Georges Franju - Les Yeux sans visage

Eh bien, Les Yeux sans visage, ce n’est pas du tout un film pour le soir, encore moins pour la nuit. J’ai dû arrêter, tant j’étais angoissée. J’ai regardé la fin ce matin, au jour levant, ça faisait mieux passer le chirurgien habité par l’hubris (Pierre Brasseur, épais, dévoré par son obsession paternelle et scientifique) et les terrifiantes images de jeunes filles prêtes à être … dé-visagées. 

Comme le dit Edith Scob dans le documentaire qui accompagne très bien le film dans le DVD – vieillie, ridée, mais avec la même grâce intense que dans sa jeunesse -, ce n’est rien, un simple trait de crayon autour d’un visage, mais la charge de violence que porte la scène la rend insupportable, au moins pour les gens à l’imagination trop vive. Il est très bien, cet hommage documentaire à Franju : Les Fleurs maladives de Franju, de Pierre-Henri Gibert, avec des interviews de Jacques Champreux, le petit-fils de Feuillade et assistant de Franju, qui a travaillé sur Judex et contribué à la restauration des Vampires – il y a dans la bibliothèque derrière lui un carte postale représentant Irma Vep renversée dans un fauteuil rouge sur fond or -, de Mocky, de Chabrol dans un énorme fauteuil club au bras recollé avec du scotch de déménageur !, d’un autre assistant nommé Bernard Queysanne et d’Edith Scob soi-même.
Ils y évoquent à la fois des anecdotes sur Franju, sa façon de travailler, son rapport d’étrangeté au monde, sa complicité avec ses acteurs et ses collaborateurs, son indifférence absolue à des exigences autres que celles de son esthétique, de son « film intérieur », sa façon minutieuse de rédiger ses scénarios.Sur sa technique, sa façon d’étirer insensiblement le temps, de s’attarder sur des images décalées, apparemment inutiles, essentiellement poétiques, son usage de la lumière (« à trois dimensions », avec des effets d’ombre et de lumière alternée), sur la différence entre la peur et l’angoisse. Sur la façon dont il filme  l’« épouvante », comme on disait alors, l’épouvante qui suggère, et non « l’horreur », qui montre.

Inspiré par un roman publié au Fleuve Noir avec chirurgien esthétique paranoïaque, alcoolique, assistant morphinomane, meurtrier et nécrophile et jeune fille défigurée, le film est quasi épuré de toute trace de sang (remplacé par ces traits de crayon noir qui préfigurent la défiguration des jeunes filles) et l’enquête policière est réduite à sa plus simple expression, et à une équipe d’une rare absence d’intuition ! L’assistant dingue est remplacé par une assistante amoureuse du professeur, Alida Valli, visage immobile, regard inquiet, triple rang de perles en collier de chien à la base du cou, son âme soumise et damnée. Il est fascinant de voir comment les visages des jeunes filles enlevées cristallisent en quelque sorte ceux d’Edith Scob et de Valli. Edith Scob, son masque blanc inexpressif plaqué sur le visage, la grâce aérienne et trébuchante de sa démarche, la clarté de ses yeux effrayés. Il y a des chiens, encore, enfermés dans des cages, et des colombes aussi. Il y a la musique discordante de Maurice Jarre, dès le long trajet nocturne de Louise/Valli au volant de sa 2CV, sur une route interminablement bordée d’arbres dénudés aux bras griffus. Que l’on retrouve, à peine verdissants, dans une scène finale étrangement porteuse d’espoir, où Christiane/Scob, vêtue d’un vaste peignoir d’organdi ? s’éloigne, environnée de colombes, dans le clair de lune.

C’est un univers singulier, terriblement beau.

Commentaires

1. Le mardi, août 27 2013, 22:33 par S. Brice

J'avais adoré!! Pure catharsis avec cette sublime Colombine emprisonnée, elle fait pitié avec ses blagues téléphoniques à son fiancé et elle est effrayante d'une part physiquement (traits figés, morts), d'autre part.... la scène finale!
Effectivement c'est un film à voir!!

2. Le mardi, août 27 2013, 23:00 par Agnès

Je viens de regarder Nuits Rouges du même sur le même DVD, mais scénario et rôle de l'homme sans visage par Jacques Champreux, le petit-fils de Feuillade, l'homme aux pull-overs tricotés main. On y retrouve les visages masqués (loup, cagoules rouges ou noires, masques blancs aux visages figés), la poursuite sur les toits, une belle meurtrière sans scrupules, des flics remarquablement inefficaces, le chirurgien fou (et décerveleur, cette fois) mais cette fois, il s'agit de templiers. C'est en couleur, et c'est beaucoup moins bien. En fait, beaucoup moins poétique. Un bon divertissement, mais sans plus.

3. Le mercredi, août 28 2013, 22:22 par Nathalie

J'ai eu l'occasion de voir ce film il y a une quinzaine d'années. J'ai coutume d'oublier assez vite le scénario d'un film mais celui-ci m'avait particulièrement marquée (comme pour Les Diaboliques!) Je n'ai pu effacer de ma mémoire l'image troublante de la jeune fille masquée et la présence des chiens dans la propriété du chirurgien. Je pense que le noir et blanc contribuent à l'atmosphère inquiétante du film. J'avais vu le film dans la journée (cassette vidéo et magnétoscope) mais il m'a longtemps hantée, au point que la simple évocation du titre me trouble encore ... d'où mon émotion en découvrant ta chronique.

4. Le jeudi, août 29 2013, 05:24 par Agnès

C'est un univers très puissamment fantasmatique, qui touche par là-même aussi à l'inconscient des spectateurs, je pense.

Et sa beauté plastique est particulièrement propre à hanter l'imaginaire.

Amitiés,

A.

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