Jean Amila - Le Boucher des Hurlus

J’ai emprunté l’autre jour Le Boucher des Hurlus à la bibliothèque. Mon premier Jean Amila, auteur ‘noir’, auteur à pseudos à la réputation sulfureuse. Le voilà lu. J’ai été dès les premières pages empoignée par la vigueur du style, sans fioritures, dru, inventif, et par l’art de camper la situation en quelques mots.

« La mère était rentrée tard et elle avait directement filé à la cuisine.
Il n’y avait pas de salle de bains et le petit garçon pouvait entendre qu’elle se lavait à l’évier. Il faisait ses devoirs et n’avait pas voulu intervenir, mais il se doutait qu’on baignait encore dans le drame.
Plusieurs fois déjà des commères avaient jeté des immondices et des œufs pourris sur la Maman. Alors elle revenait toute sale et, simplement, elle lavait sa peau, son linge, sa coiffure.
Au bout d’un moment, il avait entendu qu’elle ouvrait la cuisine.

-          Ne regarde pas !
C’était pudeur, il la savait déshabillée, traversant la salle à manger pour aller dans la chambre. Mais c’était un tel cri assourdi de bête blessée qu’il avait levé la tête et il l’avait vue.
Elle n’avait guère que son linge du dessous et tenait sa longue jupe et son corsage contre sa poitrine nue. Elle était décoiffée, avec tout un côté du chignon qui tombait en longs cheveux noirs jusqu’à la taille. Et puis elle avait du sang sur le front et sur une oreille.
Elle avait disparu, avant qu’il ait eu le temps de prononcer un mot. Il s’était levé, s’approchant de la porte de chambre refermée.

-          M’man ! Qu’est-ce qu’il y a ?
-          T’occupe pas, je suis tombée.
Il savait que ce n’était pas vrai, pas si simple. Une fois déjà, au marché, il avait entendu les sales commères qui ricanaient au passage de la Maman. Elles disaient salope ! bolchevik !... et même à lui une espèce de grosse pouffiasse avait craché : « Enfant de lâche ! »

Car c’était comme ça dans le quartier. »

La Maman (avec une majuscule) a été attaquée à coups de parapluie par « la Venin », la voisine du dessous et femme de planqué (un gabelou), comme veuve d’un mutin de 17 fusillé pour l’exemple. Le père, avec sa moustache et ses rouflaquettes, qui dans le civil était anarcho-syndicaliste et ouvrier typographe, a fait partie de ceux qui se sont rebellés contre le massacre inutile orchestré par le général des Gringues de 140 000 poilus au Chemin des Dames, dans le coin des Hurlus. Et la société de l’immédiat après-armistice qui tente de se reconstruire sur la légende dorée d’une « Grande Guerre » où se sont sacrifiés sur l’autel de la Patrie des millions de héros, ne peut pas accepter la coexistence avec les proches des « lâches », qu’elle persécute avec la meilleure conscience, comme cela se passe dans cet immeuble de la rue de Bagnolet. Petite chronique de la haine ordinaire. L’enfant, Michou, huit ans, a été rétrogradé de deux classes à l’école, alors qu’il est brillant, la mère subit chaque jour les injures et humiliations de ses voisin(e)s.

Il y a dans ce roman une dimension documentaire, mélange de vécu (Jean Meckert-Amila est né en 1910 et avait donc en 18 l’âge de Michou) et d’érudition, qui sonne terriblement cru et terriblement juste : le pensionnat pour enfants de réprouvés, que l’on tond, que l’on badigeonne de teinture d’iode, que l’on soumet à une faim chronique, que l’on abreuve de prières et de propagande, l’asile psychiatrique où l’on réduit les êtres à néant à grands coups d’électrochocs, les rues de Paris en proie à la grippe espagnole, les gares et les trains où se mêlent trouffions et prostituées des BMC (les bordels de campagne), le désastre puant des champs de bataille encore en proie aux mines, aux cadavres empilés... il y a aussi une dimension littéraire : la rencontre, le repas avec les prostituées, et le voyage subséquent en train vers le Chemin-des-dames ont des accents de Maupassant revu à la sauce réalistico-argotique, et l’on sent passer le souffle et la révolte de Céline tout au long du roman, sans que je veuille par cette remarque déprécier en quelque manière le style de Jean Amila qui a son ton et sa couleur propres, indéniablement.

La lecture du Boucher des Hurlus a donc quelque chose de puissamment décapant. Pour autant, j’ai éprouvé au fil du récit de cette quête d’une vengeance par trois enfants de huit à treize ans un sentiment de malaise croissant. C’est le petit Michou, poussé par l’amour de sa mère bafouée et détruite par la société, qui mène le jeu et oriente, avec sa lucidité enfantine, le regard du lecteur. Et le roman, sorte d’odyssée initiatique et parfaitement anti-héroïque, le conduit à une violence dont la brutalité du récit empêche de percevoir la dimension en réalité cathartique et imaginaire de réparation (hypothèse formulée après visite à l’article nourri de Wikipédia). En fait, elle fait d’un enfant un assassin sans aller jusqu’au bout des conséquences encore plus brutales qui auraient dû s’ensuivre si la cohérence avait primé, interrompant le roman au seuil d’une sorte de « retour à la normale » étrange, inconfortable, et, me semble-t-il, bancal et fallacieux.

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