samedi, juillet 14 2012

Giono - Le Chant du monde

« Elle dira :
« - Dis-moi ce que tu vois.
« Et quoi lui dire ?

« Elle pourra toucher mon bras et connaître le tour de mes joues et de mon menton avec le bout de son doigt comme elle a fait pour le petit enfant. Elle pourrait connaître avec le plat de sa main et faire le tour de moi, et savoir où je m'arrête. Mais elle ne peut pas faire le tour de tout avec sa main. Elle ne peut pas toucher un arbre depuis le bas jusqu'au bout des feuilles. Elle ne peut pas toucher le renard qui saute dans l'éboulis comme une motte de feu. Elle ne sait pas où tout ça s'arrête et ce qu'il y a après ça, des arbres et des bêtes. Elle ne peut pas toucher le fleuve. Elle pourrait toucher le fleuve mais il faudrait qu'elle sache nager. Je peux lui apprendre à nager. (...)

« Elle peut me toucher moi, se dit Antonio, depuis le bas jusqu’en haut, et me connaître. Elle peut toucher le fleuve, pas seulement avec la main mais avec toute sa peau. Elle entrerait dedans. Elle l’écarterait devant elle avec ses bras, elle le frapperait avec ses pieds, elle le sentirait glisser sous ses bras, sur son ventre, peser sur son dos creux. Elle peut toucher une feuille et une branche. Elle peut toucher un poisson avec sa main quand je prendrai des poissons. Elle les touchera tous quand j’aurai renversé le filet dans l’herbe. Elle les touchera tout vivants quand ils passeront dans l’eau à côté d’elle et qu’ils feront claquer leurs nageoires contre sa peau. Elle touchera le chat des arbres qui reste dans l’île des geais et qui se laisse toucher quand il a mangé des tripes de poissons. Je tuerai des renards pour qu’elle les touche.  Elle sentira l'odeur de l'eau, l'odeur de la forêt, l'odeur de la sève quand Matelot abattra les arbres autour de son campement. Elle entendra craquer les arbres qui tombent et le bruit de la hache, et Matelot qui criera pour prévenir que l'arbre va tomber à droite et puis tout de suite après l'odeur des branches vertes et de sève, et puis cette odeur qui se fait plus légère chaque jour à mesure qu'on laisse ces arbres par terre avant qu'on les écorce, jusqu'à ressembler à la petite odeur d'anis des mousses en fleur. Mais comment faire pour tout le reste ? »

Il regarda les étoiles.

« Voilà les étoiles qui grossissent. Elles sont comme des grains de blé maintenant, se dit-il, mais comment faire? Je peux lui faire toucher des graines de blé et lui dire : c'est pareil. Elle ne pourra pas toucher les mouvements de tout. Elle touchera le chat des arbres quand il sera couché au soleil avec son doux ventre plein de tripes de poissons et le mouvement de ses flancs. Elle ne pourra pas toucher le chat des arbres quand il marchera là-haut sur les branches des chênes, quand il sautera dans la clématite, quand il se balancera dans les lianes, suspendu par ses griffes pour sauter dans le saule. Elle ne pourra pas toucher le renard qui vient boire au fleuve. Ni le poisson qui monte des fonds quand tout est tranquille et tout d'un coup il saute hors de l'eau comme une lune. Elle me dira : Qu'est-ce que c'est ce bruit ? »

J’ai lu ce texte en 1971, sans doute. En 4ème C (Non, c'était 4ème 3), dans le manuel Plaisir de lire de Jean Géhenno. Dont le titre n’était pas un vain titre ni un vœu pieux, je me souviens aussi, j’ai déjà dû l’écrire ici, d’y avoir découvert la scène de Mère Courage où Catherine bat du tambour pour avertir les gens de la ville de l’arrivée des ennemis, et « Karomama » de Milosz, ou le vol des pommes dans Les Confessions, ou la « Tête de faune » de Rimbaud, par exemple.

Et encore ce passage du Chant du monde, de Giono, dont l’empreinte a dû être si vivace que je savais qu’un jour je le lirai. Sans doute n’avais-je jamais rien lu de si puissamment sensuel – d’ailleurs, je me demande si le sens exact du mot « sensuel » ne m’est pas apparu ce jour-là précisément, sous la conduite, encore, d’Andrée Ferrier. La question avait été posée de la façon dont Clara, l’aveugle aux « yeux comme des feuilles de menthe », qui deviennent des « yeux de menthe » au fil du texte, entrerait dans le fleuve. Et, l’hypothèse naïve d’un maillot de bain écartée, il fallait bien ce que fût nue. Tremblement troublant d’une idée interdite, d’une infraction palpable au conformisme académique de l’enseignement, auquel le cours de ce jour-là échappait plus encore que d’autres.

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samedi, mars 31 2012

Marseille, Giono

Pour qui regarde avec les yeux de la foi, Notre-Dame-de-la-Garde est tout au fond, contre le ciel. C'est Marseille vu d'Allauch, début mars.

Mon Marseille est bien postérieur à celui évoqué par Giono. Mais pour moi qui ai habité sous « la hanche de Notre-Dame-de-la-Garde », le texte qui suit, extrait du chapitre I de Mort d’un personnage, réveille avec une acuité éblouissante le souvenir de la ville. Aujourd’hui, il y a dans le quartier évoqué par Giono - selon un itinéraire passablement excentrique, me semble-t-il - essentiellement des commerces de luxe, mais qu’importe. Dans cette merveille de prose olfactive bat le cœur vif de la ville.

« Mais, à sept heures précises, quand nous sortions de la maison, c’était le matin sur la mer, par-delà les rochers blêmes et trois cyprès.(…) Par-dessus les collines de l’Estaque fumaient les poussières de la Crau. Un des cyprès, le plus long, s’en allait à travers la mer jusqu’à Planier. Mais, à partir de là, sous les premiers rayons du soleil glissant à travers les falaises de Cassis, le large était d’une eau entièrement nue.

« Pauvre fille » était très sensible à la liberté. Elle n’avait que ça en tête. « Allons », disait-elle. J’avais chaque fois l’espoir que c’était pour poser notre premier pied sur le rocher, notre second sur le cyprès, notre troisième dans le bleu du large, notre quatrième de l’autre côté où le monde verdoie. Car nous ne formions plus, elle et moi, qu’un seul quadrupède libre. Mais c’était pour prendre simplement une de ces sept ruelles en escalier qui descendaient dans Marseille, noire de ses fumées. Nous nous vengions en dévalant à toute vitesse les larges marches ; j’aimais beaucoup les jupes de « Pauvre fille » qui faisaient un bruit d’ailes. C’était l’heure où circulaient les premiers omnibus. Des nuées de moineaux tombaient des arbres du cours Notre-Dame et venaient voleter jusque sous la queue des chevaux. On rencontrait le ferblantier en chapeau melon, avec sa boîte d’herboriste pendue à l’épaule. Sous ses fumées, la ville était bleue et elle grondait doucement derrière ses fenêtres.

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