Festival de crêpe

Eh bien voilà. Je ne pouvais pas commencer pire. Je fais ma première note de 2009 sur un Westlake pas terrible (on ne devrait jamais commencer une année par une note de lecture négative) et le lendemain, Westlake est mort. La veille, en fait, mais je ne l'ai su que le lendemain, si vous me suivez. Dans le genre hécatombe des humoristes. Comme je n’ai pas envie de me spécialiser dans la notice nécrologique, je préfère vous copier ci-dessous - ce sera le meilleur des hommages - quelques passages savoureux et caractéristiques – parmi les bouquins qui sont encore à la maison. Parce qu’il y aurait eu sinon le début de Jimmy the kid, avec un dialogue nocturne de cour d’immeuble au petit poil, et un autre dialogue, ponctué de monologue intérieur, dans Drôles de Frères, quand Frère Benedict et l’abbé discutent avec le technocrate qui doit raser leur couvent. Grands moments d’hilarité dans ma carrière de lectrice.
Voici donc le début de Pierre Qui brûle (édition folio) rebaptisée Pierre Qui roule (The Hot Rock ) dans la récente édition Rivages. Comme l’indique le premier mot, c’est un Dortmunder. (Ainsi disent les Westlakophiles, par antonomase. Il y a les Dortmunder, et les autres.)

Dortmunder se moucha.

- Monsieur le directeur, dit-il, vous ne pouvez pas savoir à quel point j’apprécie ce que vous avez fait pour moi.
Ne sachant pas quoi faire du Kleenex, il le garda, roulé en boule, au ceux de sa paume.
Le directeur Outes le gratifia d’un sourire épanoui, se leva et contourna son bureau pour s’approcher de Dortmunder dont il tapota le bras en répondant :
- Ce sont ceux que je peux sauver qui me procurent le plus de satisfaction.
C’était le genre du fonctionnaire d’aujourd’hui, sorti d’un collège, athlétique, énergique, animé d’un esprit de réforme, idéaliste, jouant les copains. Dortmunder le haïssait.
- Je vais vous accompagner à la grille, ajouta le directeur.
- Ne vous donnez pas ce mal, dit Dortmunder.
Le Kleenex était froid et gluant contre sa paume.
- Mais ça me fera plaisir, insista le directeur. Je serai heureux de vous voir franchir cette porte et de savoir que plus jamais vous ne ferez de mauvais pas, que plus jamais vous ne reviendrez entre ces murs ; et savoir que j’ai joué un petit rôle dans votre réhabilitation, vous ne pouvez pas savoir le plaisir que ça me donnera.
Dortmunder n’éprouvait aucun plaisir, lui. Il avait vendu sa cellule pour trois cents dollars - elle avait un robinet d’eau chaude qui fonctionnait, elle était reliée à l’infirmerie par un tunnel, et ça en faisait une vraie occasion, à ce prix-là – et l’argent devait lui être refilé au moment où il sortirait. Il n’avait pas pu le prendre avant, sinon, on l’aurait trouvé sur lui au moment de la dernière fouille. Mais comment pourrait-on le payer si le directeur se tenait à côté de lui ?
Tentant un coup désespéré, il déclara :
- Monsieur le directeur, c’est dans ce bureau que je vous ai toujours vu, dans ce bureau que j’ai écouté vos….
- Allons, venez, Dortmunder, coupa le directeur. Nous pouvons continuer à bavarder en nous dirigeant vers la grille.
Ils se dirigèrent donc côte à côte vers la grille. En fin de trajet, comme ils traversaient la grande cour, Dortmunder vit Creasey, le prévôt qui devait lui remettre les trois cents dollars, faire quelques pas dans sa direction puis s’immobiliser brusquement. Creasey esquissa un petit geste qui signifiait : il n’y a rien à faire.
Dortmunder fit à son tour un petit geste qui signifiait : je le sais, nom de Dieu, qu’il n’y a rien à faire.
À la grille, le directeur lui tendit la main en disant :
- Bonne chance, Dortmunder. Oserai-je dire que j’espère ne jamais vous revoir.
C’était une plaisanterie, sans aucun doute, car il se mit à glousser.
Dortmunder transféra le Kleenex dans sa main gauche. Le mouchoir en papier, vraiment bien rempli, avait débordé au creux de sa paume. Il prit la main du directeur et répondit :
- J’espère aussi ne jamais vous revoir, monsieur le directeur.
Ça n’était pas une plaisanterie, mais il gloussa quand même.
L’expression du directeur s’était soudain légèrement figée.
- Oui, dit-il. Oui.
Dortmunder se détourna et le directeur examina la paume de sa main.
La haute grille s’ouvrit. Dortmunder sortit et la haute grille se referma. Il était libre, il avait payé sa dette à la société. Il avait également paumé trois cents bifetons, nom de Dieu, du fric sur lequel il comptait. Il ne lui restait plus que dix dollars et un billet de chemin de fer.
Écœuré, il jeta son Kleenex sur le trottoir.

Pour le plaisir de le salir.

 

Début classique de Dortmunder : ça commence toujours par un ratage. On y trouve la rapidité du récit, la vivacité des dialogues, les observations sur la société américaine, le sens du geste et de la mimique, le mélange du récit extérieur avec le point de vue interne du personnage, et l’autonomie des objets, inépuisable source de gags. Pierre Qui brûle est un très grand Dortmunder.

http://cinoque.blogs.liberation.fr/waintrop/2009/01/donald-westlake.html

And THERE is the official site.

Commentaires

1. Le lundi, janvier 5 2009, 14:40 par Zx

Aïe ! RIP Donald Westlake mais excellente année tout de même chère Agnès.

2. Le lundi, janvier 5 2009, 17:12 par Agnès
Hi Zx, quelle bonne tulipe ! Meilleurs vœux à vous aussi, A.
3. Le lundi, juin 7 2010, 17:08 par dasola

Bonjour, j'ai lu en effet ce festival de crêpe: c'est très daté mais cela se lit vite. Le décor m'a fait vraiment penser à ceux de films des années 50. En revanche, qu'il vaut mieux lire un autre roman que celui là pour découvrir l'oeuvre de l'auteur. Bonne soirée.

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