Giono - Le Chant du monde

« Elle dira :
« - Dis-moi ce que tu vois.
« Et quoi lui dire ?

« Elle pourra toucher mon bras et connaître le tour de mes joues et de mon menton avec le bout de son doigt comme elle a fait pour le petit enfant. Elle pourrait connaître avec le plat de sa main et faire le tour de moi, et savoir où je m'arrête. Mais elle ne peut pas faire le tour de tout avec sa main. Elle ne peut pas toucher un arbre depuis le bas jusqu'au bout des feuilles. Elle ne peut pas toucher le renard qui saute dans l'éboulis comme une motte de feu. Elle ne sait pas où tout ça s'arrête et ce qu'il y a après ça, des arbres et des bêtes. Elle ne peut pas toucher le fleuve. Elle pourrait toucher le fleuve mais il faudrait qu'elle sache nager. Je peux lui apprendre à nager. (...)

« Elle peut me toucher moi, se dit Antonio, depuis le bas jusqu’en haut, et me connaître. Elle peut toucher le fleuve, pas seulement avec la main mais avec toute sa peau. Elle entrerait dedans. Elle l’écarterait devant elle avec ses bras, elle le frapperait avec ses pieds, elle le sentirait glisser sous ses bras, sur son ventre, peser sur son dos creux. Elle peut toucher une feuille et une branche. Elle peut toucher un poisson avec sa main quand je prendrai des poissons. Elle les touchera tous quand j’aurai renversé le filet dans l’herbe. Elle les touchera tout vivants quand ils passeront dans l’eau à côté d’elle et qu’ils feront claquer leurs nageoires contre sa peau. Elle touchera le chat des arbres qui reste dans l’île des geais et qui se laisse toucher quand il a mangé des tripes de poissons. Je tuerai des renards pour qu’elle les touche.  Elle sentira l'odeur de l'eau, l'odeur de la forêt, l'odeur de la sève quand Matelot abattra les arbres autour de son campement. Elle entendra craquer les arbres qui tombent et le bruit de la hache, et Matelot qui criera pour prévenir que l'arbre va tomber à droite et puis tout de suite après l'odeur des branches vertes et de sève, et puis cette odeur qui se fait plus légère chaque jour à mesure qu'on laisse ces arbres par terre avant qu'on les écorce, jusqu'à ressembler à la petite odeur d'anis des mousses en fleur. Mais comment faire pour tout le reste ? »

Il regarda les étoiles.

« Voilà les étoiles qui grossissent. Elles sont comme des grains de blé maintenant, se dit-il, mais comment faire? Je peux lui faire toucher des graines de blé et lui dire : c'est pareil. Elle ne pourra pas toucher les mouvements de tout. Elle touchera le chat des arbres quand il sera couché au soleil avec son doux ventre plein de tripes de poissons et le mouvement de ses flancs. Elle ne pourra pas toucher le chat des arbres quand il marchera là-haut sur les branches des chênes, quand il sautera dans la clématite, quand il se balancera dans les lianes, suspendu par ses griffes pour sauter dans le saule. Elle ne pourra pas toucher le renard qui vient boire au fleuve. Ni le poisson qui monte des fonds quand tout est tranquille et tout d'un coup il saute hors de l'eau comme une lune. Elle me dira : Qu'est-ce que c'est ce bruit ? »

J’ai lu ce texte en 1971, sans doute. En 4ème C (Non, c'était 4ème 3), dans le manuel Plaisir de lire de Jean Géhenno. Dont le titre n’était pas un vain titre ni un vœu pieux, je me souviens aussi, j’ai déjà dû l’écrire ici, d’y avoir découvert la scène de Mère Courage où Catherine bat du tambour pour avertir les gens de la ville de l’arrivée des ennemis, et « Karomama » de Milosz, ou le vol des pommes dans Les Confessions, ou la « Tête de faune » de Rimbaud, par exemple.

