samedi, novembre 30 2013

William Wyler - Vacances Romaines (1953)

Dans Vacances Romaines, la princesse Ann rêve de "pajamas", avant de revêtir, quelques heures plus tard, ceux de Gregory Peck. Ça m'a beaucoup surprise, j'avais appris "pyjamas"...



Je n'avais pas écrit ici que j'avais regardé Vacances Romaines. Roman Holiday. Deux fois, en anglais. Avec Audrey Hepburn, irrésistible en jeune princesse d'un pays non répertorié, que sa tournée européenne a conduite à Rome - et au-delà de la contrainte supportable : interminables stations debout sur escarpins, interminables saluts et formules de politesse ressassées, interminables bals protocolaires avec fossiles divers, inlassable surveillance de la Comtesse et du Général, sempiternelle chemise de nuit vieillotte et collet monté, verre de lait et cracker du soir...... la voilà enfuie nuitamment, et retrouvée endormie sur un bord de mur le long du forum - temple de Saturne, temple de Vespasien, arc de Septime Sévère - par un Gregory Peck amusé, ému, irrité, perplexe, et charitablement obligé de l'embarquer en taxi jusqu'à son perchoir, via Margutta 51, volées d'escaliers, plantes grimpantes le long des rampes. Bougainvillées ? plumbagos ?

Dans l'appartement, perché sur les toits de Rome, voix pâteuse : "- Is this the elevator ? - It's my room."

Et un peu plus tard : "- This is very unusual. I have never been alone with a man before, even with my dress on. With my dress off, it's most unusual. (Petit rire). I don't seem to mind ! Do you ?"
Plus tard encore, cette merveilleuse réplique de la prétendue Anya, toujours cérémonieuse, à Gregory Peck – Joe Bradley la quittant pour aller boire un café, le temps qu'elle revête les fameux "pajamas", geste altier, pirouette chancelante : "You have my permission to withdraw."
Jupe dansante (c'est une jupe "soleil", je pense, un rond parfait), taille de guêpe, cheveux longs sagement tenus par des barrettes mais bientôt ratiboisés (- All Off ? demande deux fois le sémillant coiffeur que l'on retrouvera sur un bal flottant au bord du Tibre, - All off, répond la princesse déterminée). La sage écharpe nouée autour du cou bientôt remplacée par un un petit foulard de vichy, voici la princesse lancée dans l'exploration de la vraie vie – une vie rêvée -, en compagnie de Bradley, jambes interminables, sourcil gauche en accent circonflexe, et de son copain Irving, armé de son briquet photographique, car le journaliste a fini par comprendre qui était son invitée nocturne et mitonne son scoop. La cavalcade en Vespa, à travers une Rome de cartes postales allègrement filmée, comme passagère puis comme chauffarde radieuse, en est le pont d'orgue.

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mercredi, novembre 20 2013

Magie d'Apollinaire - Signe

Signe

Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

Alcools


mardi, octobre 29 2013

Où il se confirme que je n'ai pas l'étoffe d'une jurée Goncourt...

Plus que quatre titres sur la liste ultime, parmi lesquels, Nue ET Arden... Ma foi, il y a bien eu déjà Houellebecq ou Les Bienveillantes, sans parler du Sermon sur la chute de Rome qui m'est tombé des mains. Il doit y avoir un critère "boursouflure", ou "ennui". Heureusement, restent Karine Thuil, que je n'ai pas lue, mais qui était charmante et très captivante à écouter, et Lemaître, auteur d'un très authentique roman populaire.

Frédéric Verger - Arden

Bon, j'arrête avec la sélection du Goncourt. Je cale après plus de 100 pages d'Arden, de Frédéric Verger, et après avoir grappillé dans les 400 suivantes, sans véritablement tomber sur le « début » de l'action. Arden, la « révélation » de la rentrée littéraire, dont l'auteur était lui aussi présent à la rencontre de Lille. Un type peu disert, peu soucieux de répondre aux rares questions qui lui étaient posées, comme s'il ne s'adressait pas à son public. Que dire de son roman, pour le peu que j'en aie lu, et que j'en lirai, car pourquoi continuer à m'ennuyer ?
Encore un livre très écrit, très imprégné de Proust, et de Nabokov, qu'évoque d'emblée le titre Arden, pour les lecteurs d'Ada ou l'ardeur, avec son domaine d'Ardis, coupé du monde par une forêt aux airs de conte. Une forêt d'Ardennes (l' « Arden » d'As You Like It) mâtinée d'Ardis. Si l'on fait lisière de cette propension récente au pastiche tous azimuts dans une certaine littérature française – il y a ça aussi dans Il Faut beaucoup aimer les hommes de Darrieussecq, dès le titre, et ça continue comme du Duras, phrases et situations, mais j'ai très vite laissé tomber, à quoi bon, parce qu'alors question niaiserie prétentieuse, ce roman-là mérite le pompon ! -, c'est plein de bonnes idées, Arden, de personnages savoureux et excentriques au premier rang desquels « mon oncle », « Alexandre de Rocoule, rêveur, valseur et fornicateur », Irena son épouse fantomatique et neurasthénique, les maîtres du Grand Hôtel d'Arden. Et puis Salomon Lengyel, acolyte d'Alexandre en composition forcenée d'opérettes (52) toujours inachevées faute de pouvoir s'accorder sur une fin satisfaisante, sa fille la brune et fascinante Esther, et la farandole d'employés de l'hôtel aux airs de personnages d'opérette à moins que ce ne soit le contraire. Arden, forêt du territoire de Marsovie emprunté à La Veuve Joyeuse de Franz Lehár, dont les librettistes étaient juifs et qui essaya, en vain, de mettre à leur service sa popularité auprès du régime nazi. C'est à peu près ce qui se passe dans la seconde partie du roman – où commence-t-elle ? dans le bloc compact que constituent les 460 pages qui suivent le prologue « autobiographique » du narrateur, 460 pages sans pauses, sans sections, sans même de blancs typographiques, seulement ponctuées çà et là d'insertions telles que récit romancé traduit du yiddish de l'idylle d'Alexandre et d'Irena, ou arguments de nombre d'opérettes : Loth s'amuse, Harry & Cie, Chevalier Fantôme...
Bref, on l'aura compris, Arden est un roman très érudit, bourré de références et de clins d'œil à tous les étages. Une histoire placée sous le signe de la légèreté comme mode de résistance à la plus lourde des oppressions, et un hymne à un art désormais presque oublié alors qu'il était, dans ma jeunesse, si présent sur France Musique, avec par exemple les Concerts-Promenades d'Adolphe Sibert, et qu'il fut si représentatif d'une certaine gaité française, et peut-être même européenne. Pourquoi alors abandonner la lecture d'un ouvrage si allègre dans son propos, son regard sur le monde, sur l'histoire, les livres, la musique ? Eh bien, parce que c'est trop long. Parce qu'il y a trop d'allusions, trop de clins d'œil, trop d'effets et de virtuosité stylistique, architecturale, narrative. Et que le résultat en est, paradoxalement, pénible. Faute, me semble-t-il d'un éditeur exigeant, qui ait su obtenir de son auteur des coupes, que diable !, pour éviter au festin de se transformer en grande bouffe et au feu d'artifice de tourner à l'incendie. Tel qu'il est offert, infligé plutôt, à ses lecteurs, et c'est dommage, Arden est un pavé compact, une bavarde et interminable fantaisie.

samedi, octobre 26 2013

Boris Razon - Palladium

J'ai rendu tout de suite après lecture Palladium de Boris Razon, extrêmement prisé par les élèves. Les vacances approchant, il fallait que « ça tourne ». Ma lecture date donc déjà d'une bonne quinzaine de jours, et j'ai beaucoup lu depuis. Que l'auteur et mes lecteurs veuillent bien me pardonner mes approximations.

