Ah ! les Anglaises ! Jane Austen - Orgueil et Préjugés
Par Agnès Orosco le lundi, juin 21 2010, 23:45 - Littératures anglophones - Lien permanent
Orgueil et Préjugés ou pourquoi j’aime tant Jane Austen qu’au bout de tant de lectures je ne m’en lasse toujours pas ? Au moins un demi-douzaine de fois, déjà, depuis l’adolescence, sans compter les adaptations pour l’écran, celle de Jo Wright, (où Keira Knightley n’est jamais vraiment assez échevelée, mais c’est normal, elle porte une perruque !), celle de la BBC en cinq épisodes et plus de cinq heures avec Colin Firth. ... C’est un plaisir très mêlé, et complexe. Il y a eu, sans doute, à l’origine, le strict plaisir romanesque, au double sens du terme. Cette histoire de jeune fille piquante et raisonneuse et de beau ténébreux arrogant, assaisonnée d’une barrière sociale quasi infranchissable, ce sont de parfaits ingrédients pour l’amatrice d’intrigues certes sentimentales, mais pas à l’eau de rose - on a sa dignité !
Or le plaisir résiste, et il croît avec le temps. Je suis émue de penser que ce roman a été écrit par une toute jeune femme dans l’Angleterre du tout début du XIXe (le roman est paru en 1813), et même de la fin du XVIIIe, car une première mouture avait été écrite, sous le titre intéressant de First Impressions, entre octobre 1796 et l’été 97 (Jane Austen avait 21 ans !). Quelle science de la composition ! comme les différents fils de l’intrigue sont tissés avec talent, entre le premier volet : Longbourn et l’idylle entre Jane et Bingley, le second : Huntford et la première déclaration de Darcy, puis le troisième où le fil du récit est bouleversé – comme en témoigne la multiplication des lieux : Longbourn, le Derbyshire et Londres – par les frasques de Lydia, avant le dénouement.. Le fil Darcy-Wickham court de façon discrète dans le premier volet, avant de devenir un élément majeur de l’intrigue à la fin du second, et de presque monopoliser la scène romanesque dans le troisième.
Les personnages secondaires, croqués avec esprit et justesse,
interviennent à point nommé, et ce qu’il faut pour infléchir l’action :
Mr Collins, cette marionnette si intensément grotesque dont Jane Austen
s’est offert le luxe de nous infliger, comme à Lizzy et aux siens, les
pontifiantes ratiocinations du premier au dernier mot, est aussi
l’héritier substitué sans lequel il n’y aurait ni urgence à marier les
filles, ni Huntford et tout ce qui s’ensuit, ni surtout satire
effrénée, débridée, féroce ...
Les Gardiner aussi, qui assurent avec élégance et bienveillance le
liant entre les lieux et les gens : Londres, Longbourn, Pemberley,
comme entre les strates sociales.
Si le roman ignore curieusement toute
référence explicite au contexte historique (nous sommes en 1794 – 95,
et les milices auxquelles appartient Georges Wickham – comme « wicked
», le méchant ? – sont massées sur les côtes en prévision d’une
tentative d’invasion française), le contexte géographique est assez
précisément évoqué (il y a cinquante miles de Lambton à Londres, et une
journée de chaise de poste de Longbourn à Huntford) et la comédie
sociale est représentée avec un grande acuité : l’incroyable arrogance
paternaliste de cette Lady Catherine de Bourgh dont Collins a la bouche
pleine, les manœuvres indiscrètes et vulgaires de Mrs Bennet pour caser
ses filles envers et contre tout, les revenus des terres, le prix des
cheminées, les dettes de jeu, les contrats de mariage... et l’éducation
des filles.
Car telle est avant tout la question que soulève – et que traite – ce
roman. Si Jane et sa sœur Cassandra ont reçu dans le presbytère
familial de Steventon une instruction libre et riche, où leurs dons
créatifs étaient encouragés (on y écrivait et on y jouait du théâtre,
on y dessinait, cousait, chantait, dansait), si elles avaient accès
sans restrictions aux cinq cents livres de la bibliothèque familiale –
dont les sulfureuses Liaisons dangereuses du Français Laclos, autre
traitement romanesque de la même question) que dire de l’éducation que
reçoivent dans le foyer bancal de leurs parents mal assortis les cinq
sœurs Bennet ? Les deux aînées sont les adultes de la famille, et l’on
se demande d’ailleurs d’où elles tiennent ce mélange de « sense and
sensibility » (raison et sentiments) qui les unit si tendrement, et
leur permet d’affronter avec dignité les aléas de leur vie. Quant aux
autres ! entre Mary le bas-bleu, sorte de Mr Collins en jupons,
raisonneuse et assommante – mais, la pauvre, elle a si peu de talents !
