mardi, avril 23 2013

Rosamond Lehmann - Poussière

Le bonheur de lire les romancières anglaises. Jane Austen, les sœurs Brontë - les trois -, George Eliot (il faudra que je relise Le Moulin sur la Floss), Mary Webb, Daphné du Maurier, Elizabeth Goudge, Shirley Hazzard… Et entre hier et aujourd’hui, Rosamond Lehmann, Poussière (Dusty Answer).  Je suis sûre que ce bouquin devait être à la bibliothèque du lycée Montgrand, tant son titre accolé au nom de son autrice – le traducteur de Poussière écrit « autoresse », why not ? - m’est familier. Mais je suis sûre de ne l’avoir jamais lu, jusqu’à aujourd’hui, où je l’ai dévoré.

Il y a les cinq cousins de la maison voisine : les garçons : Julien (Julian ? most probably), Martin, Charlie et Roddy – et leur cousine Mariella, et puis l’héroïne, Judith, enfant solitaire et incertaine d’elle-même, méditative et studieuse, intensément proche de la nature aussi, de la splendeur de son jardin, dans une intimité sensuelle avec la rivière, où elle nage la nuit, l’étang, où elle patine à perdre haleine, ou les arbres, qu’elle est capable d’escalader jusqu’à leur faîte. Cette merveilleuse façon qu’ont les Anglais(e)s d’évoquer la nature, dans une langue riche, charnue, foisonnante.

« C’était un jour sans soleil. Une lumière voilée tombait sur la campagne comme à travers une vitre faiblement teintée de bleu, sous laquelle le printemps se tenait immobile, retiré, aussi fixe qu’une peinture. Le vert tendre de la prairie où ils étaient réunis s’entourait du vert ardent et doux de la petite haie ; sur cette haie, l’épine noire jetait, en larges éparpillements, son tissu de neige fragile. Au-delà du pré, une coupe de mélèzes était tout illuminée de panaches de feu vert ; et sur sa bordure, purs contre le brun-violet des tronc enchevêtrés, un ou deux arbres juvéniles déployaient leurs feuilles nouvelles, comme un vol de phalènes arrêté dans son essor. Partout régnait le vert prodigue et débordant, étouffé, accablé sous le poids de la vie, et paisible, replié sur lui-même consumant son propre cœur. Partout la floraison blanche, dans son ascension légère, se libérait de ses attaches avec la terre et son enfantement douloureux : et flottant par les airs, ne gardait qu’un secret, celui de la beauté, ignorant tout, n’exprimant rien. »

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dimanche, avril 21 2013

Westlake - Voleurs à la douzaine

« Ils pénétrèrent dans une longue construction dotée d'une large allée centrale en béton, parsemée de boue et de paille. Quelques ampoules de faible voltage pendaient des poutres en bois brut au-dessus de l'allée et des séparations en bois, à mi-hauteur, bordaient les deux côtés. C'étaient les stalles, occupées aux deux tiers.

En traversant cette première écurie, Dortmunder apprit plusieurs choses au sujet des chevaux : 1) Ils sentent mauvais. 2) Ils respirent, bien plus que tout ce qu'il avait rencontré jusqu'alors dans sa vie. 3) Ils ne dorment pas, même la nuit. 4) Ils ne s'assoient même pas. 5) Ils s'intéressent beaucoup aux gens qui passent. Et 6) ils ont des cous extrêmement longs. Quand deux chevaux qui se trouvaient de chaque côté de Dortmunder, chacun dans sa stalle, tendirent la tête vers lui en retroussant leurs grosses lèvres noires pour montrer leurs énormes dents carrées semblables à des pierres tombales, en reniflant et en soufflant avec leurs narines qui ressemblaient à des canons de fusil, et le mettant en joue, il s'aperçut que l'allée n'était pas si large que ça, finalement.

''Bon sang'', dit Kelp, ce qui ne lui arrivait pas souvent. »


Dortmunder à la campagne, sollicité pour voler « Le Mauvais cheval » - c'est le titre de la nouvelle -, un étalon du tonnerre de dieu, destiné à enrichir une lignée de claquettes par quelques saillies clandestines, vous y auriez pensé ?

Ce sont des nouvelles. Il y en a douze (le recueil s'intitule Voleurs à la douzaine – Thieves'dozen), et je les ai trouvées hier soir sur l'étagère de ma chambre de passage, juste avant de m'effondrer. Je n'en ai lu que quatre, mais je n'attendrai pas une minute (ni un ordinateur en état de marche, le mien ayant collapsé, alas!) pour témoigner de ma jubilation. Et dire que j'ignorais jusqu'à l'existence de ce recueil pourtant publié en 2004 par Westlake, en 2008 par Rivages, et en 2011 pour l'édition de poche, à croire que Stéphane-de-Pages-d'Encre aurait oublié mes monomanies, quant à Sylviane, la pauvre, qui connaissait son rayon poche comme le fond de la sienne, elle a été reléguée au rayon « livres scolaires » ! Si c'est pas du pur gâchis !!!

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vendredi, avril 19 2013

Ronsard - Derniers vers

Je n'ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
 
Apollon et son fils deux grands maitres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m'a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon œil est étoupé,
Mon corps s'en va descendre où tout se désassemble.
 
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
 
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu chers compagnons, adieu mes chers amis,
Je m'en vais le premier vous préparer la place.


                                                                                                                                                                                        Jan VERMEULEN, Livres et instruments de musique                                                                                                                                                                                  Huile sur bois. (XVIIe - Musée de Nantes)

dimanche, avril 14 2013

Jonathan Coe - La Vie très privée de Mr Sim

Si tout s'est bien passé pour lui – et n'en déplaise à son arrogant créateur - Maxwell Sim a aujourd'hui 52 ans, et j'espère que pour lui la vie s'est ouverte et apaisée. Il en avait quarante-huit en 2009, au cours de ce long hiver de dégringolade et de découvertes que conte le roman de Jonathan Coe, La Vie très privée de Mr Sim, en anglais : The Terrible Privacy of Maxwell Sim, traduit, très honorablement, par Josée Kamoun. 'Terrible intimité' qui le laisse toujours plus seul avec lui-même, jusqu'à l'habitacle de la Toyota Prius où il est découvert, dès le premier chapitre du roman – un entrefilet de presse -, quasi nu et quasi gelé, au Nord-Est de l’Écosse, à proximité d'Aberdeen.