Après lecture, il y a bien des questions que je regrette de ne pas avoir posées à Boris Razon, parce que je n'avais pas lu son roman, ce jeudi-là à Lille, lorsque je l'ai écouté s'entretenir avec les lycéens. Avec Karine Thuil et Thomas Reverdy, et avant la survenue tardive, intempestive et superlativement cavalière de Yann Moix, ils ont beaucoup parlé cuisine littéraire, c'était chaleureux (les trois auteurs s'étaient réciproquement lus) et intéressant. Ainsi Boris Razon a-t-il expliqué qu'il avait, au cours de la longue rédaction de son roman/récit, renoncé à l'usage du présent, pour permettre au lecteur, ce lecteur ami qu'il apostrophe, de rester à distance, pour lui éviter à la fois la posture du voyeur et d'être happé par la terrifiante traversée des apparences qui y est contée. S'y ajoutent le recours, par moments, à l'humour. Et la substitution, dans la version finale du texte, d'un imparfait un peu bancal à un présent trop dévorant. Pourquoi justement cet étrange imparfait ? Parce qu'imparfait? Elle était inconfortable, par instants, à la lecture, cette discordance des temps.... Les phrases sont assez sèches, par sections brèves, le plus souvent entre plus ou moins huit et quatorze syllabes.
Et puis il y a, à la toute fin du texte, la mention de ce roman autrefois entrepris et abandonné, Le Cas Z., qui aurait conté une histoire analogue, bien avant l'accident. Ça m'a terriblement intriguée, et j'ai regretté que des fragments de ce texte n'aient pas contribué, pour rompre l'alternance trop systématique des récits hallucinatoires et des comptes-rendus médicaux, à la construction du roman actuel. Pourquoi aussi, simplement, le choix de ce mot de « Palladium », au sens, comment dire ? de stèle ou de mémorial-témoin de son aventure, à quoi ressemble, d'ailleurs, dans sa sobriété, le livre lui-même, bloc bleu-sombre, illuminé d'irrisations lyriques au centre desquelles nous fixe une prunelle. Pourquoi ce mot de « Palladium » qui s'est comme imposé alors même que Razon, d'origine juive et turque sans s'en être semble-t-il soucié outre mesure, avait imaginé par le passé un « Turquish Palladium », titre de roman dont il ignorait jusqu'au sens ? Comme si, sous ce récit romanesque d'un voyage hallucinatoire vécu comme réel par l'auteur persistait un étrange substrat inconscient et comme prémonitoire. Prescience, ou présence au coeur du corps et de la psyché étroitement liés de l'auteur, d'un mal mis en mots et en corps à la fois ? La question de ce que signifie, entre intime et universel, le mot « roman » se pose ici de façon à la fois troublante et saisissante.

dimanche, octobre 20 2013

Jean-Philippe Toussaint - Nue

Après le pavé Au revoir là-haut, Nue, de Jean-Philippe Toussaint, était un mince ouvrage, lu en l'espace d'une fin de soirée et d'un début de matinée. Ouvrage encensé au Musc et la palme, le même soir où Palladium, de Boris Razon, se faisait tailler en pièces. Quels que soient les défauts de ce dernier roman dont la construction alterne sans doute de façon trop systématique récits hallucinatoires et extraits de comptes-rendus médicaux, son succès, y compris auprès du public des jeunes lecteurs - comme la sincérité du propos - méritent au moins qu'on l'interroge. Il faut dire que c'était encore un soir où officiait Arnaud Viviant, promu semble-t-il au rang de pape par sa récente intronisation de critique officiel de Lui, ressuscité par Beigbeder. Rôle ravissant pour ce caquetant débiteur d'aphorismes, de boutades prétendument spirituelles et d'anathèmes à tout va. Nue était donc un chef d'oeuvre.

Ah. Pour ma part, je n'avais jamais rien lu de Jean-Philippe Toussaint, c'était une découverte.

Marie (Madeleine Marguerite de Montalte), haute-couturière, présente donc à Tokyo sa collection Maquis d'automne, dont le clou est une robe de miel – en fait une onction ruisselante de miel pur appliqué au pinceau sur le corps nu de la mannequin, avec cortège bruissant d'abeilles vivantes – après sa rupture d'avec le narrateur. Lequel, éperdu, s'efforce de ne la lâcher ni, lorsqu'il le peut, des yeux – d'où la scène où il épie, du toit du Contemporary Art Space de Shinagawa, un vernissage mondain – ni de la pensée, pour tenter de saisir l'essence même de son aimée devenue insaisissable. Clé : Marie ("c'est fou ce qu'il y a de Marie en réalité") a une disposition océanique, les italiques sont d'origine. Le narrateur a donc perdu Marie, il va la retrouver, après quelques tribulations.

Il a indéniablement un vocabulaire très riche, J. Ph. T. Et pour une qui vitupère régulièrement la disparition d'une syntaxe complexe, la sienne, proustienne, est un bonheur. Alors ?

Alors, qu'est donc Nue, sinon une historiette sentimentale pour snobs, un curieux cocktail de catalogue-d'art-contemporain-sur-papier-glacé avec la pincée de cruauté requise, de B.D., de saupoudrage cosmopolite de lieux branchés (Hokkaïdo, le Spiral de Tokyo, le Contemporary Art Space de Shinagawa, l'agence Rezo de Shibuya, l'aéroport Galileo Galilei de Pise, la gare de Piombino Maritima... activez vos GPS) et de références picturales pour initiés relatifs (les Nighthawks d'Edward Hopper, Bill Viola, Botticelli, Signorelli, grand spécialiste de la nudité...). Le tout enchâssé dans un univers imprégné de Proust, oisiveté, mondanités, jalousie, phrase...
On peut aussi penser à Bécaud, sans la voix, ni la pêche :

La place Saint Sulpice est vide
Devant moi, elle fume, Marie...

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jeudi, octobre 17 2013

Pierre Lemaître – Au Revoir là-haut

« La guerre se finissait. Ce n'était pas l'heure des bilans, mais l'heure terrible du présent où l'on constate l'étendue des dégâts. À la manière de ces hommes qui étaient restés courbés pendant quatre ans sous la mitraille et qui, au sens propre du terme, ne s'en relèveraient plus et marcheraient leur existence entière avec ce poids invisible sur les épaules, Albert sentait que quelque chose, il en était certain, ne reviendrait jamais : la sérénité. Depuis plusieurs mois, depuis la première blessure dans la Somme, depuis les interminables nuits où, brancardier, il allait, noué par la crainte d'une balle perdue, chercher les blessés sur le champ de bataille et plus encore depuis qu'il était revenu d'entre les morts, il savait qu'une peur indéfinissable, vibrante, palpable, était peu à peu venue l'habiter. À quoi s'ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement; quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. […] Il restait sur le qui-vive, tout était l'objet de sa méfiance. Il le savait, c'était parti pour la vie entière. Il devrait maintenant vivre avec cette inquiétude animale, à la manière d'un homme qui se surprend à être jaloux et qui comprend qu'il devra dorénavant composer avec cette maladie nouvelle. Cette découverte l'attrista énormément. »

« … Albert tomba, presque aussitôt après avoir ouvert le sac en toile d'Édouard, sur un carnet à la couverture rigide fermé par un élastique, qui avait visiblement bourlingué et qui ne comportait que des des dessins au crayon bleu. Albert s'assit là, bêtement, en tailleur, face à l'armoire qui grinçait, immédiatement hypnotisé par ces scènes, certaines rapidement crayonnées, d'autres travaillées, avec des ombres profondes faites de hachures serrées comme une mauvaise pluie; tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisées ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l'assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d'un jeune soldat, trois lignes et c'était un visage exténué, aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l'essentiel, la peur et la misère, l'attente, le découragement, l'épuisement, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.

En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. Parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C'était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir. »

Je suis entrée dans la lecture d'Au Revoir là-haut avec une sorte de gratitude. Ce sentiment de familiarité que l'on éprouve en se glissant dans un vieux jean confortable - et qu'on ne s'y trompe pas, il n'y a dans cette image rien de dépréciatif, et cela ne signifie nullement que le roman de Pierre Lemaître ne soit pas inventif, si la forme en est assez classique. D'un classicisme qui doit beaucoup au XXe siècle d'ailleurs, dès les premiers mots j'ai senti passer le rythme familier des premiers romans d'Aragon, ces phrases où un narrateur « impliqué » mêle sa propre voix adressée aux lecteurs avec celles de ses personnages, dans une langue très élaborée où s'entrelacent argotismes, syntaxe rompue et un style beaucoup plus littéraire, très imagé, à la syntaxe sinueuse et complexe. L'hommage à Aragon est explicite, en fin de roman, dans l'apostille de remerciements devenue désormais presque inévitable.
J'ai eu l'occasion d'en parler avec Pierre Lemaître, ce fameux jour de la rencontre avec les lycéens du Goncourt, jeudi dernier, au cinéma Le Métropole de Lille où j'ai perdu mon appareil photo - et cela me serre le cœur car c'est Pierre qui me l'avait offert. Adoncques, un type charmant, ce Pierre Lemaître, narquois et disert, heureux de rencontrer un écho chez de jeunes lecteurs. Il revendique l'héritage aragonien, dès la genèse de son roman, issu dit-il de la préface d'Aurélien, cette histoire de type qui ne trouve pas sa place dans la société de l'après-guerre, dans la vie même de l'après-guerre. Il a cité aussi, le chapitre consacré à l'attente des soldats démobilisés comme quasi exercice d'admiration adressé aux Voyageurs de l'Impériale, que je n'ai pas lu d'ailleurs, j'y songe.

