Octave Mirbeau - Le Journal d'une femme de chambre

Du sang, de la volupté, de la mort, beaucoup de vrai vice et de fausse vertu, d’amertume grinçante, quelques rares sourires de tendresse… on sent à la simple expression de cet instantané de lecture l’importance de la dimension morale dans l’œuvre de Mirbeau. Enfin l’œuvre… j’ai seulement relu, bien trente-cinq ans plus tard, le Journal d’une femme de chambre, tenu par Célestine, soubrette éminemment parisienne exilée après moult vicissitudes dans une sombre villa normande, où règnent aigreur, pingrerie, malveillance… mon exemplaire en livre de poche, fond rose suave pour une photo du film de Buñuel (où l’on voit le maître fétichiste d’une Célestine inexpressive et à demi-détournée penché avec ferveur sur son pied chaussé d’une bottine) est totalement délavé, les pages ont jauni, pas terrible d’ailleurs cette illustration de 1976. Mais mon plaisir de lectrice s’est réveillé tout vif. Cette Célestine ainsi nommée par antiphrase sarcastique par son créateur (encore qu’elle ait du goût pour les fastes et les ors de la religion, elle le redit à mainte reprise) est une servante assez érudite pour tenir son journal. Dame ! c’est qu’elle a lu Paul Bourget, où elle a puisé le goût du style et de l’analyse psychologique.

La voilà donc domestique – mais non « femme de chambre » - chez ses nouveaux maîtres :

« Je n’ai pas encore écrit une seule fois le nom de mes maîtres. Ils s’appellent d’un nom ridicule et comique : Lanlaire… Monsieur et madame Lanlaire… Monsieur et madame va-t’faire Lanlaire !… Vous voyez d’ici toutes les bonnes plaisanteries qu’un tel nom comporte et qu’il doit forcément susciter. Quant à leurs prénoms, ils sont peut-être plus ridicules que leur nom et, si j’ose dire, ils le complètent. Celui de Monsieur est Isidore ; Euphrasie, celui de Madame… Euphrasie !… Je vous demande un peu. »

Comme on le voit, Célestine n’a ni la langue, ni la plume, dans sa poche.

Son journal est évidemment pour Mirbeau un biais pour brocarder à tout va les vices, les hypocrisies, les turpitudes morales, sociales, sexuelles de la société de son époque, bourgeois en tête, mais nul n’en réchappe, ni les curés, ni même les domestiques, car toute charmante que soit Célestine, elle n’en est pas moins immorale, cruelle, opportuniste.

« (…) ce que je cherche, je l’ignore… et j’ignore aussi qui je suis.

Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi… Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l’ordure, c’est-à-dire de la souffrance… Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l’espoir réalisé, et il garde l’amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n’est plus douloureux et laid que ce rire ; il brûle et dessèche… Mieux vaudrait, peut-être, que j’eusse pleuré ! Et puis, je ne sais pas… Et puis, zut !… Arrivera ce qui pourra… »

Rien de manichéen donc dans cet univers où la verve polémique du créateur irrigue et nourrit celle de sa créature. Il y a du Maupassant (La Petite Roque), dans cette chronique de la vie normande émaillé en flashes back réguliers de « scènes de la vie parisienne » version office.

On en sort grisé par la force du style, et troublé par la noirceur de l’univers évoqué. Car si Célestine fait une fin selon son cœur, le lecteur quitte quant à lui ce roman avec un sentiment d’amertume, et peu de penchant pour la philanthropie…

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