C'est sa voix qui conte son histoire, relayée de place en place par des récits enchâssés, eux aussi majoritairement écrits à la première personne, mais pas la même. D'abord, celle de l'oncle Clive de Poppy-rencontrée-à-l'aéroport-de-Singapour, une longue lettre où est narrée l'histoire de Donald Crowhurst, le navigateur solitaire mystificateur parti en octobre 68 sur l'océan en quête de gloire, de rêve, de la racine carrée de -1, jusqu'à la folie complète.

Puis une nouvelle très autobiographique écrite – à la troisième personne cette fois - en atelier d'écriture, par Carolyn, l'ex-femme de Max : La Fosse-aux-orties, qui le renvoie nommément à un épisode indigne de son passé pas si ancien (2002 ?). A quoi fait suite le récit, sous forme d'un essai de psycho sur le viol de l'intimité, écrit par la sœur de l'un des protagonistes du récit précédent (Alyson, sœur de Chris), essai concernant à la fois Max lui-même et son père (1976/1980).

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dimanche, avril 7 2013

Khalil Gibran

Je vivrai par-delà la mort,
Je chanterai à vos oreilles
même après avoir été emporté
par la grande vague de la mer
jusqu’au plus profond de l’océan.
Je m’assiérai à votre table
bien que mon corps paraisse absent,
je vous accompagnerai dans vos chants
esprit invisible,
je m’installerai avec vous devant l’âtre,
hôte invisible.
La mort ne change que les masques
qui recouvrent nos visages.
Le forestier restera forestier,
le laboureur, laboureur,
et celui qui a lancé sa chanson au vent
continuera à la chanter aux sphères mouvantes, là-bas.

Le Jardin du prophète.

vendredi, avril 5 2013

Westlake - Et vous trouvez ça drôle ? (Dortmunder, fin)

Ingrédients, lieux et personnages :

-          Un jeu d’échecs de trois-cents kilos, pièces en or massif et rubis ou perles, plateau d’ébène et ivoire, coffret de teck, destiné au tsar Nicolas II, égaré en pleine explosion révolutionnaire dans le port de Mourmansk, et annexé par une troupe de soldats américains - puis disparu.

-          Le dôme doré à l’or d’une mosquée en construction (« quatre mètres et demi de diamètre, trois et demi de haut »), en attente sur un chantier de Brooklyn. Ça, c’est le projet de Murch, décliné à son grand dépit par le reste de la bande.

-          Une inexpugnable chambre-forte sous un immeuble de soixante étages, avec banque et cabinet de juristes, en pleine Cinquième Avenue

-          Une vaste propriété perdue en pleins bois au cœur des Berkshires (Massachussetts), et fermée depuis trois ans.

-          Un flic en retraite recyclé dans les enquêtes privées, et fort au fait – avec photos – d’agissements illicites antérieurs  de Dortmunder et de sa bande

-          Le descendant floué d’un des soldats américains dépositaires du jeu d’échecs. Chimiste plein-aux-as en retraite. Au demeurant réduit par la maladie à l’état d’infirme, physiquement susceptible d’adopter toutes sortes de formes déconcertantes

-          Un jeune couple de glandeurs installé dans la susdite propriété pour y forniquer à loisir et en toute quiétude.

-          Une jeune avocate et son ami illustrateur, un peu glandeur, et cuistot émérite. La jeune femme étant la petite-fille du chimiste sus-mentionné

-          Une richissime, procédurière, excentrique, descendante d’un autre des soldats qui.... « Livia Northwood Wheeler (...). Elle est plus riche que Dieu. En réalité, elle n’est pas loin de considérer Dieu comme un parvenu. »

-          John Dortmunder, en plein marasme. Je le verrais bien avec la tête de Jean-Pierre Bacri, tiens.

-          Andy Kelp, toujours plus lettré, désormais bien installé avec Anne-Marie. Stan Murch, toujours plus balourd et obsédé par les itinéraires. Judson Blint, la très sexy J.C. et son improbable amant Tiny Bulcher, toujours plus massif, tous trois sortis de Surveille tes arrières, voilà pour la bande.

-          Le O.J. Bar and Grill, of course, avec son arrière salle à l’ampoule nue et ses interminablement oiseuses conversations de bistrot. C’est même là que tout commence.

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mardi, avril 2 2013

Joe Dassin - Cadeau pour Dorothy

Goguenards, mes enfants m’ont tendu un paquet enveloppé de papier rouge. Suffisamment peu épais pour que je distingue à travers le nom de Joe Dassin. « Il est temps que tu assumes tes goûts » a été le commentaire sarcastique. Je les assume, mes goûts ! j’adore les chansons de Joe Dassin, j’en connais un paquet par cœur, et je me suis rendu compte il y a déjà quelques années, dans les bouchons de l’été méridional, au cours d’une émission à icelui vouée par France Inter, que mon goût pour ces chansonnettes allègres ou mélancoliques n’était pas seulement une sorte de complaisance d’intellectuelle, mais un plaisir réel. Elles sont fichtrement bien ficelées, paroles et musiques, et elles ont tant accompagné ma jeunesse et mes colonies de vacances que je les porte en moi. Bref.

