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dimanche, juin 30 2013

Christine de Pizan, ballade


Seulette suis et seulette veux être,
Seulette m’a mon doux ami laissée,
Seulette suis, sans compagnon ni maître,
Seulette suis, dolente et courroucée,
Seulette suis en langueur mésaisée ,
Seulette suis plus que nulle égarée,
Seulette suis sans ami demeurée.

Seulette suis à huis ou à fenêtre,
Seulette suis en un anglet mussée ,
Seulette suis pour moi de pleurs repaître,
Seulette suis, dolente ou apaisée,
Seulette suis, rien n’est qui tant me siée ,
Seulette suis en ma chambre enserrée ,
Seulette suis sans ami demeurée.

Seulette suis partout en tout être,
Seulette suis, où je voise, où je siée ,
Seulette suis plus qu’autre rien terrestre ,
Seulette suis, de chacun délaissée,
Seulette suis, durement abaissée,
Seulette suis souvent tout épleurée ,
Seulette suis sans ami demeurée.

Princes, or est ma douleur commencée :
Seulette suis de tout deuil menacée,

 Seulette suis plus tainte que morée ,
Seulette suis sans ami demeurée.









samedi, mars 9 2013

"De douceur me fera crever"...

 
J’ai lu récemment, pour un jury qui se tenait hier matin, une trentaine de nouvelles écrites par des lycéens, à partir de deux incipit proposés par l’écrivaine Carole Martinez. Si l’on passe sur l’extrême indigence de la langue employée dans la plus grande part de ces textes, il en ressort aussi que les histoires de couples qu’elles mettaient en scène (dans un décor imposé de bal masqué), étaient en général absolument désolantes. Trash, ou tartes. Hommes – masqués – systématiquement brutaux, débauchés, sadiques, violeurs, voire assassins. Femmes victimes, brutalisées et/ou extatiques, et finalement mortes, parfois. C’était hier la « Journée de la femme » (laquelle ? pas celle-là, j’espère), et il y avait entre les dizaines d’années de militantisme qui ont précédé et ces textes de jeunes filles un contraste très décourageant, non seulement en ce qui concerne les femmes, mais - et c’est bien pire - en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes. Ça m’évoque le succès de la trilogie des 50 nuances de gris plus ou moins foncé ou clair dont les « défenseurs du féminisme » (parmi lesquels Arnaud Viviant) voient une réjouissante manifestation de l’émancipation d’icelles, qui iraient sans rougir chercher chez le libraire ces salades à l’eau de rose pimentées de cruauté. J’y vois plutôt la manifestation d’un goût littéraire navrant accompagné d’un penchant inquiétant – même si fantasmatique – au statut de victime d’un gros bras riche et pervers. Harlequin version anthracite.   Toutes réflexions qui m’ont conduite à me mettre en quête du poème qui suit. Certes, il s’agit d’un éloge du mariage – lequel est à la mode, par les temps qui courent... Mais c’est surtout, sous la plume de « la première femme de lettres » française, la première à vivre de sa plume en tout cas, une si délicate évocation, à la fois hardie et suggestive, d’une relation fondée sur une intense douceur !

Je tire ce poème de Christine de Pizan (1364 - 1430) d’une vieille anthologie qui a adapté les textes en français moderne – au plus près, pour les rendre lisibles – , je ne suis donc pas sûre de son exactitude, et la toile est dans ce domaine assez peu éclairante. Mais somme toute, ce n’est pas grave ! le voici, c’est une ballade.

 

Douce chose est  que mariage
– Je le pourrais par moi prouver –
Pour qui a mari bon et sage
Comme Dieu me l’a fait trouver.
Loué soit celui qui sauver
Me le veuille, car  son soutien,
Chaque jour je l’ai éprouvé,
Et certes, le doux m’aime bien.

La première nuit du mariage,
Dès ce moment, j’ai pu juger
Sa bonté, car aucun outrage
Ne tenta qui dût me blesser.
Et avant le temps du lever
Cent fois me baisa, m’en souviens,
Sans vilenie dérober,
Et certes le doux m’aime bien.

Il parlait cet exquis langage :
« Dieu m’a fait vers vous arriver,
Tendre amie, et pour votre usage,
Je crois, il voulut m’élever. »
Ainsi ne cessa de rêver
Toute la nuit en tel maintien,
Sans nullement en dévier,
Et certes, le doux m’aime bien.

Princes, d’amour peut m’affoler
Quand il me dit qu’il est tout mien ;
De douceur me fera crever,
Et certes, le doux m’aime bien.


Christine de Pizan à sa table de travail
Enluminure tirée du manuscrit des
Œuvres de Christine de Pizan (début XVe)
British Library BL Harley 4431, f. 4

Les variations de la taille des caractères des textes que je publie ici relèvent pour moi de la diablerie. Pourquoi si petits aujourd'hui ? Mystères et arcanes de la cybernétique...