On a beaucoup entendu Pierre Lemaître sur les ondes, et sans doute l'a-t-on vu aussi à la télé, en cette période de pré-commémoration de la Grande Guerre, aussi ne vais-je pas revenir en détail sur l'intrigue du roman. Ces deux poilus attelés l'un à l'autre par la scène infernale qui a signé leur destin de « hors-la-vie », le 2 novembre 1918, c'est si stupide d'être victime de la toute fin d'une guerre !... il y a Édouard, le fils de famille, le rebelle à tous crins, le dessinateur génial, détruit dans son être le plus intime et le plus manifeste à la fois par l'accès de générosité quasi incontrôlée qui le saisit en ce fameux 2 novembre, et Albert, le trouillard, avec ses accès de fureur et de révolte lucide, et sa fidélité opiniâtre. Tandem boiteux, réuni aussi par la haine de l'affreux lieutenant-futur-capitaine Aulnay-Pradelle à la gueule de séducteur et à l'âme de malfrat. Je l'ai haï dès les premières lignes, et tout le long du roman, avec constance, et bien plus d'énergie que le timide Albert. Un méchant parfait, plus vrai que nature.
Dans cette histoire de l'après-guerre acharnée tout ensemble à oublier et à commémorer, dans ces affaires d'escroqueries qui sont comme du roman au cœur de la vie-même, tous les personnages sont réussis, les femmes aussi, fussent-elles à l'arrière-plan : la sœur d'Édouard, Madeleine, femme libre et déterminée à la lucidité tranquille, comme Pauline la soubrette et encore la petite Louise de douze ans avec son visage pointu, liée par un quasi coup-de-foudre à Édouard. Une question que je n'ai pas pu poser au romancier, parce que je n'avais pas fini le roman lorsque je l'ai rencontré : va-t-on la retrouver, Louise, dont il est dit dans l'épilogue qu'elle « n'eut pas un destin très remarquable, du moins jusqu'à ce qu'on la retrouve au début des années 40 » ? ce serait bien, c'est un beau personnage. Et puis il y a encore ce personnage tard venu de Merlin le puant, le gris, le banni, l'obstiné. Le minable grandi par son inexpugnable intégrité. Manifestement très cher à son auteur, hommage au Cripure de Louis Guilloux, dit-il, (encore un roman que je n'ai pas lu et je me le reproche), et c'est sur lui, bêchant les plates-bandes d'un cimetière militaire que se clôt ce roman, vie et mort, honneur et dérision entremêlés.

dimanche, octobre 13 2013

Chantal Thomas - L'Échange des Princesses

Il y a eu aussi des lectures, Goncourt des Lycéens oblige, même si je n'en suis pas partie prenante - plutôt spectatrice, ou compagne. Il est si plaisant de voir les élèves dévorer quelques pavés, se les échanger, et en débattre avec âpreté, ou s'interroger, perplexes. J'ai donc, après La Claire Fontaine lu successivement Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, L'Échange des Princesses de Chantal Thomas, et Au Revoir là-haut de Pierre Lemaître.

Et puis il y a eu, jeudi, la rencontre organisée dans le cadre du prix par la FNAC et l'association rennaise Bruit de Lire, à Lille, avec neuf ! des auteurs. Deux plateaux, successivement des auteurs liés par un rapport à la grande Histoire (Sorj Chalandon, Pierre Lemaître, Laurent Seksik pour Le cas Eduard Einstein, Frédéric Verger pour Arden, et Jean-Daniel Baltassat pour Le Divan de Staline), puis quatre liés plutôt par un rapport au monde contemporain et/ou à l'intime : Yann Moix pour Naissance, Boris Razon pour Palladium, Thomas B. Reverdy pour Les Evaporés et enfin Karine Tuil pour L’invention de nos vies. Neuf auteurs et quelque 130 jeunes gens entre 14 et 18 ans, venus du nord, de l'est de la France, et pour la première fois, de Bruxelles. Nous y avons passé toute l'après-midi. C'était très excitant, passionnant, passionné, les auteurs y ont parlé tout aussi bien de l'alchimie qui en eux les conduisait à l'écriture, que de pure cuisine romanesque, temps du récit ou apostrophes au lecteur, ou désir vampirique de s'emparer des histoires des autres, et de quelle légitimité peut-on se prévaloir ? Mais baste, ne mettons pas la charrue avant les bœufs – il faudrait bien qu'un jour un linguiste inspiré invente une autre métaphore que celle-ci, si décalée de toute réalité non seulement contemporaine, mais même simplement agricole... et parlons d'abord de mes lectures.

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samedi, octobre 12 2013

The Suit - Can Themba, Peter Brook

Pas un billet depuis plus de dix jours, et pourtant, ils ont été riches, en lectures, en rencontres. Mais le flot de la vie...

Il y a eu, au théâtre, The Suit, Le Costume, de Can Themba, mis en scène par Peter Brook, Marie-Hélène Estienne et le musicien Franck Krawczyk, en anglais surtitré - je m'étais greffée à une sortie organisée pour les élèves par les profs d'anglais. Trois comédiens, noirs, trois musiciens, blancs. C'est une brève et cruelle histoire, adaptée d'une nouvelle, et la narration est encore très présente dans le texte tel qu'il a été adapté pour la scène.

Sophiatown, Afrique du Sud, années 50. Philémon, qui est très amoureux de sa belle épouse Mathilda, la laisse chaque matin encore tout ensommeillée pour partir au travail, jusqu'à ce qu'il apprenne, par son copain et narrateur, qu'elle reçoit en son absence la visite d'un autre homme. Il arrive pour trouver le costume abandonné par l'amant fugitif. Et c'est ce costume, que pour la punir il impose comme un hôte réel à sa femme, qui donne son titre à cette histoire. Sur une vaste scène ponctuée de chaises de bois vivement coloré - bleu lavande, vert anis, orangé - et de portants qui, comme dans des jeux d'enfants, figurent à l'occasion un autobus ou une porte, ou soutenant une draperie orangée, délimitent la chambre ou l'appartement du couple, entrent et sortent le narrateur, le mari, l'amant, les copines de club de l'épouse (les musiciens coiffés d'un galurin, trois spectateurs piochés dans la salle et ramenés sur le plateau, et les personnages se multiplient sur la scène). Mathilda, une merveilleuse jeune femme aux cheveux ras, au visage éblouissant d'expressivité, pleine d'une grâce infinie – la valse avec la veste de costume qu'elle a enfilée d'un bras est un moment troublant d'illusion théâtrale et amoureuse – ponctue son douloureux itinéraire de pauses, chantées d'une voix nette et fragile à la fois, trêves envoûtantes dans l'inexorable marche de ce qui est devenu son destin, le destin de leur couple. Les musiciens, piano, guitare, trompette, ne quittent pas la scène. La pièce s'ouvre et se clôt sur la Sérénade de Schubert (« Leise flehen/ meine Lieder », pourquoi cette musique est-elle si déchirante ?), on saisit au passage Jeux interdits, tels standards de jazz dont je ne saurais pas donner les titres, et surtout les Strange Fruit de Billie Holiday, chantés avec un filet de voix. On voit Mathilda doucement éclore par le chant, dans sa robe corolle orangée, avant la chute, sobre et brutale. C'est un très beau spectacle, entre rire et larmes, sans pathos, chorégraphié dans ses moindres gestes, éblouissant de maîtrise partagée.

Quelques très belles photos ici.

dimanche, septembre 29 2013

Spleen et rêveries sentimentales

C’était aujourd’hui Jean-Bernard Pouy, un de mes Papous* préférés, qui proposait à ses camarades le texte du « Diagnostic littéraire à l’aveugle », un jeu de dégustation littéraire absolument redoutable. Un joueur propose un texte d’une quinzaine de lignes, et les autres émettent toutes sortes d’hypothèses pour en deviner l’origine : texte en français ou traduit, si l’auteur est un homme ou une femme, à quel genre il appartient, et enfin de quelle époque et de qui il pourrait bien être. La première fois où je l’ai écouté, j’ai attribué à Agatha Christie (et certains des joueurs l’ont fait aussi) un texte qui était en fait de Marguerite Yourcenar. Ça rend modeste… 

Aussi ai-je été toute fière de reconnaître que la balade sur les bords de Marne évoquée aujourd’hui devait être de Diderot, à cause d’un « mélancolique Ecossais », en qui je pensais bien identifier le père Hoop, occasion pour Diderot de définir, dans l’une de ses délicieuses lettres à son amie Sophie Volland, « ce que c’est que le spleen ».