Il s’agissait en l’occurrence d’un recueil de nouvelles, Cadeau pour Dorothy, titre posthume attribué par les éditeurs – la sœur de Joe Dassin et un sien ami, le physicien Alain Giraud – sur le modèle de Breakfast at Tiffany’s. Ce titre, qui n’est pas celui de l’une des nouvelles, est lié à la réapparition de l’une d’entre elles, offerte par le tout jeune Joe, étudiant à Ann Arbor, à sa petite amie d’alors, prénommée Dorothy. Laquelle ayant retrouvé le texte, l’a adressé via facebook à l’un des fils du chanteur. Il y a une histoire de famille d’émigrants, transposée des juifs ukrainiens aux Italiens du sud, une scène de racisme ordinaire dans une petite ville où se côtoient noirs et blancs, une variation sur Des Souris et des hommes, et une histoire méditerranéenne, le choc entre les membres d’une équipe de tournage et les autochtones, sur une île grecque, années 50. On sent dans ces textes les lectures qui les sous-tendent, un goût pour la notation réaliste, et le souci émouvant d’un travail littéraire. Mais dans l’ensemble, c’est trop long, assez verbeux, et maladroit. Bref, si ce recueil est une louable manifestation de piété sororale, la lecture en est, hélas, superflue. Revenons sans réserves aux chansonnettes dont chacune est, à sa façon, une brève histoire, bien mieux rythmée.

lundi, avril 1 2013

Daniel Chavarria - La Sixième île

Il y a trois histoires qui se juxtaposent. L’une, la première, concerne la fondation dans les années 20 et l’expansion, commerciale puis très rapidement politique, de l’entreprise ITT (International Telephon and Telegraph), autour des ses deux premiers PDG Sosthenes Behn, puis Harold Geneen.

A cette histoire se rattache celle de Lou Capote, brillantissime homme d’affaires d’origine sicilienne, et pervers fétichiste qui ne peut trouver de plaisir qu’en arrachant à ses épouses puis aux prostituées qui leur succèderont un uniforme de collégienne, dans un bunker, devant une copie de la Mort de la Vierge de Mantegna.

La seconde est une autobiographie à la première personne, écrite par Bernardo, un orphelin, brillant élève des Jésuites, sous forme de longues lettres adressées à un certain Carlos, ou Carlitos, dont on découvrira par la suite qu’il s’agit du père Castelnuovo, qui fut son mentor dans sa jeunesse, et le reste, par correspondance, tout au long de sa vie.

La troisième est la confession écrite, adressée à partir de juin 1628 au moine dominicain frère Jeronimo de las Munecas par Alvaro de Mendoza, cadet de famille hispano-néerlandais devenu chevalier d’industrie, grand voyageur sur terre et sur mer, de l’Occident à l’Orient, gitan, voleur, assassin, pirate, polyglotte et érudit sans loi et avec quelle foi ?

Naturellement, le tressage de ces trois histoires apparemment sans lien a quelque chose de très surprenant, au départ, et puis on se laisse prendre à chacune d’entre elles, au fur et à mesure qu’elles prennent de plus en plus d’expansion, et qu’on se demande bien comment on va raccrocher les différents éléments. La confession d’Alvaro de Mendoza, par exemple, toujours plus picaresque, égare et dépayse le lecteur, qui ne manque pas cependant de s’aviser que les talents de rédacteur de feuilletons de Bernardo Pietrahita entretiennent quelque parenté avec le récit sus-évoqué, de même d’ailleurs qu’avec la propre inventivité débridée de Daniel Chavarria, l’Auteur soi-même ! Escroqueries de tout poil, enlèvements, espionnage, fictions enchâssées à tous les étages, il arrive que l’on s’y perde, et il me reste quant à moi quelques perplexités annexes, quant au rôle joué par exemple par l’ex-épouse de Lou Capote dans des développements que je n’évoquerai pas pour ne pas vendre quelque mèche que ce soit.

Retors, épique, roublard voire tortueux, érudit en diable (au passage, si je n’ai pas remis les yeux sur une citation  rencontrée en cours de lecture, je signale au traducteur que « le Mantouan » n’est certes pas un obscur poète du XIVe siècle, comme l’indique la note en bas de la page 437 mais Virgile soi-même, tout simplement), ce roman, écrit par un professeur de littérature classique d’origine urugayenne – comme Bernardo – devenu un cadre de la révolution cubaine après détournement d’avion ! – ma source est ici - mériterait de plus amples et plus subtils développements. Que je n’ai ni le temps, ni le cœur de faire, alors voici.

jeudi, mars 28 2013

Voix étouffées

En hommage à mes élèves, empêchés en cette journée vouée à la poésie de dire des textes dont ils auraient dû se faire la voix en mon absence, ce poème de Maram al Masri, que les voix des trois filles devaient faire entendre.

Les femmes comme moi
ignorent la parole,
le mot leur reste en travers de la gorge
comme une arête
qu'elles préfèrent avaler.
Les femmes comme moi
ne savent que pleurer
à larmes rétives
qui soudain
percent et s'écoulent
comme une veine coupée.

Les femmes comme moi
endurent des coups
et n'osent pas les rendre.
Elles tremblent de colère
réprimée.

             Lionnes en cage
             les femmes comme moi
             rêvent
             de liberté

              Maram al Masri - Les Âmes aux pieds nus

dimanche, mars 17 2013

Westlake - Mort de trouille

Mort de trouille (The Scared Stiff). Un Westlake de 2002, celui qui précède juste Argent Facile. Une histoire d’arnaque à l’assurance-vie qui se déroule entre New York et – surtout – le Guerrera, une république bananière d’Amérique du Sud, où l’on peut se racheter une identité, se payer un cadavre à enterrer et autres joyeuses façons de contourner la loi presque sans coup férir. Mais Lola, l’épouse de Barry, a aussi une très nombreuse et très incontrôlable famille, pleine de frères, morts ou vivants, de cousins trafiquants, de pouilleux sans scrupules  à l’égard du gringo, et de somptueuses cousines ... d’où quelques péripéties bien menées. Ce n’est pas un grand Westlake. Seulement un bon moyen de meubler quelques petites heures d’insomnie.

L’article Wikipédia sur Westlake, s’il ne donne pas le lien avec le site officiel de l’écrivain, est assez complet. 

samedi, mars 16 2013

Terre et neige

Dans l'interminable
ennui de la plaine, la neige
se retire
Sculptant le paysage

(Après Verlaine)

jeudi, mars 14 2013

Agnès Jaoui - Au bout du conte

Nous sommes allés voir Au Bout du conte dès sa sortie, mercredi dernier. J’en avais très envie, parce que j’aime beaucoup Jaoui, et plus encore Bacri dont les mimiques, la voix, la diction, sont pour moi une sorte de cristallisation et de quintessence de l’« homme méditerranéen » (l’expression, je crois, est de Camus). J’avais vu la bande-annonce et en particulier cette scène cocasse où il est le moniteur d’auto-école d’une Agnès Jaoui épouvantée, gourde et penaude. J’ai regardé ce film avec le sourire, ri à certaines situations ou certaines répliques. J’ai trouvé très belles certaines images, admiré la façon dont était filmée Agathe Bonitzer, d’une jeune femme lumineuse à un fragile petit chaperon rouge, jusqu’à devenir parfois presque laide. J’ai trouvé le début trop long et languissant, puis je me suis prise à l’histoire et aux personnages. D’où vient alors que le souvenir que me laisse ce film ait quelque chose d’amer et de franchement réticent ?

