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samedi, juillet 21 2012

Jeanette Winterson - Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?

Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? est une variété de texte autobiographique complètement foutraque, irrigué par une énergie et une ardeur à vivre et à aimer d’autant plus intenses que l’auteur a connu une enfance difficile, incohérente, violente, placée sous le signe d’une mère adoptive possédée par l’Apocalypse. Il en résulte un texte absolument inclassable, protéiforme, tressant récits d’épisodes douloureux ou heureux avec des réflexions sur la vie familiale, sociale, politique, truffé d’aphorismes divers. Le texte d’une moraliste (au sens d’observatrice des mœurs) qui a dû entre autres son salut au commerce obstiné des livres dans les bibliothèques, où elle avait entrepris de lire méthodiquement « la littérature anglaise en prose de A à Z », poètes exceptés, les poètes pouvant être abordés sans passer par l’ordre alphabétique, à la suite de la découverte incidente de Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot (encore, juste après Pierre Magnan, coïncidence).

J’y reviendrai quand j’aurai plus de temps, mais j’en extrais le passage ci-dessous, parce qu’il évoque selon moi une expérience humaine essentielle, et universelle.

« Plus je lisais, plus je me battais contre le présupposé selon lequel la littérature serait destinée à une minorité – instruite ou issue d’une classe particulière. J’avais moi aussi droit aux livres. Je n’oublierai pas mon excitation à la découverte du premier poème répertorié de la langue anglaise, composé par un berger de Whitby vers 680 après J.-C. (« l’hymne de Caedmon ») à l’époque où l’abbaye de la ville était dirigée par sainte Hilda.

Imaginez un peu… une femme au pouvoir et un garçon vacher illettré qui crée un poème d’une si grande beauté que les moines instruits l’ont couché sur le papier et l’ont raconté aux visiteurs et aux pèlerins.

C’est une bien belle histoire que raconte ce poème – Caedmon préfère la compagnie des arbres à celle des gens et ne connaissant ni poésie ni chanson, il retourne bien vite à ses vaches et à sa tranquillité à la fin des festivités organisées par l’abbaye où tous sont invités à chanter ou à réciter des poèmes. Mais cette nuit-là, un ange apparaît et lui demande de chanter – s’il peut chanter pour l’ange. Caedmon lui répond tristement qu’il ne connaît pas de chanson, mais l’ange lui dit de chanter quand même – de chanter la création du monde. Caedmon ouvre alors la bouche et il en sort une chanson. (allez jeter un coup d’œil à l’un des premiers récits qu’en donne Bède le vénérable dans L’Histoire ecclésiastique du peuple anglais.)

Plus je lisais, plus je me sentais liée à travers le temps à d’autres vies et éprouvais une empathie plus profonde. Je me sentais moins isolée. Je ne flottais plus sur mon petit radeau perdu dans le présent ; il existait des ponts qui menaient à la terre ferme. Oui, le passé est un autre pays, mais un pays que l’on peut visiter et dont on peut rapporter ce dont on a besoin.

La littérature est un terrain d’entente. »