et, le lendemain samedi, profitant de la semaine anglaise, il alla trouver un médecin du quartier pour lui exposer son cas. Le docteur put se convaincre qu'il disait vrai et, après examen, découvrit la cause du mal dans un durcissement hélicoïdal de la paroi strangulaire du corps thyroïde. Il prescrivit le surmenage intensif et, à raison de deux cachets par an, l'absorption de poudre de pirette tétravalente, mélange de farine de riz et d'hormone de centaure.

Ayant absorbé un premier cachet, Dutilleul rangea le médicament dans un tiroir et n'y pensa plus. » ...


 

mercredi, avril 24 2013

Camus - L'Etranger, en images

L’Étranger de Camus dans la version graphique de Jacques Ferrandez est sorti ! Il a été évoqué à l'émission L'Humeur Vagabonde de Kathleen Evin sur France Inter, hier soir. Ecoutez-la, ce type est passionnant, et l'émission, de la belle ouvrage.

On peut en feuilleter quelques pages ici, sur le site de Gallimard.

jeudi, mars 28 2013

Voix étouffées

En hommage à mes élèves, empêchés en cette journée vouée à la poésie de dire des textes dont ils auraient dû se faire la voix en mon absence, ce poème de Maram al Masri, que les voix des trois filles devaient faire entendre.

Les femmes comme moi
ignorent la parole,
le mot leur reste en travers de la gorge
comme une arête
qu'elles préfèrent avaler.
Les femmes comme moi
ne savent que pleurer
à larmes rétives
qui soudain
percent et s'écoulent
comme une veine coupée.

Les femmes comme moi
endurent des coups
et n'osent pas les rendre.
Elles tremblent de colère
réprimée.

             Lionnes en cage
             les femmes comme moi
             rêvent
             de liberté

              Maram al Masri - Les Âmes aux pieds nus

samedi, mars 9 2013

"De douceur me fera crever"...

 
J’ai lu récemment, pour un jury qui se tenait hier matin, une trentaine de nouvelles écrites par des lycéens, à partir de deux incipit proposés par l’écrivaine Carole Martinez. Si l’on passe sur l’extrême indigence de la langue employée dans la plus grande part de ces textes, il en ressort aussi que les histoires de couples qu’elles mettaient en scène (dans un décor imposé de bal masqué), étaient en général absolument désolantes. Trash, ou tartes. Hommes – masqués – systématiquement brutaux, débauchés, sadiques, violeurs, voire assassins. Femmes victimes, brutalisées et/ou extatiques, et finalement mortes, parfois. C’était hier la « Journée de la femme » (laquelle ? pas celle-là, j’espère), et il y avait entre les dizaines d’années de militantisme qui ont précédé et ces textes de jeunes filles un contraste très décourageant, non seulement en ce qui concerne les femmes, mais - et c’est bien pire - en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes. Ça m’évoque le succès de la trilogie des 50 nuances de gris plus ou moins foncé ou clair dont les « défenseurs du féminisme » (parmi lesquels Arnaud Viviant) voient une réjouissante manifestation de l’émancipation d’icelles, qui iraient sans rougir chercher chez le libraire ces salades à l’eau de rose pimentées de cruauté. J’y vois plutôt la manifestation d’un goût littéraire navrant accompagné d’un penchant inquiétant – même si fantasmatique – au statut de victime d’un gros bras riche et pervers. Harlequin version anthracite.   Toutes réflexions qui m’ont conduite à me mettre en quête du poème qui suit. Certes, il s’agit d’un éloge du mariage – lequel est à la mode, par les temps qui courent... Mais c’est surtout, sous la plume de « la première femme de lettres » française, la première à vivre de sa plume en tout cas, une si délicate évocation, à la fois hardie et suggestive, d’une relation fondée sur une intense douceur !

Je tire ce poème de Christine de Pizan (1364 - 1430) d’une vieille anthologie qui a adapté les textes en français moderne – au plus près, pour les rendre lisibles – , je ne suis donc pas sûre de son exactitude, et la toile est dans ce domaine assez peu éclairante. Mais somme toute, ce n’est pas grave ! le voici, c’est une ballade.

 

Douce chose est  que mariage
– Je le pourrais par moi prouver –
Pour qui a mari bon et sage
Comme Dieu me l’a fait trouver.
Loué soit celui qui sauver
Me le veuille, car  son soutien,
Chaque jour je l’ai éprouvé,
Et certes, le doux m’aime bien.

La première nuit du mariage,
Dès ce moment, j’ai pu juger
Sa bonté, car aucun outrage
Ne tenta qui dût me blesser.
Et avant le temps du lever
Cent fois me baisa, m’en souviens,
Sans vilenie dérober,
Et certes le doux m’aime bien.

Il parlait cet exquis langage :
« Dieu m’a fait vers vous arriver,
Tendre amie, et pour votre usage,
Je crois, il voulut m’élever. »
Ainsi ne cessa de rêver
Toute la nuit en tel maintien,
Sans nullement en dévier,
Et certes, le doux m’aime bien.

Princes, d’amour peut m’affoler
Quand il me dit qu’il est tout mien ;
De douceur me fera crever,
Et certes, le doux m’aime bien.


Christine de Pizan à sa table de travail
Enluminure tirée du manuscrit des
Œuvres de Christine de Pizan (début XVe)
British Library BL Harley 4431, f. 4

Les variations de la taille des caractères des textes que je publie ici relèvent pour moi de la diablerie. Pourquoi si petits aujourd'hui ? Mystères et arcanes de la cybernétique...

jeudi, mars 7 2013

Art Poétique

J'ai vu le menuisier
Tirer parti du bois.

J'ai vu le menuisier
Comparer plusieurs planches.

J'ai vu le menuisier
Caresser la plus belle.

J'ai vu le menuisier
Approcher le rabot.

J'ai vu le menuisier
Donner la juste forme.

Tu chantais, menuisier,
En assemblant l'armoire.

Je garde ton image
Avec l'odeur du bois.

Moi, j'assemble des mots
Et c'est un peu pareil.

Eugène GUILLEVIC – Terre à bonheur (1952)


samedi, février 23 2013

Charles Juliet - Lambeaux

     

Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. À chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l’horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t’étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. À jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s’épanouir ce qui te poussait à t’aventurer toujours plus loin, te maintenait les yeux ouverts face à l’inconnu. Tu n’aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises, il est certain que l’immense et l’amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t’aurait brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n’en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied.

       Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée.

Ce très beau texte est le prélude d’un ouvrage que j’ai évoqué ici ou là et dont je n’ai jamais pris le temps de parler plus avant. Il s’agit de Lambeaux,  publié en 1995, après une genèse de douze années, par Charles Juliet, alors âgé de 61 ans.

 C’est un ouvrage inclassable, construit en diptyque, où les « autobiographies » de ses deux mères : la mère perdue dès la naissance, la mère adoptive, se tissent avec celle de l’auteur lui-même. Mêlant étroitement des « lambeaux » de souvenirs familiaux ou personnels à des récits plus réalistes, tissant fiction et souvenirs, prose et lyrisme, l’œuvre tente de renouer un lien rompu dès l’origine entre la mère perdue puis morte et l’enfant, à la recherche d’une sorte de commune « langue maternelle » que l’écriture offrira finalement au fils comme à la mère.

 

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