Shirley Hazzard - La Baie de midi

C’est une douceur inattendue, rare, de tomber sur un « livre d’élection ». Celui-ci, je l’ai trouvé vendredi en rentrant, au bout de la table que j’envahis de tout mon bazar - livres, ordinateur, granules, stylos, mouchoirs - déposé à mon intention. Jamais entendu parler de cette autrice australienne, alors même que je passais le week end avec des Australiens à éprouver les faiblesses et les failles de mon anglais. Sur la jaquette, cette belle photo vide d’un fragment de terrasse, une rambarde de fer ouvrant sur le bleu infini de la mer et du ciel, et tout à gauche, le buste lépreux et dénudé d’une femme antique coiffée d’une sorte de bonnet phrygien (le tout teinté en bleu, dommage). Une insomnie très matinale me l’a fait ouvrir, et ne pas quitter, emportée par l’histoire, le lieu, l’élégant désarroi des personnages. Une « allure » en quelque sorte désuète, presque vieille France dans cet univers anglo-napolitain, rien des facilités contemporaines de style et de syntaxe, et pour cause : ce roman a quarante ans !

Que se passe-t-il dans La Baie de midi ? peu de choses en somme, de l’automne à l’été, toutes filtrées à travers le regard de Jenny, née Penny (pour Pénélope), nom qu’elle a perdu avec tout lien à la patrie et à la mère lors de son transfert, enfant, en Afrique, pendant la guerre. Rentrée à Londres avec son frère, Jenny a fui la vie sans relief qui l’attendait sous la houlette de sa belle-sœur.

« Norah et sa famille formaient une clique bizarre. Faux... car bizarres, ils ne l’étaient pas suffisamment, et c’était bien là le problème. Ils appartenaient à cette petite bourgeoisie britannique de l’avant-guerre constamment sur ses gardes, ne savaient que parler des petits manquements de leurs voisins, d’actes d’inconduite locale légendaire. Pas un seul de leurs amis qui, en son absence, ne fût, systématiquement et traîtreusement, vilipendé. C’était moi qu’ils soupçonnaient d’être bizarre, et ils essayaient de m’installer, de me coincer, avec des célibataires de leur propre milieu. Ces jeunes gens vivaient, eux aussi, dans un état permanent de vertueuse indignation, répétant à l’envi : ‘‘C’était à prévoir’’, ou se déclarant ‘‘écœurés au possible’’. Ils étaient de ces hommes décrits par Gogol comme ‘‘dévorés du besoin de maintenir la discipline partout et d’imposer leurs vues aux chefs de gare et aux conducteurs de fiacre’’ ».

Jeune femme distante aux émotions anesthésiées, mais curieuse d’autrui, attentive, bienveillante ou caustique, elle se déplie, se déploie, se réchauffe, se révèle au soleil, dans le grouillement, le désordre, la beauté, la démesure et l’orgueil de Naples.

« La ville elle-même était marquée par une extravagance volcanique. Ses caractéristiques n’avaient pas filtré peu à peu dans son tissu, mais l’avaient inondé par vagues successives – éruptions de goûts et d’époques, d’églises et de palais, véritable explosion de baroque ; profusion de chapiteaux monstrueux ou d’escaliers géométriques doubles ; torrent de jardins suspendus se déversant sur les terrasses et les toits, se répandant sur les appuis de fenêtres et sur le seuil des portes. Les rues elles-mêmes étaient composées de blocs de lave, rivières noires qui traversaient Naples et cédaient la place, dans l’intérieur des maisons, à des carreaux de céramique et des mosaïques de marbre. Le mot ‘‘lave’’ lui-même était né à Naples. Les peintres napolitains s’en étaient donné à cœur joie dans tous les édifices de quelque importance, inondant les lieux de Solimena, de Luca Giordano et de Lanfranco, un raz-de-marée de décorations qui montait à l’assaut des murs et des plafonds. Rien avec modération, telle aurait pu être la devise des Napolitains qui, pourtant, à l’image de leur ville, restaient au bout du compte un secret.

Le banal, fléau et support de tant d’autres villes, n’avait pas sa place ici. Des expressions dont j’ai toujours pensé qu’elles étaient universelles – le commun des mortels, la famille moyenne, la réaction typique, la vie ordinaire – n’avaient aucun sens dans un endroit où les gens étaient tous hors du commun, et la vie extraordinaire, où, des convulsions d’une expérience humaine qui remontait à la nuit des  temps étaient nés de tels abîmes de dénuement, de tels sommets de civilisation. »

Jenny, Gioconda, Gianni, Justin, initiales allitératives d’un quatuor qui, en même temps qu’il parcourt, par deux, par trois, les rues et les venelles de Naples, dessine les pas compliqués et raffinés d’une danse des émotions, du désir, des sentiments, désemparée, immorale et profondément tendre. C’est magnifiquement écrit. J’aurais pu en recopier des pages et des pages, scènes d’intérieur ou d’extérieur, tableaux, conversations, gestes saisis avec une troublante et évocatrice justesse, aux antipodes de la chronique de gestes que je hais tant.

Elle avait cessé de s’accompagner sur la chatte-guitare, qui se  ramassa sur elle-même, les pattes jointes sur le bord des genoux de sa maîtresse, avant de sauter par terre avec un bruit sourd et délicat et de  se  diriger d’un air digne vers le feu. Gioconda enleva quelques poils bancs de sa jupe, alluma une cigarette et se redressa, jambes croisées, sur le sofa, le coude en équilibre sur un genou, la joue posée sur la main gauche.

C’est un très beau roman, dont d’emblée les personnages, tous, l’atmosphère, l’écriture, m’ont été familiers : « rien de trop », jamais, pour une histoire de passions, un lieu placé sous le signe de l’excès et de la liberté. Seule la dernière page, dérobée, m’a laissée dans un suspens inconfortable, presque frustrée.

Ernest Pignon-Ernest - Pulcinella (par moi mal recadré, sorry)

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