Et encore ce passage du Chant du monde, de Giono, dont l’empreinte a dû être si vivace que je savais qu’un jour je le lirai. Sans doute n’avais-je jamais rien lu de si puissamment sensuel – d’ailleurs, je me demande si le sens exact du mot « sensuel » ne m’est pas apparu ce jour-là précisément, sous la conduite, encore, d’Andrée Ferrier. La question avait été posée de la façon dont Clara, l’aveugle aux « yeux comme des feuilles de menthe », qui deviennent des « yeux de menthe » au fil du texte, entrerait dans le fleuve. Et, l’hypothèse naïve d’un maillot de bain écartée, il fallait bien ce que fût nue. Tremblement troublant d’une idée interdite, d’une infraction palpable au conformisme académique de l’enseignement, auquel le cours de ce jour-là échappait plus encore que d’autres.

Je pense qu’il n’y avait pas tout le texte que je viens de citer. Je crois que cela commençait à l’entrée dans le fleuve, mais je n’ai pas voulu amputer le passage de plus que de la conversation à voix haute qui l’interrompt, entre Antonio et Matelot de part et d’autre du fleuve, alors qu’ils sont partis à la recherche du besson aux cheveux rouges, le fils de Matelot, disparu au pays Rebeillard.

J’ai donc lu, bien plus tard, Le Chant du monde. Éblouie, bouleversée, portée par le lyrisme de cette prose, par l’incandescence des descriptions de paysages, par l’humanité des personnages, par la mâle séduction d’Antonio, l’homme du fleuve. Par ces dialogues, elliptiques ou offensifs, dont qui peut dire quelle est en eux la part d’une forme de réalisme (avec traits dialectaux réinventés), et de la fantaisie poétique propre à Giono.

C’est un livre, où, à peine entré, on est saisi sans pouvoir se déprendre. Un carmen, une incantation, une prose venue du fond des origines. Une Iliade, une Odyssée, une Enéide assaisonnée d’une pincée de Bucoliques, puisque c’est chez les bouviers du pays Rébeillard qu’a disparu le besson aux cheveux rouges (épithète homérique), qui nouveau Pâris, a enlevé Gina Maudru, la fille du chef. Il y a donc de savoureux échanges d’injures - et comme je n’ai pas ce soir le livre sous la main, et que je n’avais pas pris la peine de les taper, je ne peux en donner d’échantillon - des combats d’homme à homme ou en troupes, une atmosphère intensément virile. C’est un roman d’hommes où les femmes ont leur part, de Gina la vieille avec sa cour d’hommes soumis à Gina la jeune toute furieuse d’amour, ou à Clara aux yeux de menthe qui sait voir ce que les clairvoyants ne voient pas.

La langue est belle, drue, savante et riche, la composition, au fil des saisons, de l’automne au printemps, savamment rythmée entre pauses et crescendos. J’y reviendrai quand j’aurai récupéré le livre, parce que c’est selon moi un des plus beaux romans du vingtième siècle, irrigué par un souffle créatif et un humanisme, un panthéisme que Giono lui-même n’a plus jamais retrouvés avec cette lumière, cette passion-là.

Voici l’ouverture, splendide au sens étymologique aussi du terme, de la seconde partie – du second mouvement – du roman.