En voici le début. Diderot est chez le Baron d’Holbach, dans sa propriété du Grandval.

« Au Grandval, le 31 octobre 1760.

Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit :

“ Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer.”

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samedi, septembre 28 2013

David Bosc - La Claire Fontaine

« Sous le soleil levé, tandis que les créatures molles, les grenouilles, les escargots, les larves, avaient regagné l’eau ou l’ombre, et que les insectes secs montaient dans la chaleur à tous les promontoires – longues herbes, branches molles, herbes du chemin -, Marcel Ordinaire s’était défait de son foulard et de l’état d’alerte, raide, qu’il observait depuis son réveil. La marche tranquille avait eu raison de son plaisir à se croire le complice d’une évasion : Courbet trottait, respirait chichement, parlait peu. De loin en loin, il s’arrêtait, son bâton de houx droit comme un enfant. Ordinaire le voyait incliner la tête et, du tuyau de sa pipe, tracer dans l’air les limites d’un cadre. Du ciel, des roches, de l’eau, des arbres : les jetons du grand jeu.

Passé les champs de Montgesoye, qui font plus de mille mètres à la merci du ciel et de l’eau, la route et la rivière se rabibochent : des platanes les chevillent l’une à l’autre jusqu’à l’entrée de Vuillafans. Ces platanes, pour qui vient d’un pays d’eau rare, font d’abord l’impression d’être malades – leurs branches ont des hésitations de chêne, des fléchissements de saule pleureur – mais c’est ainsi qu’ils prospèrent, à l’humide, avec des plis, d’inutiles remous. On vit âsser un tombereau de pierres que tirait un cheval aux yeux bandés ; sur son banc, le carrier se balançait d’avant en arrière. On ne salua pas.

Dans les gorges de Nouailles, entre Lods et Mouthier-Hautepierre, Courbet jeta son sac et se déshabilla. D’un geste lent, genoux fléchis, tête baissée, les deux mains se saisissant du col par-dessus les épaules, il ôta sa chemise. Un pied déchaussa l’autre. Déboutonnés, les pantalons s’effondrèrent comme un paquet de tripes. Il avança tout nu – ayant cette nudité moindre, atténuée, des gens gros – et se jeta dans une sente mêlée de cailloux, avec des enjambements de ronces, des racines déterrées, la dévala comme s’il avait encore, aux pieds, ses galoches. Ordinaire tout habillé le suivit sans réfléchir, tomba, jura, se fit mordre les mains par l’ortie aux dents fines. (…) Courbet sauta dans l’eau à la façon d’un cheval, le nez en l’air et la poitrine en avant. L’orage de la veille avait grossi la rivière, qu’un encaissement de roches faisait tonique en toute saison.

L’exultation du corps, passé le premier froid, et un bonheur silencieux dont on serait la coupe, ce bonheur qui fait pousser un cri un peu américain, jeune et viril, pour jouir encore mieux du silence, passé l’écho, et sourire à hauteur de libellule. Là-haut sur la falaise de l’autre rive, il y a des branches comme des bras qui font signe. »

Il y a  toute La Claire Fontaine, dans ce passage des tout débuts du « roman » de David Bosc, édité chez Verdier, qui appartient à la première sélection du Goncourt. Le personnage principal, le Courbet des années suisses, son goût pour la marche et pour le bain, son élan vital inépuisable toujours prêt à se convertir en peinture, ses compagnons de chevalet, ici Marcel Ordinaire - pour un peintre réaliste, ça ne s’invente pas -, et la belle langue imagée, riche, charnue, de David Bosc. Pour laquelle on éprouve, en ces temps de vaches maigres syntaxiques et lexicales, un sentiment de gratitude. Langue pleine et savoureuse, mais parfois très allusive, tellement qu’il convient de connaître et Courbet et son œuvre, parfois, souvent, pour y faire son chemin. A quoi je pensais en lisant, car chez nous des élèves doivent, pour cause de Goncourt des lycéens, lire les quatorze romans de la sélection (5003 pages, je crois, d’après leurs calculs, dont les mille et plus de la logorrhée haineuse de Yann Moix), et je me demandais au fil de la lecture ce qu’ils pouvaient saisir de cette histoire, sans les clés. La Claire Fontaine est plus une divagation poétique à travers la géographie dernière du peintre, son œuvre ultime, et son for intérieur, qu’un « roman », car il y manque, selon moi, un simple ressort narratif qui puisse lui donner ce même élan qui poussait Courbet à la marche, au bain, au vin, aux femmes… J’aurais pu y trouver à citer un passage analogue à tout moment de ses quelque cent pages, sans qu’en somme, il se soit guère passé autre chose que telle rencontre, tel déménagement, et le délabrement du corps et de l’art. Il n’empêche, si ce n’est pas un livre pour le lecteur trop ingénu, trop neuf, ou trop avide d’aventures, c’est, entre Vallès et Giono, un bel hommage au peintre, à son art, à sa puissante, joyeuse et bonhomme liberté. Une célébration de la vie, de l’art, de l’homme au cœur du monde.

On peut écouter David Bosc ici.

Lire extraits et notes critiques ici, sur le site des éditions Verdier, me signale mon amie Zaza.

Et trouver sur la période et les lieux évoqués par le roman des infos ici.

dimanche, septembre 22 2013

Donne à mes mots une grâce éternelle...

Le début de la traduction de José Kany-Turpin était reproduit en pages 220-21 de Quattrocento, et j’ai la page suivante…

Voici donc la traduction intégrale de l’incipit du De Rerum, où Vénus est comme la muse de cette épopée de la Nature et du savoir, la figure de tout érotisme, qu’elle perpétue l’espèce ou anime la création.

Mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux,
Alme
Vénus qui sous les étoiles glissantes
Peuples la mer aux mille nefs, les terres fertiles,
Toi par qui toute espèce vivante est conçue
Puis s’éveille, jaillie de l’ombre, au clair soleil,
Tu parais, Déesse, et les vents, les nuages te fuient,
Pour toi la terre ingénieuse parsème le chemin
De fleurs suaves, pour toi l’océan rit en ses flots
Et le ciel pacifié brille d’un fluide éclat.
Car sitôt dévoilé le visage printanier du jour,
Dès que reprend vigueur le fécondant Zéphyr,
Dans les airs les oiseaux te signifient, Déesse,
Et ton avènement, frappés au cœur par ta puissance ;
Les fauves, les troupeaux bondissent dans l’herbe épaisse,
Fendent les courants rapides, tant, captif de ta grâce,
Chacun brûle de te suivre où tu le mènes sans trêve.
Par les mers, les montagnes, les fleuves impétueux,
Les demeures feuillues des oiseaux, les plaines reverdies,
Plantant le tendre amour au cœur de tous les êtres,
Tu transmets le désir de propager l’espèce.
Et puisque tu es seule à régir la nature,
Puisque rien ne s’élève aux rives divines du jour,
Rien d’heureux ni d’aimable ne s’accomplit sans toi,
C’est avec toi, Vénus, que je souhaite m’allier
Pour écrire ce poème sur la nature des choses
Dédié à Memmius, notre ami, que toujours, ô divine,
Tu voulus en toutes choses parer de l’excellence.
Aussi, donne à mes mots une grâce éternelle.

Ainsi fut fait.

Quattrocento / The Swerve - Stephen Greenblatt

Arriver, vers cinq heures du matin, à la deux-cent-quatre-vingtième et dernière page d’un ouvrage d’histoire littéraire, en se disant : ‘Oh non ! pas déjà !...’  Il y a beau avoir ensuite une quarantaine de pages de notes (et d’ailleurs, il aurait fallu séparer me semble-t-il les strictes – et abondantes -  références bibliographiques, à garder en fin d’ouvrage, avec les notes explicatives ou les traductions de passages en langues étrangères, qui eussent été plus pratiques en bas de page), j’en ai éprouvé une intense frustration. De quoi s’agit-il ? de Quattrocento, de Stephen Greenblatt, professeur de littérature anglaise à Harvard (et spécialiste de Shakespeare), ou le double roman d’un « chasseur de livres » et d’un des plus précieux manuscrits par lui découverts, celui du De Rerum Natura, De la Nature, de Lucrèce. J’avais appris l’existence de cet ouvrage en musardant sur le site A Sauts et à gambades de Dominique. Il était à la bibliothèque, mais emprunté, et j’ai dû l’attendre TOUTES  les vacances et même après. « Et le désir s’accroît… ».  Emprunté samedi, fini dans la  nuit de jeudi. 