Si j’y réfléchis, j’y vois plusieurs raisons, à la fois formelles et de contenu. Il me semble que les décors « de conte » -  qui font par instants du film comme un livre illustré dont on pénétrerait les pages - trop répétitifs, finissent par avoir un côté kitch, assez agaçant. Il y a dans ce film trop d’intention, trop d’insistance, tout est trop souligné. Trop de puérilité aussi. Et c’est là, surtout, que le bât blesse. Pourquoi les enfants y sont-ils si laids ? les fillettes y sont-elles si laidement filmées ? serait-ce le regard porté sur elles par le personnage de Bacri, qui n’aime pas les enfants ? Non, puisqu’il en va ainsi aussi de la fille de Marianne, une gamine silencieuse au visage inexpressif, saisie à la suite de la séparation de ses parents d’un accès de mysticisme. Les deux autres sont les fillettes de la nouvelle compagne de Bacri, et franchement, elles ne sont guère favorisées ni par l’intrigue, ni par la caméra.

Marianne. Je me suis demandé pourquoi ce prénom républicain, jusqu’à ce que je m'avise, en le tapant - que c’était une quasi anagramme de « marraine ».

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mardi, mars 12 2013

Indridason - Hiver Arctique

« Le froid resserra encore son emprise au fil de la soirée, renforcé par un vent glacial venu du pôle et de la mer, au nord, pour parcourir ce désert hivernal. Il s’élançait du haut de la montagne Skardsheidi, longeait les flancs de l’Esja et parcourait, la gueule béante, les basses terres où s’étendaient les habitations, cette scintillante cité de l’hiver, posée sur l’extrême rive nord du monde. Le vent s’avançait en hurlant à la mort et en sifflant entre les maisons ; il envahissait les rues désertées. La ville hibernait, comme dans l’attente immobile d’une épidémie. Les gens se cloîtraient à l’intérieur. Ils fermaient les portes, les fenêtres, tiraient les rideaux en espérant que, bientôt, la vague de froid prendrait fin. »

Lire Hiver Arctique d’Arnaldur Indridason en pleine tempête de neige a quelque chose de très rigoureusement cohérent. Mutatis mutandis, l’atmosphère extérieure offre à la lecture le décor qui convient. Et il ne cesse de neiger depuis hier soir, routes et rues impraticables, en ce début de mars, on s’y croirait !

Hiver arctique est un Indridason de 2005, traduit par Eric Boury avec son habituel talent et publié en 2009. Il précède donc La Rivière Noire que j’ai lu et chroniqué il y a deux ans, et laisse supposer en effet les raisons pour lesquelles Erlendur aurait disparu sur les traces de son passé depuis deux romans au moins. Si j’en crois Sylviane la libraire, le dernier opus tout récemment publié, Etranges Rivages, le voit justement réapparaître.

Le roman s’ouvre sur le cadavre d’un enfant, à plat ventre sur le sol glacé, un soir dans un quartier pauvre de Reikjavik. L’enfant a été poignardé, et aucune piste manifeste ne se propose aux investigations d’Erlendur, au demeurant en quête d’une femme disparue, ni à celles de ses adjoints Elinborg et Sigurdur Oli. Sur leurs pas le lecteur découvre les mœurs scolaires des Islandais – qui font de la menuiserie au collège -, ou la question de l’immigration en Islande, la mère du jeune garçon assassiné étant thaïlandaise. Si l’enquête ébranle profondément l’inspecteur, c’est que cet enfant mort le renvoie à son deuil fondateur, celui de son jeune frère perdu autrefois dans une tempête de neige. Présent et passé se mêlent dans la conscience d’Erlendur, dont la carapace de silence et de dépression est encore entamée par l’agonie de son mentor, une vieille femme solitaire, et un rêve obsédant de sa fille Eva Lind, peu à peu revenue d’entre les junkies vers elle-même et vers les siens.

Il y a dans la manière de mener l’intrigue de ce roman quelque chose d’un peu languissant, m’a-t-il semblé, et peut-être aussi une propension au dialogue oiseux. Mais le personnage d’Erlendur, comme ceux de ses adjoints, acquiert de l’épaisseur d’un roman à l’autre, et c’est sans doute plus l’enquête sur la psyché d’Erlendur que l’intrigue policière qui nourrit et anime l’intérêt du lecteur.

Haïku du jour

                                             Au pied du prunier
                                             Mouvant idéogramme
                                             Les piafs affairés

samedi, mars 9 2013

"De douceur me fera crever"...

 
J’ai lu récemment, pour un jury qui se tenait hier matin, une trentaine de nouvelles écrites par des lycéens, à partir de deux incipit proposés par l’écrivaine Carole Martinez. Si l’on passe sur l’extrême indigence de la langue employée dans la plus grande part de ces textes, il en ressort aussi que les histoires de couples qu’elles mettaient en scène (dans un décor imposé de bal masqué), étaient en général absolument désolantes. Trash, ou tartes. Hommes – masqués – systématiquement brutaux, débauchés, sadiques, violeurs, voire assassins. Femmes victimes, brutalisées et/ou extatiques, et finalement mortes, parfois. C’était hier la « Journée de la femme » (laquelle ? pas celle-là, j’espère), et il y avait entre les dizaines d’années de militantisme qui ont précédé et ces textes de jeunes filles un contraste très décourageant, non seulement en ce qui concerne les femmes, mais - et c’est bien pire - en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes. Ça m’évoque le succès de la trilogie des 50 nuances de gris plus ou moins foncé ou clair dont les « défenseurs du féminisme » (parmi lesquels Arnaud Viviant) voient une réjouissante manifestation de l’émancipation d’icelles, qui iraient sans rougir chercher chez le libraire ces salades à l’eau de rose pimentées de cruauté. J’y vois plutôt la manifestation d’un goût littéraire navrant accompagné d’un penchant inquiétant – même si fantasmatique – au statut de victime d’un gros bras riche et pervers. Harlequin version anthracite.   Toutes réflexions qui m’ont conduite à me mettre en quête du poème qui suit. Certes, il s’agit d’un éloge du mariage – lequel est à la mode, par les temps qui courent... Mais c’est surtout, sous la plume de « la première femme de lettres » française, la première à vivre de sa plume en tout cas, une si délicate évocation, à la fois hardie et suggestive, d’une relation fondée sur une intense douceur !

