Shalom Auslander - L'espoir, cette tragédie

     Passer de Stefansson à Shalom Auslander, c’est un exercice de grand écart particulièrement acrobatique. C’est passer d’un lyrisme habité par le sens de la beauté du monde et de la dignité de l’homme à un déluge grinçant, grimaçant, fulminant, de dérision désespérée et de misanthropie radicale. Loin des vastes étendues de nature sauvage, on se retrouve dans une petite ville américaine bobo, Stockton, ville absolument sans Histoire, détail essentiel pour l’installation de Sol(omon) et Bree Kugel, accompagnés de leur fils Jonas, et, - hélas – de l’hystériquissime mère de monsieur, subclaquante mais bien vivace, et confite en déploration accréditée des malheurs du peuple juif depuis la Shoah. [Kugel, dont le Reverso m’apprend que ce terme allemand signifie « boule », « balle », « bille », ce que je n’interprète pas plus que cela, ignorante que je suis des usages de ce terme dans la langue allemande.] Ayant donc quitté New York, sa frénésie et ses miasmes pour vivre dans une fermette à la campagne une nouvelle vie rédimée, expert en bagout et slogans efficaces pour la promotion de machines à compost, Solomon, fils sans père et père éperdu d’anxiété, meuble ses insomnies à se réciter des litanies de dernières paroles célèbres, dans le souci de laisser à son propre fils des mots dignes, drôles et définitifs. Sauf que ça pue atrocement dans la fermette, où vit aussi un locataire rageur, et que les tap-tap-tap qui semblent via la tuyauterie de l’aération émaner du grenier vont amener Sol à une découverte renversante. Tout le monde l’a déjà écrit partout, je peux donc vendre la mèche : dans le grenier de cette fermette de Stockton est installée, rampante, rageuse, hideuse, hirsute, griffue, borgne, bossue, puante, tempêtante, despotique ET authentifiée d’un tatouage, Anne Frank soi-même, rescapée de Bergen-Belsen mais vouée à la mort par son éditeur pour raisons commerciales (que faire d’une Anne Frank vivante, alors que la morte est tellement « vendeuse » ? – « Restez morte » !), réfugiée de grenier en grenier de l’Europe à l’Amérique, et occupée depuis soixante ans à écrire un roman digne en termes de tirages de son Journal.

     Sol est un « bon » fils, sur qui sa mère, née en 45 à Brooklyn de quatre générations de juifs américains, a fait peser depuis l’enfance le destin tragique de « son » peuple. Entre stupeur accablée, désir de secret et délire persécutif, il entreprend d’essayer de faire face à la nouvelle catastrophe qui frappe sa vie.

« Il avait plus de chances de survivre à l’holocauste qu’à la réprobation maternelle.

Mon fils, mon propre fils, qui dénonce Anne Frank. Ah, il a fallu que tu appelles la police. C’est quoi, ton problème ? Tu n’avais pas le téléphone personnel du docteur Mengele ? Il refusait de faire des visites à domicile ?

Tu veux l’adresse d’Elie Wiesel ? »

     Le sujet est pour le moins subversif. Dans un monde où depuis plus de soixante ans la question de l’extermination des Juifs est l’objet de toutes les déplorations, Auslander répond par ce roman iconoclaste à l’interdit énoncé par Adorno d’écrire après la Shoah. Et il n’y va pas de main morte : scatologique, grossier, blasphématoire, rigolard et érudit, le roman flingue à tout va, évoquant Marcel Prout, Jules Vermine, Franz Kaka, dont Sol réécrit La Métamorphose en suggérant in petto à la sœur de Gregor, Grete, de flytoxer d’emblée le monstrueux cafard qu’est devenu son frère - reflet littéraire du problème monstrueux que lui pose la présence d’Anne Frank, cette « foutue rescapée de l’holocauste » dans son grenier. A la narration et aux dialogues se mêlent sans cesse et sans hiatus les monologues intérieurs de Sol, ses incises cyniques et rageuses, ses torrentiels scénarios-catastrophe, comme si le lecteur devenait le substitut du Docteur Jove (pourquoi traduire par « Jovia » ce nom, qui signifie en anglais Jupiter - Blake et Mortimer jurent « by Jove » ?), désespérément absent au bout du fil. Comme si le roman était la logorrhée d’un patient névrosé jusqu’à la moelle, dévoré par les interdits et le despotisme maternel (l’ombre de Portnoy plane sur le roman), mais totalement libre dans sa parole. Fils de juifs orthodoxes dont il s’est affranchi (« my parents were shitty », dit-il dans une interview), Auslander déchaîne dans ce roman une tempête satirique, dont j’extrais le passage suivant :

            « A Mère Nature[1], les aliments étaient purs, naturels, et extraordinairement coûteux. Désormais, on payait surtout pour ce que l’on n’aurait pas : pas de sodium, pas de fructose, pas de maïs, pas de glutamate, pas de graisse, pas de fibre, pas de colorant, pas de blé, pas de farine, pas de sucre, et à chaque ingrédient qui n’était pas inclus le prix augmentait. Une seule de ces boîtes, sans poison, toxine, pesticide, sans notice de mise en garde énumérant les effets secondaires possibles et les réactions négatives, une seule boîte de quelque chose qui ne représentait pas un danger pour les femmes enceintes ou ne nécessitait pas de consulter votre toubib avant de l’ouvrir, en gros une boîte remplie d’air, vous aurait obligé à contracter une deuxième hypothèque.

Rester en vie coûtait les yeux de la tête. »

       La célébration incantatoire de la victimisation et des victimes en prend un sacré coup. La légitimité larmoyante ou arrogante de leurs descendants aussi (Sol et Sharon, une cliente de l’agence immobilière, se jettent à la tête le nombre de leurs collatéraux morts en camp), et on rit çà et là des saillies que la « rage qui lui tient lieu de verve » suggère à l’auteur. Le pendant négatif en est que tous les personnages sont caricaturaux, et que l’on ne peut éprouver pour eux aucune compassion (la complaisance de Sol pour son insupportable mère, par exemple, finit par être insupportable). Aussi se lasse-t-on, au fil du roman, des facilités auxquelles sa faconde vindicative entraîne l’auteur. On aspire à une fin. Laquelle, disons-le, est un peu convenue, et somme toute un peu faible. Il n’en reste pas moins que cet interminable cauchemar burlesque ne manque ni de gravité, ni de souffle, ni de talent.

 


[1] L’agence immobilière s’appelle Terre promise...

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