C’est chez Flammarion. La couverture, franchement racoleuse, évoque en noir, rouge et or une variété de Da Vinci Code, un livre ouvert manifestement imprimé (l’ouvrage raconte les aventures d’un manuscrit) qui n’a sans doute rien à voir avec quelque édition de Lucrèce que ce soit, mais on peut faire confiance à Flammarion pour les couvertures moches - et la version française de Lucrèce donnée en référence pour la traduction, l’excellente édition établie en 1993 par José Kany-Turpin et publiée en poche bilingue chez GF en 97 offre pour couverture un modèle inégalé de hideur, que je vais bien finir un jour par couvrir, pour ne plus sursauter à chaque nouvelle consultation… mais baste, trêve de très lucrétiens écarts (le titre anglais de l’ouvrage de Greenblatt est « The Swerve », « l’écart », en référence au « clinamen » de Lucrèce, cette déviation des atomes crochus fondatrice de toute matière vivante), et revenons à notre ouvrage.

C’est un passionnant livre de vulgarisation, qui fait revivre pour le lecteur la période chez nous bien ignorée de l’humanisme des Tre- et surtout Quattrocento. Il prend pour héros Poggio Bracciolini, dit Le Pogge, secrétaire entre 1404 et 1450 de quelque cinq ou six papes, latiniste et calligraphe émérite, et grand chasseur de manuscrits anciens devant l’éternel. On lui devrait l’exhumation et la résurrection par copies manuscrites, de nombre d’ouvrages perdus de Silius Italicus, Ammien Marcellin, Cicéron … et, un jour, de ce Lucrèce retrouvé, lequel, selon Greenblatt, serait à l’origine de la pensée moderne, athée. Il y a si longtemps que cette idée m’intéresse, que le passage de la pensée épicurienne telle que la restitue Lucrèce dans son somptueux poème, au libertinage source de toute émancipation intellectuelle et de tant d’inventivité formelle aux XVIIe et surtout XVIIIe siècles, fait le fond de certains de mes cours, que je ne pouvais qu’offrir un public captif et captivé.

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samedi, septembre 21 2013

More Lubitsch

Depuis j’ai vu deux autres Lubitsch : Le Ciel peut attendre (1943), avec Don Ameche et Gene Tierney, et One Hour with you, avec Jeanette MacDonald et Maurice Chevalier, film réalisé en collaboration avec Cukor, qui se serait très mal entendu avec l’acteur français (1932). Le second, c’est-à-dire le premier dans le temps, en noir et blanc, est, sinon une comédie musicale, du moins une comédie avec pauses chantées.

Eh bien, ce sont des films très enlevés, réalisés au petit poil, mais les personnages masculins sont si falots, si veules, malgré leur passion, dans un cas des femmes, dans le second de sa femme, et les femmes si dépendantes (quoique Gene Tierney, malgré des robes atrocement monochromes et surchargées de dentelles et autres froufrous, et une coiffure ahurissante, soit particulièrement chic à tous les sens du terme) que je n’ai pas adopté l’histoire, comme j’avais pu le faire pour Sérénade à trois. Il y a dans ces films du rythme, de l’esprit, une science vaudevillesque, mais elle se borne à répéter une sorte d’immoralité sociale figée depuis le XIXe, réduisant à une mécanique somme toute désuète et peu engageante les histoires de trios qu’elle met en scène.

Une raison majeure sans doute à cette différence de ton, et de philosophie : les scénarios des deux films que je viens d’évoquer sont de Samson Raphaelson – un scénariste d’une longévité extrême, mort à 99 ans ! - alors que celui de Sérénade à trois est de Coward, habité, semble-t-il, par un mordant bien plus acerbe que son collègue new-yorkais. Il n’empêche, ce Raphaelson devait être un type cultivé et amateur de littérature française. L’épouse d’André Bertier-Maurice Chevalier se nomme Colette, et sa garce de « very best friend » Mitzi. Cela évoque furieusement le personnage scandaleux de Colette et sa longue liaison avec la baronne Mathilde de Morny, dite Missy. Il y a aussi une scène presque inutile et très amusante où le « meilleur ami » d’André, Adolphe, amoureux de Colette, s’aperçoit que le bal auquel il est invité N’EST PAS un bal masqué et qu’il doit donc se dépouiller de sa tenue de Roméo. Interpellé avec hargne à ce sujet, le maître d’hôtel auteur du canular s’incline suavement en disant « Le collant va si bien à Monsieur ». Il s’appelle… Marcel.^^

Voilà. J’ai raté me dit-on un Billy Wilder merveilleux de légèreté, passé dimanche sur Arte, Ariane (Love in the afternoon, 1957), avec Gary Cooper, Audrey Hepburn et Maurice Chevalier, excusez du peu ! Wilder est un digne héritier de la « Lubitsch touch ». Je vais me mettre en quête, et vive la comédie !.

 

mercredi, septembre 18 2013

Ernst Lubitsch - Sérénade à trois... une idée de la grâce

Regarder Sérénade à trois de Lubitsch, emprunté presque par inadvertance à la médiathèque, un soir de mélancolie, où le soleil picard, selon son habitude, se lève pour une petite heure vers 7h du soir… soleil dehors, donc, lumière chaude sur les arbres jaunissants, et sur l’écran, en noir et blanc, le rythme, la légèreté, le charme d’une comédie qui très vite, fait sourire de bonheur. Je n’avais, je crois, jamais vu Miriam Hopkins, ingénue libertine émouvante de naturel, de grâce, d’une sorte de saisissante aisance physique, une manière d’habiter son corps délié sans la moindre afféterie, d’adresser son sourire lumineux à faire fondre de reconnaissance. Aussi les deux inséparables amis que sont George (Gary Cooper) et Tom (Fredric March), artistes dans la dèche (un peintre, un dramaturge), tombent-ils sous le charme dès leur rencontre – ensommeillée -  dans un wagon de troisième classe entre Marseille et Paris. Inspiratrice, pomme de discorde, impresario improvisée non moins que sourcilleuse de la carrière de l’un comme de l’autre, Gilda Farrell s’installe et les installe dans un trio amoureux parfaitement licencieux qui, malgré les tribulations inhérentes à ce genre de situation, apparaît comme la seule issue possible, et, presque, morale. Il y a aussi le sentencieux  et bien-pensant Mr Plumket, homme d’affaire américain qui se voudrait le protecteur, le  mentor de Gilda, à défaut de mieux… il y a des dialogues en français avec un accent irrésistible, des gamins de Paris, des logeuses et des cabaretières, et cette histoire, libertine au meilleur et au plus libre sens du terme, entre trois « hooligans » (voyous), selon les critères et les termes de Mr Plumket, et qui se réclament comme tels. C’est encore, comme Easy Virtue, un film adapté d’une pièce de Noël Coward, où une immoralité spirituelle, élégante, insoucieuse du qu’en dira-t-on apparaît en somme comme la seule attitude possible face aux embûches et aux difficultés de la vie et de l’amour, un art de vivre. Une histoire, sans flonflons ni discours, de femme et d’hommes profondément libres.
Juste une question : comment comprendre – au-delà de la simple évidence, Gilda fait du dessin publicitaire -  le titre anglais, Design for living ?

dimanche, septembre 15 2013

Pension de famille de Margaret Durrell

J’ai trouvé « Pension de famille » - Whatever happened to Margo – de Margaret Durrell, préface affectueuse de son frère Gerald, à la bibliothèque municipale. Je ne sais plus comment j’avais récemment, en musardant sur la toile, découvert l’existence de cette branche de la saga familiale, sorte de greffe, d’excroissance anglaise au récit des années corfiotes de la famille telles que les conte Gerald. Je l’ai lu entre hier soir et ce matin, avec, je dois le dire, une déception immédiate. Margaret Durrell est un personnage certes éminemment sympathique, et le récit de ses aventures de… « logeuse » ? le terme est trop vulgaire, ne parlons pas de « tenancière »… patronne ? taulière ? curieux comme cette profession appelle des vocables douteux. Bref, suivant avec enthousiasme la suggestion faite par sa riche tante Patience (qui, sinon les Anglo-saxons, peut se prévaloir de tantes Patience ?) d’ouvrir une pension pour gens respectables, la jeune et déjà divorcée Margaret s’est lancée incontinent  dans l’aventure, laissant cependant le versant bohème de sa nature l’emporter sur le penchant à la respectabilité. Très vite, la pension se remplit de personnages interlopes et hétéroclites, sans parler des pensionnaires laissés là par Gerald au hasard de ses visites, singes ou python, ou souris blanches élevées plus ou moins officiellement par le gras et terrible Nelson, compagnon de jeux des deux garçons de Margo, Gerry et Nicholas.