Je tire ce poème de Christine de Pizan (1364 - 1430) d’une vieille anthologie qui a adapté les textes en français moderne – au plus près, pour les rendre lisibles – , je ne suis donc pas sûre de son exactitude, et la toile est dans ce domaine assez peu éclairante. Mais somme toute, ce n’est pas grave ! le voici, c’est une ballade.

 

Douce chose est  que mariage
– Je le pourrais par moi prouver –
Pour qui a mari bon et sage
Comme Dieu me l’a fait trouver.
Loué soit celui qui sauver
Me le veuille, car  son soutien,
Chaque jour je l’ai éprouvé,
Et certes, le doux m’aime bien.

La première nuit du mariage,
Dès ce moment, j’ai pu juger
Sa bonté, car aucun outrage
Ne tenta qui dût me blesser.
Et avant le temps du lever
Cent fois me baisa, m’en souviens,
Sans vilenie dérober,
Et certes le doux m’aime bien.

Il parlait cet exquis langage :
« Dieu m’a fait vers vous arriver,
Tendre amie, et pour votre usage,
Je crois, il voulut m’élever. »
Ainsi ne cessa de rêver
Toute la nuit en tel maintien,
Sans nullement en dévier,
Et certes, le doux m’aime bien.

Princes, d’amour peut m’affoler
Quand il me dit qu’il est tout mien ;
De douceur me fera crever,
Et certes, le doux m’aime bien.


Christine de Pizan à sa table de travail
Enluminure tirée du manuscrit des
Œuvres de Christine de Pizan (début XVe)
British Library BL Harley 4431, f. 4

Les variations de la taille des caractères des textes que je publie ici relèvent pour moi de la diablerie. Pourquoi si petits aujourd'hui ? Mystères et arcanes de la cybernétique...

jeudi, mars 7 2013

Art Poétique

J'ai vu le menuisier
Tirer parti du bois.

J'ai vu le menuisier
Comparer plusieurs planches.

J'ai vu le menuisier
Caresser la plus belle.

J'ai vu le menuisier
Approcher le rabot.

J'ai vu le menuisier
Donner la juste forme.

Tu chantais, menuisier,
En assemblant l'armoire.

Je garde ton image
Avec l'odeur du bois.

Moi, j'assemble des mots
Et c'est un peu pareil.

Eugène GUILLEVIC – Terre à bonheur (1952)


dimanche, mars 3 2013

Jean Amila - Le Boucher des Hurlus

J’ai emprunté l’autre jour Le Boucher des Hurlus à la bibliothèque. Mon premier Jean Amila, auteur ‘noir’, auteur à pseudos à la réputation sulfureuse. Le voilà lu. J’ai été dès les premières pages empoignée par la vigueur du style, sans fioritures, dru, inventif, et par l’art de camper la situation en quelques mots.

« La mère était rentrée tard et elle avait directement filé à la cuisine.
Il n’y avait pas de salle de bains et le petit garçon pouvait entendre qu’elle se lavait à l’évier. Il faisait ses devoirs et n’avait pas voulu intervenir, mais il se doutait qu’on baignait encore dans le drame.
Plusieurs fois déjà des commères avaient jeté des immondices et des œufs pourris sur la Maman. Alors elle revenait toute sale et, simplement, elle lavait sa peau, son linge, sa coiffure.
Au bout d’un moment, il avait entendu qu’elle ouvrait la cuisine.

-          Ne regarde pas !
C’était pudeur, il la savait déshabillée, traversant la salle à manger pour aller dans la chambre. Mais c’était un tel cri assourdi de bête blessée qu’il avait levé la tête et il l’avait vue.
Elle n’avait guère que son linge du dessous et tenait sa longue jupe et son corsage contre sa poitrine nue. Elle était décoiffée, avec tout un côté du chignon qui tombait en longs cheveux noirs jusqu’à la taille. Et puis elle avait du sang sur le front et sur une oreille.
Elle avait disparu, avant qu’il ait eu le temps de prononcer un mot. Il s’était levé, s’approchant de la porte de chambre refermée.

-          M’man ! Qu’est-ce qu’il y a ?
-          T’occupe pas, je suis tombée.
Il savait que ce n’était pas vrai, pas si simple. Une fois déjà, au marché, il avait entendu les sales commères qui ricanaient au passage de la Maman. Elles disaient salope ! bolchevik !... et même à lui une espèce de grosse pouffiasse avait craché : « Enfant de lâche ! »

Car c’était comme ça dans le quartier. »

La Maman (avec une majuscule) a été attaquée à coups de parapluie par « la Venin », la voisine du dessous et femme de planqué (un gabelou), comme veuve d’un mutin de 17 fusillé pour l’exemple. Le père, avec sa moustache et ses rouflaquettes, qui dans le civil était anarcho-syndicaliste et ouvrier typographe, a fait partie de ceux qui se sont rebellés contre le massacre inutile orchestré par le général des Gringues de 140 000 poilus au Chemin des Dames, dans le coin des Hurlus. Et la société de l’immédiat après-armistice qui tente de se reconstruire sur la légende dorée d’une « Grande Guerre » où se sont sacrifiés sur l’autel de la Patrie des millions de héros, ne peut pas accepter la coexistence avec les proches des « lâches », qu’elle persécute avec la meilleure conscience, comme cela se passe dans cet immeuble de la rue de Bagnolet. Petite chronique de la haine ordinaire. L’enfant, Michou, huit ans, a été rétrogradé de deux classes à l’école, alors qu’il est brillant, la mère subit chaque jour les injures et humiliations de ses voisin(e)s.