«L'hiver au pays Rébeillard était toujours une saison étincelante. Chaque nuit la neige descendait serrée et lourde (...) Les villes, les villages, les fermes du Rébeillard dormaient ensevelis dans ces épaisses nuits silencieuses. De temps en temps toutes les poutres d'un village craquaient, on s'éveillait, les épais nuages battaient des ailes au ras de terre en froissant les forêts. Mais tous les matins arrivaient dans un grand ciel sans nuages, lavé par une petite brise tranchante. À peine sorti de l'horizon, le soleil écrasé par un azur terrible ruisselait de tous côtés sur la neige gelée ; le plus maigre buisson éclatait en cœur de flamme. Dans les forêts métalliques et solides le vent ne pouvait pas remuer un seul rameau ; il faisait seulement jaillir sur l'embrasement blanc des embruns d'étincelles. Des poussières pleines de lumière couraient sur le pays. Parfois, au large des chemins, plats, elles enveloppaient un homme qui marchait sur des raquettes, ou bien, surprenant les renards malades à la lisière des bois, elle les forçait à se lever et à courir vers d’autres abris. Les bêtes s’arrêtaient en plein soleil avec leurs poils tout salés de neige gelée, dure comme une poussière de granit ; elles se léchaient dans les endroits sensibles pour se redonner du chaud et elles repartaient en boitant vers l'ondulation lointaine d'un talus. Le jour ne venait plus du soleil seul, d'un coin du ciel, avec chaque chose portant son ombre, mais la lumière bondissait de tous les éclats de la neige et de la glace dans toutes les directions et les ombres étaient maigres et malades, toutes piquetées de points d’or. On aurait dit que la terre avait englouti le soleil et que c'était elle, maintenant, la faiseuse de lumière. On ne pouvait pas la regarder. Elle frappait les yeux : on les fermait, on la regardait de coin pour chercher son chemin et c'est à peine si on pouvait la regarder assez pour trouver la direction ; tout de suite le bord des paupières se mettait à brûler et, si on s'essuyait l'œil, on se trouvait des cils morts dans les doigts. Ce qu'il fallait faire c'est chercher dans les armoires des morceaux de soie bleue ou noire. Ça se trouvait parfois dans les corbeilles où les petites filles mettent les robes des poupées. On se faisait un bandeau, on se le mettait sur les yeux, on pouvait alors partir et marcher dans une sorte d'étrange crépuscule qui ne blessait plus. Vers les midi - c'est le moment qu'on choisissait pour les petits voyages, les déplacements de ferme à ferme, ou pour se dégourdir un peu quand on s'était rôti devant derrière l'âtre - le pays était parcouru par des hommes, des femmes ou des chevaux marqués. Tout ça marchait lentement avec comme un peu de fatigue ainsi qu'il est d'usage de marcher dans les crépuscules. Ceux qui avaient des masques noirs avaient des gestes encore plus fatigués, ceux des masques bleus un peu moins, mais quand on se rencontrait on se mettait à se parler lentement sans grand entrain et on redressait péniblement ses reins comme si on était après un gros travail à la fin d'un jour. Pourtant, c'était midi, avec un soleil exaspéré par les cent mille soleils de la neige et on venait à peine de se lever des escabeaux autour du feu. Mais c'était à  cause de ces masques de soie qu'on était obligé de porter contre l'éblouissement et parce que dans la tête on avait la couleur du soir. »

Le souvenir m’en était resté tellement vivace, tant d’années après, que j’avais le sentiment de l’entendre en moi-même.

Commentaires

1. Le mardi, juin 9 2015, 17:01 par nathalie

Agnès,
Ta chronique du 30 mai 2015 me renvoie à la lecture de ton article ci-dessus. Et me voici, par la force évocatrice de tes souvenirs et la beauté du texte de Giono, renvoyée aussi à mon propre pays d'enfant lectrice...un texte de Colette "J'appartiens à un pays que j'ai quitté...", dictée qui fit mes délices en classe de 4eme. Mais aussi à la lecture, la même année, de ce Chant du monde, que je n'avais sans doute pas entièrement compris mais pour lequel j'ai frémi, enivrée par la puissante nature.
J'écris dans ma classe de prof, dans l'attente d'une réunion, et me voici soudain redevenue l'élève avide de lectures et de découvertes d'auteurs.

Nathalie

2. Le samedi, juin 20 2015, 14:37 par Agnès

Bonjour Nathalie,

 

je me réjouis de ces réminiscences littéraires, qui font des professeurs bien plus que des techniciens du "français" des amoureux des textes et des livres.
 

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://blogs.ac-amiens.fr/let_convolvulus/index.php?trackback/439

Fil des commentaires de ce billet