Couple de musiciens de jazz, peintres figuratif ou pas, jeunes femmes canon aux mœurs plus ou moins libres, bébé braillard, variétés diverses de folles, d’escrocs ou d’excentriques, voisin(e)s venimeux ou bienveillants, rivalités sentimentales, et « mère » encore, toujours présente et attentive aux frasques de sa tribu… Il y avait là les ingrédients d’une comédie familiale et humaine endiablée. Hélas, si Margo est dotée du sens du cocasse, son récit passablement débraillé et confus manque d’un élan directeur, et surtout, du sens du rythme et du dialogue qui font des anecdotes contées par Gerald des scènes si drolatiques. 



Quoi qu’en dise la quatrième de couverture – amusante couverture chez Nil éditions – cet ouvrage n’est ni « hilarant », ni « un trésor d’humour », et il faut bien ajouter que la traduction en est une filandreuse catastrophe. Whatever happened to Margo, elle n’a ajouté aux écrits de la tribu Durrell qu’un ouvrage éminemment « dispensable ».

samedi, septembre 14 2013

Sarn - Webb, Santelli

Voilà, j’ai enfin regardé Sarn (1968), l’adaptation du roman par Claude Santelli, commandée il y a bien longtemps sur le site de l’INA.

Je l’ai regardée sans déplaisir. Mais avec distance. C’est une adaptation fidèle, mais il lui manque le souffle de passion, l’obscurité ardente et amère, la brume omniprésente, et le lyrisme, qui baignent le roman. Les acteurs sont bons – c’est la Raymone de Cendrars qui joue la plaintive mère Sarn, Anny Duperey (encore orthographiée avec deux ‘r’) y fait une jolie apparition en châtelaine arrogante, et Henri Virlojeux campe un Beguildy convaincant. Mais Dominique Labourier aux yeux de velours est une Prue trop enfantine, et ses cheveux manquent tant de  naturel ! Gédéon aussi, avec son corps délié et adolescent, n’a pas la passion rude, abrupte, que j’imagine à ce personnage tragique. Et puis la campagne  - les alentours de Paimpont - est trop propre, trop claire, et les scènes de foule trop policées… tout y manque de bruit et de fureur.  Bref, il faut que je relise Sarn, pour l’obscur et puissant mystère qui en émane, sans que, je l’espère, les images de Claude Santelli, cette fois, n’y interfèrent.

jeudi, septembre 12 2013

Maurice Pons - Délicieuses Frayeurs, Les Saisons

« C’est seulement à l’heure plus paisible du jour qui tombe, quand le soir embaume toutes les peines de cœur, qu’il commença à parler d’une voix douce :

-          Je vois une ville profonde à travers les vitres. Elle a un petit air triste. Elle penche ses toits comme on penche la tête. Seul un grand clocher fait le fier, et ses cloches se baladent dans les ruelles. L’heure est grave : c’est l’heure où la ville hésite entre le jour et la nuit. On voit déjà les lumières dans les maisons du centre, plus impatientes du soir, mais la colline s’attarde aux douceurs du jour. Le brouillard se déshabille lentement pour dormir. Il fera beau demain….

Il faisait beau le lendemain, et Franz raconta chaque jour qui suivit. La ville entière entrait par la fenêtre. Quartier par quartier, elle grandissait à travers les vitres.

-          Notre hôpital, savez-vous, est chaussé d’un large boulevard, et, de l’autre côté, commence un parc… il est sage comme un jardin de pension un jour de fête, et si bien élevé… »

C’est un malade qui parle, comme on le comprend à la mention de l’hôpital. Ils sont quatre dans la chambre, quatre « allongés », mais il n’y a qu’une fenêtre, et l’occupant du lit qui en est proche a la lourde charge de raconter aux autres le monde vu par la fenêtre. Le premier, Karl, était un taiseux. Franz est le suivant, et le monde qu’il conte est comme enchanté, guidant ses camarades sur la voie de la guérison.

C’est la première nouvelle, La Fenêtre, du recueil Délicieuses Frayeurs, qui en conte onze. C’est magnifiquement écrit, mais j’en ai lu trois, et la chute de chacune était si sombre que j’arrête. J’ai d’ailleurs relu Les Saisons, étrange roman que j’ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises.

Eh bien, c’était encore plus étrange que dans mon souvenir. Il me restait des fragments de scènes, que la lecture a retissées entre elles.
La Brigde, les Dogde – Walter et Clara -, la petite Louana et sa cousine Cherline,  l’éléphantesque et revêche Mme Ham, le vieil unijambiste Raurque, Brouette l’ancêtre puant, Berque, Schlitte, Escladoss,  et le Croll médecin des hommes et des bêtes, les sœurs Steppe, Aoste… rauques et hérissés de consonnes ou à peine adoucis par les hiatus de voyelles, tels sont les habitants du village où Siméon, fuyant un passé brûlé de soleil et hanté de visions cauchemardesques, est venu trouver ce qu’il croit être son refuge,  pour y écrire, sur son luxueux « papier drelin » filigrané – son seul luxe - l’horreur de son esclavage et la mort de sa petite sœur Enina. Un village anonyme au fond d’une vallée de montagne, au bout du monde. Siméon le naïf au visage si terriblement ingrat, qui se croit accueilli et célèbre l’hospitalité de ces villageois plus que frustes - hostiles, instables.

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vendredi, août 30 2013

Hélène Picard citée par Colette.

A titre de curiosité, et pour accompagner cette étrange Femme au perroquet de Courbet dont on trouve ici une ébauche de commentaire, un poème d’Hélène Picard, cité par Colette en exergue de l’hommage qu’elle a rendu à son amie, morte en février 1945.

Poétesse originaire de Toulouse, assez sauvage, et passablement fêlée, Hélène Picard avait rencontré Colette lorsque celle-ci assumait au Matin le rôle de directrice littéraire des Contes des 1001 matins. Leur amitié a duré 22 ans, jusqu’à la mort d’Hélène Picard.

Colette, qui, dans Le Pur et l’impur, a reproché avec un sens meurtrier de la formule à Renée Vivien (née Pauline Tarn) d’avoir « exsudé son baudelairisme avec vingt ans de retard »,  - je cite de mémoire, le texte n’étant naturellement pas à sa place sur les rayonnages et donc sans doute prêté ou égaré – aurait bien pu l’appliquer aussi au poème ci-dessous, dans lequel on trouve, cependant, quelques beaux vers, en particulier les trois derniers, qu’elle citait volontiers.

 

Délivrance

 … O perroquets si lourds d’un si léger plumage,
J’aime à vous voir régner sur le trafic des ports,
Dans ces limpides bars couleur de paysage
Où l’on tache de gin les nobles passeports

Transpercé de couchant, qu’un phonographe saigne,
Qu’une fille s’enroue au brouillard de l’alcool,
Que l’excentrique mer brille comme une enseigne,
Qu’importe à l’arc-en-ciel captif de votre vol…

Qu’un jeu de dominos s’écroule sur la ruine
D’un frais marchand de fleurs, d’huîtres ou de corail,
Que la chanson des ports ait mal à la poitrine,
Qu’importe à la langueur de vos chauds éventails…

Qu’un triste matelot, sur son caban, épuise
Les ressources du soir et de l’accordéon,
Qu’importe à votre huppe orange, bleue et grise,
Pareille, vains oiseaux, au punch de l’horizon !

De toutes les couleurs, aux rires des fontaines,
Vous mangiez un biscuit quand Rimbaud s’embarquait,
Il ne vous atteint pas, l’affreux cri des sirènes,
Dans les bars de cristal, éclatants perroquets,
Frivoles favoris des sombres capitaines.

Colette est donc restée fidèle jusqu’à la mort à cette amie quelque peu égarée, à qui elle avait fait obtenir un prix de 3000 francs pour le recueil Pour un mauvais garçon (1927), recueil dont est issu le poème Délivrance. Picard était semble-t-il très amoureuse de Carco, lequel s’est toujours tenu soigneusement à distance.

Quelques éléments ici, sur le site des Amis de Colette.