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vendredi, mars 1 2013

Nikos Kokàntzis - Gioconda, récit

A l’époque, avant-guerre, dans les quartiers comme le nôtre, les gens vivaient dans des maisons et non dans des ‘résidences’ ; il y avait des jardins et des fleurs, mais pas de voitures ; chaque saison avait encore son parfum et le silence de la nuit n’était troublé que par l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq avant le jour, les grenouilles dans la citerne du voisin l’été, le laitier du matin et les premiers bavardages des ménagères – par tout cela, et tant d’autres choses.

Il y avait alors là-bas une maison pauvre devenue très importante pour moi. Elle était basse, allongée, avec un toit pentu de vieilles tuiles ; une treille courait sur la moitié de la façade et au-dessus de la porte. Il y avait d’un côté un semblant de jardin, avec deux ou trois pots de fleurs, des herbes folles et des orties, mais aussi un grand figuier et une prétendue barrière qui ne faisait que marquer le terrain sans rien protéger – protéger quoi, et de qui ? C’était un jardin honnête et sans façon, dû pour un peu à la main de l’homme, et pour beaucoup à celle de Dieu. Un jardin délicieux que pendant des années jusqu’à ce jour, parcourant les parcs des villes d’Europe, j’ai conservé dans mon cœur avec la nostalgie de ses recoins, de ses cailloux, ses bestioles, ses lézards, ses cigales, du monde immense contenu dans ce mouchoir de poche où nous avons joué, grandi, vécu, appris – surtout appris. 

 

Ce tout petit livre est un tombeau. Le tombeau d’une enfance, le tombeau d’un amour, le tombeau d’un moment de vie intensément vécue et aussitôt perdue. Il ressuscite dans ses moindres émotions, ses moindres sensations, dans ses moindres gestes, mimiques, regards, l’éblouissement d’un amour moral et physique entièrement partagé – et dévasté par l’Histoire, à Thessalonique, en 1943. C’est dense, vibrant, intense, illuminé d’adolescence, de désir, de joie. Beau. Et magnifiquement traduit par Michel Volkovitch, aux éditions de l’Aube.

mardi, février 26 2013

Au gré du voyage

David van Reybrouck, Congo, une histoire
Max Gallo, Jésus, l’homme qui était Dieu
Barthes, Mythologies
Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville
Les Moissons du futur
de M. Monique Robin
Richard Ford, Une Saison ardente
Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil
Paul Eluard, Capitale de la douleur, L’amour, la poésie

Sur une vingtaine de sièges dans ce coin de wagon de seconde, pour une fois très chauffé, ça faisait pas mal de livres et de lecteurs-trices, de tous âges, plongés dans leur lecture, avec ou sans crayon. Quasi seulement des ouvrages à des titres divers d’un intérêt certain... que j’ai lorgnés, parce que je l’ai toujours fait, et que c’est une curiosité d’autrui que je m’autorise. Il y en a dont je suis allée vérifier le titre ou l’auteur sur gogole, à l’arrivée, faute de les connaître, et les voici. Petite « carotte » littéraire prélevée sur un voyage. Mukasonga, c’était moi, et je le chroniquerai lorsque je l’aurai terminé.

Et puis, pour continuer à célébrer les poètes et la poésie :

Ici

Ici, entre les débris des choses et le rien,
nous vivons dans les faubourgs de l’éternité.


Nous jouons parfois aux échecs,

insouciants du destin derrière la porte

nous sommes toujours là,

bâtissant des décombres, des colombiers lunaires.


Nous connaissons le passé sans disparaître
ni passer les nuits d’été

en quête des hauts faits d’un âge d’or.

Nous qui sommes qui nous sommes sans nous demander
qui nous sommes car nous sommes toujours là,

ravaudant la robe de l’éternité.


Nous sommes les enfants de l’air chaud et froid,
de l’eau, de la rosée, du feu, de la lumière

et de la terre des pulsions humaines.



Et nous possédons une moitié de vie,
une moitié de mort

des projets d’éternité... et d’identité



Patriotes comme les oliviers, mais nous sommes las de
l’image du narcisse

dans l’eau des chants patriotiques.

Sentimentaux involontaires,
lyriques par choix,
nous avons oublié
les paroles des chansons sentimentales.


Ici en compagnie du sens
nous nous sommes révoltés contre la forme

et nous avons modifié l’épilogue.



Dans le nouvel Acte,
nous sommes naturels, ordinaires

et ne confisquons ni dieu

ni les larmes de la victime.


Nous sommes toujours là
et possédons de grands rêves,

comme amener le loup à jouer

de la guitare dans un bal annuel.


Nous possédons aussi de petits rêves,

comme sortir du sommeil

guéris de la déception

et sans rêves impossibles.

Nous sommes vivants et présents....
et ce rêve se poursuit.

Mahmoud Darwich – Le lanceur de dés et autres poèmes, « Ici. Maintenant. Ici... et maintenant »
Photographies d’Ernest Pignon-Ernest (Actes Sud)
Traduction Elias Sanbar

 

C’est le poème liminaire. Les photographies de la silhouette grave et pleine d’élan du poète - au milieu d’un chaos de ruines, de pierres, de béton et de métaux arrachés, d’ordures, ou sur un beau mur de pierre tout illuminé de végétation et d’un rayonnant cactus en fleurs, dans l’intimité colorée d’un marché ou dans le mouvement d’une rue - photos prises par E. P-E font au texte un écho grave et recueilli. Seule réserve, le vilain papier trop blanc, trop brillant, trop épais, déplaisant au toucher, qui entrave le plaisir de la lecture. Mais la présence vivante de Mahmoud Darwich est sensible dans ce recueil, résonnant entre sa parole poétique humaniste et combattante et les images du peintre qui lui fait hommage.

dimanche, février 24 2013

Ah ! tombe neige...

