Jonathan Coe - La Vie très privée de Mr Sim

Si tout s'est bien passé pour lui – et n'en déplaise à son arrogant créateur - Maxwell Sim a aujourd'hui 52 ans, et j'espère que pour lui la vie s'est ouverte et apaisée. Il en avait quarante-huit en 2009, au cours de ce long hiver de dégringolade et de découvertes que conte le roman de Jonathan Coe, La Vie très privée de Mr Sim, en anglais : The Terrible Privacy of Maxwell Sim, traduit, très honorablement, par Josée Kamoun. 'Terrible intimité' qui le laisse toujours plus seul avec lui-même, jusqu'à l'habitacle de la Toyota Prius où il est découvert, dès le premier chapitre du roman – un entrefilet de presse -, quasi nu et quasi gelé, au Nord-Est de l’Écosse, à proximité d'Aberdeen.

C'est sa voix qui conte son histoire, relayée de place en place par des récits enchâssés, eux aussi majoritairement écrits à la première personne, mais pas la même. D'abord, celle de l'oncle Clive de Poppy-rencontrée-à-l'aéroport-de-Singapour, une longue lettre où est narrée l'histoire de Donald Crowhurst, le navigateur solitaire mystificateur parti en octobre 68 sur l'océan en quête de gloire, de rêve, de la racine carrée de -1, jusqu'à la folie complète.

Puis une nouvelle très autobiographique écrite – à la troisième personne cette fois - en atelier d'écriture, par Carolyn, l'ex-femme de Max : La Fosse-aux-orties, qui le renvoie nommément à un épisode indigne de son passé pas si ancien (2002 ?). A quoi fait suite le récit, sous forme d'un essai de psycho sur le viol de l'intimité, écrit par la sœur de l'un des protagonistes du récit précédent (Alyson, sœur de Chris), essai concernant à la fois Max lui-même et son père (1976/1980).

4. Le récit du père, moitié en prose d'une œuvre non publiée et intitulée, sur les traces de T.S. Eliot, Deux Duos (Eliot avait publié Quatre Quatuors). J'ignorais tout de ce recueil ultime d'Eliot, mais Wikipedia m'apprend qu'il s'agit d'une réflexion sur la condition humaine et le rapport de l'homme avec le temps, à travers quatre lieux qui sont chacun associés à l'un des quatre éléments. Or si Mr Sim père s'est modestement cantonné à deux duos – un demi-Eliot, en somme -, le lecteur de Jonathan Coe observera que le roman est constitué de quatre itinéraires (de l'Australie à l'Angleterre et retour), chacun associé à l'un des récits enchâssés, lui-même illustrant explicitement l'un des quatre éléments. Crowhurst et l'eau, la terre pour La Fosse-aux-orties, le feu pour La Photo pliée, le récit d'Alyson, et enfin l'air pour Le Soleil levant, le récit du père de Max. La dernière section, intitulée Fairlight Beach (La plage de la claire lumière ?), est en quelque sorte l'issue – très frustrante je dois le dire, à cause de l'intrusion ultime, intempestive, et tellement factice !!!! du romancier soi-même qui juge bon de la ramener dans la vie de son personnage – est l'issue donc du roman, clos par une pirouette, certes habile, mais... Quant à la réflexion sur le temps, elle porte sur celui d'une vie, et sur la façon dont cette vie s'enracine dans celle des ascendants, le père en particulier, dont l'indifférence a comme projeté sa glace sur la vie de son fils. C'est aussi le temps d'une Angleterre perdue, celle des bateliers sur les canaux, une Angleterre plus chaleureuse, plus inventive, plus fraternelle. Car Maxwell Sim connaît, dans un monde où le moindre geste est traçable à hauteur de satellite, l'expérience la plus aiguë de la solitude contemporaine.
Il y a aussi la voix d'Emma, le "satnav", le GPS, de Max lors de son voyage vers les confins de l’Écosse en vue de promouvoir des brosses à dents bio (!). On en a fait, lors de la sortie du bouquin, l'essentiel de l'intrigue, ce qu'elle n'est pas. Seulement la marque que, dans son processus d'identification au navigateur solitaire fou, Max avait lui aussi sérieusement perdu les pédales. C'est un road (parfois air)-novel sur les routes de l'Angleterre, toujours plus au Nord. Entre délire et réalisme, les personnages, quelle que soit leur insignifiance, sont si justement campés qu'on ne peut que s'y attacher. Le destin, sardonique, sourit au détour de telle ou telle (més)aventure, et on lui sourit en retour. Bref, c'est un excellent roman, une méditation bienveillante sur le sens - malgré tout - de la vie, de l'amour, du monde comme il va, et il va mal. Mais pourquoi diable cette pirouette finale, qui escamote au profit d'un effet somme toute déjà vu la chair des personnages ? Sur les traces de Maxwell Sim, voilà le lecteur, d'abord comblé, abruptement livré à la frustration. Tant pis. Je préfère pour ma part continuer à rêvasser sur les aventures ultérieures de Mr Sim, "comme l'humoriste". On connaissait Sim en Angleterre ???

La couverture anglaise est bien plus belle et bien plus intéressante que le petit montage qui illustre plus ou moins naïvement l'édition française. Il s'agit d'une variation sur l'affiche de Vertigo, et le lecteur de Testament à l'anglaise sait bien quel cinéphile impénitent est Jonathan Coe.
J'ajoute pour le lecteur porté à la spéculation critique ce détail vérifié auprès d’Éric le matheux (merci Éric): La racine de - 1, c'est la source des nombres dits complexes, ou - et c'est bien plus beau - imaginaires... L'autre sortie, quand toute issue est impossible.

Commentaires

1. Le lundi, mai 13 2013, 15:34 par odile

j'ai emprunté cet ouvrage à Danièle, qui l'avait acquis sur un de tes conseils reçus entre poireau et clémentines, sur le marché d'Amiens. Et je n'ai pas été déçue. J'ai éprouvé la frustration qui nous prive du personnage à la fin, et je commençais juste à la digérer quand j'ai lu ta chronique. Tu m'as cueillie quelque part entre le moment où je me disais "le salaud! après nous avoir laissés entrevoir un avenir apaisé, une relation possible entre fils et père, il nous casse l'avenir!" et "ficelle de romancier, ok, si ça lui fait plaisir - mais ça n'ajoute rien au roman". pourtant j'aime assez quand il énonce un secret de fabrication comme jeté en pâture aux lecteurs : deux lieux, un hasard, une émotion, un objet usuel... ça ressemble à une proposition d'écriture! sauf que chez Coe, ça fait vraiment un livre!

2. Le lundi, mai 13 2013, 18:29 par Agnès

C'est exactement ça, mais j'en ai marre d'être frustrée à la fin des histoires, surtout que les personnages vivent en nous ! C'est, en somme, une coquetterie inutile.

Je viens d'avoir un message de ma très vieille amie Andrée à propos de Poussière, qu'elle veut relire... 80 ans après! Parce que les personnages et l'atmosphère l'habitent encore. Alors les ficelles... ça dessèche.

Je ne savais même plus que j'en avais parlé à Danielle... ^^

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