Si l’œuvre d’Hélène Picard n’est donc pas impérissable, et l’on n’en trouve d’ailleurs quasi aucune trace sur la toile, la lecture de la correspondance entre les deux femmes, éditée par Claude Pichois chez Flammarion, ne manque pas d’intérêt. On y  trouve toutes sortes d’anecdotes privées – sur Colette, essentiellement -,  mais aussi des échanges d’ordre plus littéraire. J’adore lire les correspondances, regards à la fois obliques et intimes sur les auteurs, qui nous deviennent ainsi plus proches, plus familiers.

mercredi, août 28 2013

Herbert Lottman - Colette

Petite chronique rapide :

En quête de références bibliographiques précises au sujet du compagnonnage de Musidora avec Colette, Marguerite Moreno, Annie de Pêne pendant la guerre de 14, je me suis trouvée en train de lire in extenso Colette, d’Herbert Lottman (1990), dont je crois qu’en fait je ne l’avais jamais lu. Biographie à l’américaine, très documentée, en quarante-quatre chapitres dont certains reprennent les titres d’œuvres, tant il y a une dimension autobiographique dans l’œuvre de Colette, et tant son écriture parfois douloureuse a ponctué sa vie : Claudine s’en va, La Vagabonde, L’Entrave, La Naissance du Jour… Musidora n’y est mentionnée que de façon allusive, tant pis. Mais ce qui était intéressant, c’était la façon dont il fait très clairement apparaître combien Colette était dès l’origine une déclassée, qu’elle est restée presque jusqu’à la fin, combien elle a été, dans sa sensualité affichée, dans son incarnation si charnelle, scandaleuse, et enfin combien sa vie a été, avant même le mariage avec Willy (Villy, parce que Gauthier-Villars), au temps où elle vivait chez ses parents, mais surtout après, placée sous le signe du manque d’argent, de la course contre la dèche, jusqu’à ce qu’enfin, les royalties venues de l’adaptation à succès de certaines de ses œuvres - Gigi surtout, en France (de Colette Aubry avec Danièle Delorme, 1949) et aux USA (de Vincente Minelli, 1958, avec Leslie Caron, Maurice Chevalier et Louis Jourdan, je l’ai vu, celui-là, c’est une comédie musicale assez charmante, sinon que je regrette qu’à la fin Gigi reste en robe du soir, au lieu de remettre sa robe d’écolière, comme elle fait dans l’explicit dans cette nouvelle absolument réussie, l’une des œuvres de Colette que j’adore. Légère, fine, allègre.) – jusqu’à ce qu’enfin les royalties donc la mettent tout à fait à l’aise. Ce qui est intéressant, aussi, et c’est un sujet que Lottman connaissait bien, c’est le récit de la vie pendant la guerre, la seconde en particulier. Où l’on voit que la nécessité de vivre, simplement, de manger, obligeait à bien des contorsions, loin de l’image manichéenne si habituelle d’une petite France romantiquement résistante contre une grande France veule et collabo. On y apprend aussi des tas de choses sur les frères Jouvenel, spécialement Renaud, et sur Colette de Jouvenel. Sur Maurice Goudeket (« good quéquette », le mot est de Valéry, mouarf !) comme promoteur de l’œuvre de sa femme : les éditions du Fleuron, c’est lui, je l’ignorais. C’est un ouvrage très documenté, avec notes et références à des articles parfois peu connus, une biblio, et un index. Assez bien traduit, malgré ici ou là des anglicismes ou des bizarreries que j’ai la flemme de rechercher. Du coup, j’ai remis le nez dans la Correspondance, que je butine, lorsque je suis fatiguée ou distraite. Lettres à Marguerite Moréno (l’amie de toujours), à Hélène Picard, la poétesse solitaire et azimutée, au « Petit Corsaire », rassemblées ensemble chez Flammarion. C’est une correspondance extrêmement vivante, alerte, inventive, dont des fragments entiers, au mot près, étaient restés dans ma mémoire. Au-delà des facilités, des afféteries parfois, de la préciosité par moments excessive de certaines des œuvres, Colette était une sacrée épistolière.

Le site de la Société des Amis de Colette est ici.

mardi, août 27 2013

Georges Franju - Les Yeux sans visage

Eh bien, Les Yeux sans visage, ce n’est pas du tout un film pour le soir, encore moins pour la nuit. J’ai dû arrêter, tant j’étais angoissée. J’ai regardé la fin ce matin, au jour levant, ça faisait mieux passer le chirurgien habité par l’hubris (Pierre Brasseur, épais, dévoré par son obsession paternelle et scientifique) et les terrifiantes images de jeunes filles prêtes à être … dé-visagées. 

Comme le dit Edith Scob dans le documentaire qui accompagne très bien le film dans le DVD – vieillie, ridée, mais avec la même grâce intense que dans sa jeunesse -, ce n’est rien, un simple trait de crayon autour d’un visage, mais la charge de violence que porte la scène la rend insupportable, au moins pour les gens à l’imagination trop vive. Il est très bien, cet hommage documentaire à Franju : Les Fleurs maladives de Franju, de Pierre-Henri Gibert, avec des interviews de Jacques Champreux, le petit-fils de Feuillade et assistant de Franju, qui a travaillé sur Judex et contribué à la restauration des Vampires – il y a dans la bibliothèque derrière lui un carte postale représentant Irma Vep renversée dans un fauteuil rouge sur fond or -, de Mocky, de Chabrol dans un énorme fauteuil club au bras recollé avec du scotch de déménageur !, d’un autre assistant nommé Bernard Queysanne et d’Edith Scob soi-même.
Ils y évoquent à la fois des anecdotes sur Franju, sa façon de travailler, son rapport d’étrangeté au monde, sa complicité avec ses acteurs et ses collaborateurs, son indifférence absolue à des exigences autres que celles de son esthétique, de son « film intérieur », sa façon minutieuse de rédiger ses scénarios.Sur sa technique, sa façon d’étirer insensiblement le temps, de s’attarder sur des images décalées, apparemment inutiles, essentiellement poétiques, son usage de la lumière (« à trois dimensions », avec des effets d’ombre et de lumière alternée), sur la différence entre la peur et l’angoisse. Sur la façon dont il filme  l’« épouvante », comme on disait alors, l’épouvante qui suggère, et non « l’horreur », qui montre.

Inspiré par un roman publié au Fleuve Noir avec chirurgien esthétique paranoïaque, alcoolique, assistant morphinomane, meurtrier et nécrophile et jeune fille défigurée, le film est quasi épuré de toute trace de sang (remplacé par ces traits de crayon noir qui préfigurent la défiguration des jeunes filles) et l’enquête policière est réduite à sa plus simple expression, et à une équipe d’une rare absence d’intuition ! L’assistant dingue est remplacé par une assistante amoureuse du professeur, Alida Valli, visage immobile, regard inquiet, triple rang de perles en collier de chien à la base du cou, son âme soumise et damnée. Il est fascinant de voir comment les visages des jeunes filles enlevées cristallisent en quelque sorte ceux d’Edith Scob et de Valli. Edith Scob, son masque blanc inexpressif plaqué sur le visage, la grâce aérienne et trébuchante de sa démarche, la clarté de ses yeux effrayés. Il y a des chiens, encore, enfermés dans des cages, et des colombes aussi. Il y a la musique discordante de Maurice Jarre, dès le long trajet nocturne de Louise/Valli au volant de sa 2CV, sur une route interminablement bordée d’arbres dénudés aux bras griffus. Que l’on retrouve, à peine verdissants, dans une scène finale étrangement porteuse d’espoir, où Christiane/Scob, vêtue d’un vaste peignoir d’organdi ? s’éloigne, environnée de colombes, dans le clair de lune.

C’est un univers singulier, terriblement beau.

lundi, août 26 2013

Georges Franju - Judex

En quelle année ai-je vu Judex-de-Franju ? sans doute dans les années 70 ou 72, au ciné club du Lycée Montgrand, Marseille, dans la « salle de cinéma » aux fauteuils de bois qui nous servait parfois de salle d’étude. Il m’en était resté un souvenir vivace de mystère, d’angoisse, de fascination inquiète. J’y ai repensé, je l’ai écrit, en regardant l’autre jour Les Vampires de Feuillade, étonnantes associations de la mémoire inconsciente. Car Feuillade – ce que j’ignorais -  a tourné un Judex, en 1912, avant Les Vampires, et le film de Franju, 1963, est un hommage explicite à son prédécesseur, dont l’univers avait nourri son imaginaire d’enfant. Hommage à son Judex, donc, dont le DVD donne au fil du trop bref entretien avec Jacques Champreux (le petit-fils de Feuillade et co-scénariste du film avec Francis Lacassin, comme il a été aussi le restaurateur des intertitres des Vampires), des extraits – film infiniment plus réaliste et en quelques sorte rationnel que celui de Franju.