La blanche neige

Les anges les anges dans le ciel
L'un est vêtu en officier
L'un est vêtu en cuisinier
Et les autres chantent

Bel officier couleur du ciel
Le doux printemps longtemps après Noël
Te médaillera d'un beau soleil
D'un beau soleil

Le cuisinier plume les oies
Ah ! tombe neige
Tombe et que n'ai-je
Ma bien-aimée entre mes bras

 

Guillaume Apollinaire - Alcools

C'est le 500ème billet, aujourd'hui. Il se bornera à saluer la neige. Et mes lecteurs et lectrices dont la fidélité me réconforte, au détour parfois d'un commentaire. Il a neigé trop menu aujourd'hui pour que j'aie pu photographier la chute du duvet d'oie. Mais j'avais cet Apollinaire dans la tête, que voici.

samedi, février 23 2013

Charles Juliet - Lambeaux

     

Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. À chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l’horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t’étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. À jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s’épanouir ce qui te poussait à t’aventurer toujours plus loin, te maintenait les yeux ouverts face à l’inconnu. Tu n’aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises, il est certain que l’immense et l’amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t’aurait brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n’en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied.

       Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée.

Ce très beau texte est le prélude d’un ouvrage que j’ai évoqué ici ou là et dont je n’ai jamais pris le temps de parler plus avant. Il s’agit de Lambeaux,  publié en 1995, après une genèse de douze années, par Charles Juliet, alors âgé de 61 ans.

 C’est un ouvrage inclassable, construit en diptyque, où les « autobiographies » de ses deux mères : la mère perdue dès la naissance, la mère adoptive, se tissent avec celle de l’auteur lui-même. Mêlant étroitement des « lambeaux » de souvenirs familiaux ou personnels à des récits plus réalistes, tissant fiction et souvenirs, prose et lyrisme, l’œuvre tente de renouer un lien rompu dès l’origine entre la mère perdue puis morte et l’enfant, à la recherche d’une sorte de commune « langue maternelle » que l’écriture offrira finalement au fils comme à la mère.

 

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vendredi, février 22 2013

Donald Westlake - Mémoire Morte

Il y avait Speak, Memory, de Nabokov, que je n’ai pas encore lu, d’ailleurs. Et puis j’ai trouvé sur le bureau de mon frère Memory tout court, un Westlake récent dont j’ignorais l’existence, y compris en anglais – c’était un inédit, semble-t-il. En français Mémoire Morte, bien traduit par Gérard de Chergé. Ce n’est pas le roman le plus réjouissant de Westlake. Car justement, la mémoire de Paul Edwin Cole ne parle plus, ou si peu. Sorti de l’hôpital après un coup violent sur la tête (flagrant délit d’adultère, années 60 ?), il se retrouve dépossédé de son histoire, seulement parcouru çà et là par quelques insaisissables réminiscences. Arrivé avec ses quelques dollars de rabe dans une petite ville ouvrière, il s’embauche à la tannerie, tire le diable par la queue, établit cependant quelques fragiles relations, y compris avec une jeune fille gauche et sans beauté, qui ravive en lui le désir. Paul s’entoure de toutes parts de petits papiers aide-mémoire, pour baliser nouvelle et ancienne vie, et tente désespérément de retrouver « l’autre côté du miroir ». C’est peut-être un peu long, car la chronique de gestes - ici légitime puisque ce sont les gestes qui ancrent Paul dans le monde – est omniprésente. C’est, encore, une histoire de « bewilderment[1] », dans un monde presque totalement inapte à l’attention ou à une réelle compassion. Une histoire d’« étranger », désespérante, désespérée.



[1] Perplexité ? selon les termes de Westlake lui-même : « I believe my subject is bewilderment. But I could be wrong... »

 

 

jeudi, février 21 2013

Shalom Auslander - La Lamentation du prépuce

Tiens, c’est bizarre, si c’est bien la cathédrale de Limoges qu’on aperçoit du quai de la gare – j’en ai un souvenir, mais c’était à pied et côté face -, ils ont dû la trouver trop sombre – ainsi était-elle dans mon souvenir – alors ils ont collé une sorte de rubixcube vertical le long de la paroi est. Le fond du chœur, quoi, qui a dû être coupé à un moment ou à un autre, parce qu’il est tout plat. Mais non, ce n’est-ce pas la cathédrale, finalement.

Quoi qu’il en soit, c’est la première chose que j’aie vue en levant le nez de mon bouquin, La Lamentation du prépuce, de Shalom Auslander, qui équivaut donc à un Paris-Limoges, 3 heures et demie, plus ou moins.

Car oui, j’ai voulu voir ce que donnait le premier livre, réputé hilarant, d’Auslander. Dans un compartiment SNCF, avec à peine un embryon de table où s’appuyer, et plus jamais les petites photos en noir et blanc accrochées qui faisaient découvrir la France.

Eh bien, La Lamentation du prépuce. J’ai bien ri - pas à gorge déployée dans mon compartiment d’ « Intercités » - mais j’ai sacrément pouffé. C’est une sorte de grand flashback de Shalom le pessimiste englué dans ses conversations avec Dieu, aux alentours – avant, après, pendant – de la naissance de son fils Pax (un Shalom laïcisé). A certains égards, ce texte a constitué pour moi une sorte de revers comique – juif, et excessif – d’Emmaüs de Baricco. Même frénésie religieuse, même angoisse de la chair, mais en pire côté juifs orthodoxes. Un univers d’interdits et de ratiocinations. De subtilités byzantines pour baliser entièrement les bizarreries du monde, par exemple dans le domaine alimentaire. Et au milieu, des enfants pleins d’obsessions et de terreurs, destinés, si tout va bien (mal ?) à perpétuer de génération en génération interdits et subtilités byzantines, au mépris de toute souplesse, de toute fantaisie, de toute bienveillance, de toute ouverture.

             Seuls remèdes, seules révoltes : l’injure / le juron, la scatologie, l’humour.

 Un petit échantillon :

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mercredi, février 20 2013

Tibor Déry - Niki, histoire d'un chien

C’est un tout petit livre, un vrai poche de poche, une centaine de pages, une bonne heure de lecture. C’est François qui m’en avait parlé, mais il n’était pas à la bibli, où de Tibor Déry je n’ai pu emprunter que Monsieur  G. A. à X., une brumeuse et angoissante utopie urbaine, que faute de temps je n’ai pas finie et que j’ai dû rendre, en retard. Et de Niki, donc, bernique. Jusqu’à ce que je le trouve, dédicacé, dans ma boîte-aux-lettres, au lycée... merci, François.