– et les deux modèles d’hystérie juvénile, dignes « rejetonnes » de
leur mère que sont Kitty et Lydia, il de quoi s’arracher les cheveux
d’exaspération. Enfants mal élevées par des parents défaillants :
« (...) elle était convaincue que sa sœur n’avait pas besoin d’encouragements pour s’éprendre de qui que ce fût. Elle s’était amourachée tantôt d’un officier, tantôt d’un autre, selon que leurs attentions envers elle les imposaient à son esprit. Son affection n’avait cessé de passer de l’un à l’autre, ne restant en tout cas jamais sans objet. Quelle coupable folie que la négligence, que l’indulgence malavisée, quand on avait affaire à une pareille nature – ah ! comme elle s’en rendait maintenant amèrement compte ! ... Elle était folle d’impatience de rentrer à Longbourn – d’entendre, de voir, d’être sur place pour partager avec Jane tous les soucis qui devaient à présent retomber sur elle seule, dans une famille aussi perturbée : le père absent, la mère incapable de prendre sur elle, et réclamant, au contraire, des soins continuels. »
Qu’ajouter à ce bref mais brillant morceau de psychologie, il s’agit
bien sûr des réflexions de Lizzy, et il y en a d’autres, dont un, que
je ne retrouve plus, sur le couple Bennet ?
Ce roman est un plaidoyer pour l’amour d’inclination (Tendre-sur-Estime
?), fondée en sentiments et en raison (sense and sensibility, encore).
Digne fruit des Lumières, et même la stature ténébreuse de Darcy ne
doit pas être tirée vers le Romantisme, c’est selon moi un contresens que
d’y chercher cette couleur-là, comme l’a fait Joe Wright dans la scène
d’orage où Darcy fait sa première déclaration. C'est sans doute
aussi ce que reprochait à Jane Austen Charlotte Brontë, sa cadette de
quarante ans, lorsqu’elle écrivait : « Ce qui voit avec acuité, ce qui
parle avec justesse, ce qui bouge avec souplesse, cela lui convient ;
mais ce qui palpite vite et fort, quoique caché, ce qui agite le sang
dans les veines, ce qui est le siège invisible de la vie et la cible de
la mort – ceci, Miss Austen l’ignore. »
Mais que l’on fasse grief, comme c’est souvent le cas, à Jane Austen de
l’issue heureuse de ses romans, de CE roman... elle qui, faute de
fortune personnelle, dut rester célibataire bien que son cœur ait
brièvement battu pour un jeune Irlandais avec lequel elle débattit
ardemment de Tom Jones, comme Cassandra le resta après la mort de son
fiancé aux Antilles où il avait attrapé la fièvre jaune. Que son
intelligence, sa vivacité, sa causticité, son goût de la danse (qu’elle
partage avec Lizzy), aient trouvé fantasmatiquement dans le roman une
issue aux impasses sociales auxquelles elle se heurtait dans la vie,
pourquoi non ? Darcy et Lizzy – comme Bingley et Jane à un moindre
titre – reviennent tous deux, par un double effort de la raison et de
la sensibilité, sur leur orgueil et sur leurs préjugés (titre
allitératif emprunté à la dernière phrase d’un roman sentimental à
succès de Fanny Burney : Cecilia), pour aller, en pleine connaissance
de la difficulté vers un amour d’élection, qui ouvre par le roman à de
possibles nouvelles pratiques sociales.
Pourquoi donc lis-je Jane Austen avec tant de plaisir ? mais parce que
c’est un bonheur d’intelligence, que les personnages en sont tellement
incarnés, que le tressage des voix dialoguées, de la narration, et des
lettres est si habile ... parce que je souris irrémédiablement aux
scènes de satire... parce que c’est un repas abondant, délicat, subtil.
Parce que Jane Austen, en somme, morte en 1816 à l’âge de
quarante-et-un an d’une longue et douloureuse maladie après avoir
publié cinq romans et laissé un sixième en chantier, me semble une
lointaine grande sœur, piquante et chaleureuse, pour qui j’éprouve
par-delà les siècles une profonde affection.
Commentaires
Moi aussi, j'adore Jane Austen et son roman Orgueil et préjugés ! Sans oublier Raisons et sentiments, et Persuasion aussi, que j'ai découvert très récemment.
Bonjour Marie !
oui, "Raison et Sentiment", c'est TRES bien ! Les autres, il faut que je m'y (re)mette : j'ai lu "Mansfield Park" il y a des années-lumière, et pas "Persuasion" ni "Northanger Abbey".
A bientôt chez Pages d'encre ou ailleurs,
Agnès
Je ne suis pas sure qu'il y ait eu mieux depuis en réalité... :-)
Mieux que Jane ? Différent. Mais elle a d'emblée ouvert la route avec un grand talent.
Salut à ma libraire !
Mardi midi je déjeunais avec une collègue et sa fille étudiante. "Je suis en train de lire le bouquin de Jane Austen que vous m'avez offert un jour." me dit cette dernière. Quand j'avais son âge, c'est toi, Agnès, qui me faisais découvrir Jane Austen!
C'est beau des générations de lecteurs!
Nathalie
Eh bien je me réjouis, j'avais oublié cela. Rien de plus réjouissant que la "libre circulation des livres". Celle-là, au moins est à l'origine d'ondes concentriques de plaisir.
Quant à moi, après "Udolphe", je suis dans Northanger Abbey et JE ME REGALE !
Je viens de lire "Emma" avec délectation.