Ce que j’ignorais, aussi, en tout cas ce que je ne savais pas consciemment, c’est que le film de Franju était aussi un hommage appuyé à Irma Vep. Pourtant, dans les réserves mêmes que j’ai formulées l’autre jour, il devait bien m’en rester quelque chose. 

Il y a deux femmes, dans Judex. : Jacqueline Favraux, la fille du banquier, incarnée dans la blondeur éthérée, aiguë, émouvante d’Edith Scob. Et Marie Verdier devenue Diana Monti, la méchante, l’intrigante, la meurtrière et l’amante sulfureuse, incarnée avec génie par la brune Francine Bergé, magnifique de souplesse, de brutalité et d’autorité, avec ses yeux de biche intensément soulignés d’eye liner, le très léger strabisme qui lui confère sa dimension inquiétante, et son corps vigoureux et sinueux, si érotique dans son maillot noir moulant et ses chaussons d’acrobate, ou dans un costume d’homme, ou un déguisement ailé de religieuse à la vaste cornette  ! C’est en somme un film de cape et d’épée (« a cloak and dagger story »), qui partagerait la cape et la dague entre les deux personnages principaux : le poignard fixé sur la cuisse de Diana-Marie, petite croix étincelante dans le noir de la tenue et l’obscurité de la nuit, la cape de Judex, le justicier, incarné par Channing Pollock, un très bel homme au visage impénétrable, imperceptiblement indolent, avec de vagues airs de Roger Moore sous son large feutre noir. C’était en fait un magicien professionnel, et il multiplie au cours du film les métamorphoses, et les apparitions de colombes sorties d’un foulard, en particulier au cours de la merveilleuse scène du bal des oiseaux, au début du film. Ça aurait un air de Cocteau, mais beaucoup plus fort, plus resserré, plus suggestif que les féeries un peu affectées de Cocteau.

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mardi, août 20 2013

Ma Famille et autres animaux, suite...

Un commentaire de Molène m'informait de l'impossibilité de trouver en vente cet ouvrage par moi encensé. De fait, il est épuisé chez Gallmeister, et indisponible sinon à un prix exorbitant.

Info prises auprès de l'éditeur, il est bel et bien épuisé, mais en voie de republication avec l’œuvre complète par les éditions de La Table Ronde, en 2014. Hantez les bibliothèques, en attendant, et précipitez-vous dès la parution!

J'ai découvert du coup que la sœur de Gérald et Larry, Margo Durrell, avait elle aussi écrit un bouquin Pension de famille / Whatever happened to Margo, récemment publié chez Robert Laffont (Pavillons poche 2012). En suivant le lien, on découvre la troisième laronne de la famille, célébrée pour sa joie de vivre, en anglais dans le texte^^. Elle est morte en janvier 2007.

Voilà. Il me reste à le lire. Bonnes découvertes à tous!

Louis Feuillade, Les Vampires, Musidora

Qui poursuit qui, de Philippe Guérande et de son acolyte Mazamette (Oscar-Cloud. Os-car-Cloud-Mazamette ! quel scénariste est allé chercher un nom pareil ???) ou du Comte de Kerlor, de Satanas ou de Vénénos et de leur bande ? Il y a encore la charmante Fleur-de-lys, mais surtout il y a Irma Vep. Cela ne vous dit rien ?  L’amie de Colette et l’objet de tous les fantasmes des surréalistes cinéphiles, moulée dans son collant noir…

Irma Vep, anagramme de Vampire. C’est l’héroïne féminine sulfureuse, maléfique, des Vampires de Louis Feuillade, feuilleton cinématographique en dix épisodes aux titres croustillants : L’Homme aux poisons, Le Maître de la foudre, Les Noces sanglantes… Irma Vep, c’est Musidora, presque nue dans son maillot noir moulant dessiné par Paul Poiret - quel dommage qu’il ne lui ait pas associé des ballerines ou chaussons de cirque comme chaussures, parce que ses bottines à talons alourdissent sa silhouette et sa tenue, au demeurant un peu décevante en notre temps de latex et d’élasthane.

1915, en pleine guerre, dix épisodes de vols, de meurtres, d’enlèvements, d’escalades des toits de Paris, de voitures brimbalantes, de chevaux, de vélos … de grands hôtels et de beuglants, de melons et de huit-reflets, de soubrettes et de grisettes, de magnats et de malfrats, de jeunes et de vieilles gens, gens de maison, gens d’église, gens sans foi ou gens d’honneur, gendarmes et gens de plume, car Philippe Guérande est journaliste, et s’est voué à traquer les Vampires.

C’est une bande de criminels de haut vol, sans aucun scrupule. Sous la conduite du docteur Nox (clin d’œil à Jules Verne), des comtes de Noirmoutier ou de Kerlor, ou du baron de Mortesaigues – puis des susdits Satanas et Vénénos ^^ - ,  ils jouent de la gâchette, du poignard, du poison, du canon ou du gaz comme aussi de la prunelle. Car en travers de leur route, avant de se rallier à leur bande, s’est jeté Moreno, occasionnel amant d’Irma Vep, l’homme aux « yeux qui fascinent ». Bijoux et magots volés (avec enregistrement de voix sur rouleaux de cire !), tête coupée, cadavres et victimes enfermés dans des malles ou des placards, les Vampires sont suivis à la trace par le coriace Philippe Guérande, mimiques et postures expressives, la raie médiane et le cheveu horriblement plaqué (très difficile à gober comme jeune premier aujourd’hui), qui les démasque, les débusque, les harcèle de ses articles et de ses plaintes en justice. C’est lui qui dès le premier épisode devine en Mazamette (Oscar/Cloud/Mazamette !) le voleur de son dossier d’enquête. Lequel, de Vampire devenu honnête homme (croque-mort, puis richissime philanthrope) et ami de tous les instants, est doté avec son nez interminable d’un flair à toute épreuve pour tous les coups tordus et se mue souventes fois en sauveur providentiel.

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vendredi, août 16 2013

Aimée Bender, La Singulière tristesse du gâteau au citron

... aux éditions de l’Olivier. Très étrange roman, surprenant, où « dans l’un des nombreux centres-ville de Los Angeles », un quartier résidentiel agréable et verdoyant quoique enserré entre diverses autoroutes, vit une famille américaine apparemment normale : le père, Paul Edelstein, avocat, la mère, au foyer, Lane, et les deux enfants, Joseph et Rose, Rosie lorsqu’elle est petite. Famille apparemment normale, mais de plus en plus, comment dire ? mécanique et fantomatique au fur et à mesure que le temps passe. C’est que Joseph, enfant brillant, lointain, passionné d’astronomie et de physique, devient chaque jour plus insaisissable, plus absent au sens le plus physique du terme. Mais surtout que Rosie a eu depuis les premières pages du roman, à l’âge de 9 ans, une sorte de révélation : elle peut sentir, jusqu’à la terreur ou à la nausée, à travers les aliments qu’elle consomme, outre leur origine la plus précise, l’humeur de ceux qui les ont confectionnés. La mélancolie et le sentiment d’étouffement de sa mère, par exemple, qui va au cours des années suivantes se vouer à l’apprentissage de l’ébénisterie et à la confection de meubles. Il y a encore la grand-mère maternelle, la seule survivante des quatre ascendants. Elle habite au nord de l’état de Washington, ne se déplace jamais pour aller rendre visite aux siens, auxquels elle adresse de plus en plus fréquemment des colis remplis d’objets hétéroclites, inutiles, une tasse ébréchée, un vieux torchon orné d’un motif de roses aux couleurs réversibles destiné à Rosie qui s’en éprend incontinent, comme Joseph s’éprendra plus tard des chaises pliantes d’aluminium gris Morehead assorties à une table de jeu, qu’il emportera dans sa chambre d’étudiant.

L’histoire est contée à travers le regard de Rosie, qui en grandissant comprend de plus en plus de choses. Que chacun a un don, par exemple, dans sa famille. Un don dont on comprend bien qu’il est aussi un héritage, bien difficile à saisir, et encore plus à affronter. Certains y parviennent, d’autres non. Cela donne une étrange histoire de monde perçu à travers la cuisine et les saveurs, assorti d’un éloge paradoxal de l’insipidité de la nourriture industrielle aussi bien que de la cuisine savoureuse d’un couple de Lyonnais expatriés à L.A. Roman construit et conté avec talent, traduit avec fluidité à une ou deux réserves près, dont les personnages, dans leur perplexité si humaine, sont très attachants. Je l’ai, quant à moi, lu d’un trait, avec surprise et curiosité.

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