Un tout petit livre pour un tout petit chien, une chienne d’ailleurs, une fox bâtarde, qui a trouvé en M. Ancsa, ingénieur, et son épouse, ses maîtres d’élection. C’est en Hongrie, entre 1948 et 1955, en pleine dictature communiste.

Toute l’action, puis l’inaction, l’attente, est contée, non véritablement du point de vue, mais dans une sympathie profonde avec le chien, tel que l’observent, l’éloignent, puis malgré eux l’adoptent ses nouveaux maîtres. A travers  le comportement de Niki, ses promenades à la campagne puis à la ville, ses jeux, ses chasses et ses perplexités, son goût pour les cailloux, sa vitalité joyeuse progressivement mise à mal par la chape d’hostilité et de tristesse secrétée par la situation politique et sociale. Le désarroi et le silence partagés jusqu’au désespoir. La chienne Niki est bien plus qu’un simple animal typisé pour illustrer une fable politique. C’est un personnage à part entière. Cette histoire est, sur fond de déhumanisation liée au régime politique, une histoire de fraternité d’âmes, et d’amour, entre hommes et chien. Qui élargit notre regard sur les chiens, et sur les hommes. C’est conté avec brio et traduit magnifiquement. C’est chez Circé poche, un tout petit volume, mais un grand livre, pour la toute petite vie d’un tout petit chien.

mardi, février 19 2013

Philippe Le Guay - Alceste à bicyclette

Ça y est.  Je suis allée voir Alceste à bicyclette, au MK2 Bastille, une petite salle avec sortie sur la rue, on ne voit plus ça, en province... Il y a eu une avalanche de bandes-annonces, telle qu’on en perd aussitôt le souvenir et le désir de voir les films. Mais pas de pubs. La salle était modérément occupée, avec à l’ouest des rangées centrales une femme qui, au cours de la projection, protestait bruyamment à chaque éclat de rire !!! – C’est une comédie, madame...

Je me suis régalée pendant les 8/10èmes du film. Les visages et les silhouettes des deux acteurs, puis de l’actrice sont filmés avec amour, et même le petit rôle de Zoé, la jeune actrice de porno, est transfiguré par sa lecture, d’abord hésitante, puis affermie, du texte de Molière.

Mais la jubilation vient du texte. Le Misanthrope, acte I, scène 1, dit, répété, modulé, ressassé, distillé, sur tous les tons, dans toutes les postures, dedans, dehors, sur fond de planches bleu délavé ou de vieux murs, de jardin ou de plage, à pied ou à bicyclette.... une incantation du texte, qui court dans les veines jusqu’à l’enchantement, celui des comédiens, celui du spectateur. La danse des alexandrins, l’allégresse de la misanthropie.

Gauthier Valence (Lambert Wilson), à la télévision le docteur Morange (!) est venu débusquer de sa retraite de l’île de Ré son ami Serge Tanneur, comédien en rupture de ban, retiré dans la vieille maison léguée par son oncle, où refoule une fosse septique défaillante. Un misanthrope déjà retiré en son désert, où pour meubler sa solitude, il peignotte des culs et des cuisses de femmes en noir et blanc, mi-B.D., mi-croûtes. Mais un furieux de Molière, imbibé de Jouvet, qui va pousser son alter ego à distiller comme lui l’alexandrin en des duos toujours plus fluides, plus ardents, plus virtuoses. C’est une ivresse de Molière, communicative, électrisante, au milieu de laquelle vient se prendre Francesca, une belle Italienne en rupture de mariage.

L’entrain, la légèreté comique, et surtout une forme de fraternité par le dire du texte – car le défi est, non seulement que Serge revienne à la scène, mais que les deux comédiens alternent les deux rôles principaux comme ils le font à pile ou face à chaque nouvelle répétition – l’entrain donc, la légèreté et la fraternité vont croissant tandis que se lève sur les paysages lumineux de l’île un printemps qui libère les corps, les cœurs et les sourires.

C’est pourquoi je suis tellement déçue par la chute du film, car c’en est une, brutale. Lucchini y reprend le rôle – le cabotinage, avec ce sourire de requin – non plus d’Alceste, ni même d’un Serge misanthrope, mais de lui-même. Et sa victoire finale, au désert, sur la plage solitaire, est pour moi une défaite. Car tout se passe comme s’il dérobait à un Lambert Wilson lui aussi toujours plus habité, plus animé par le texte, le pouvoir de le transmettre. Comme si la rupture d’amitié-par-le-texte que cette joute d’egos devenue duo avait construite, avait coupé au second comédien l’herbe sous le pied. Ce Serge-Alceste-Fabrice final est fat et mesquin. Il n’est pas blessé, il blesse. Nulle élégance en lui, nulle fragilité, mais un grincement péremptoire que soulignent les aigus criards de la voix de Lucchini. Jouvet n’avait pas joué Alceste par passion du rôle. Lucchini le refuse, se le refuse, nous le refuse par vanité. Il répudie le théâtre au profit de la vie en ce qu’elle a de plus étriqué, éteint l’émulation jubilatoire qu’il avait lui-même suscitée. Et l’on se dit que Lambert Wilson, qui semble souvent gêné aux entournures par la place qui lui est faite - ou non - dans le film, a donné ici au réalisateur et au comédien et co-scénariste une sacrée preuve d’amitié et de modestie. Car c’est là que le bât blesse. Si le film est né d’une idée de Lucchini, Philippe Le Guay n’a pas su in fine y imposer sa propre marque. Le Misanthrope quintessencié qu’il avait fait naître, ce film à la gloire d’un théâtre échappé de la scène pour s’ébrouer sur les routes et le ciel, accompagné par  les notes alertes de la chanson de Pierre Barouh, ce Misanthrope comique au sens le plus noble du terme s’effondre, réduit au silence, dans le dernier quart d'heure du film, d’Alceste devenu histrion.

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