François Dupeyron - Le Grand soir

                         Jo, la belle Irlandaise (1866, MoMA)

« Courbet restait à distance. Vallès lui avait fait un petit signe, il allait le rejoindre... il était plus journaliste que politique, le virus l’avait pris, c’est-à-dire qu’il ne marchait pas comme tout le monde, les deux pieds sur la terre, il flottait, dérivait sur un monde en perpétuel mouvement, parce qu’il n’en finit pas de bouger le monde des hommes. Alors Vallès notait chaque hoquet, soubresaut, clin d’œil, il lui fallait être dans le secret des dieux... c’est qu’il en retirait un sentiment très fort d’être plus vivant, plus au cœur, il savait ce que les autres ne savaient pas encore... comme Courbet, c’est au centre qu’il se voulait. Un point cependant les séparait, Courbet se méfiait du pouvoir, il n’en voulait pas pour lui, il était trop artiste... »

 Il a de la plume, François Dupeyron. Oui, François Dupeyron le cinéaste. Celui qui a fait Drôle d’endroit pour une rencontre et La Chambre des officiers. Je savais, pour l’avoir entendu un jour sur France Culture, qu’il était écrivain aussi, un écrivain advenu lentement et douloureusement à l’écriture.  J’ai oublié le détail, je n’en ai entendu qu’un bout, mais c’était une affaire d’extrême souffrance, comme de passer de l’aphasie à la parole.

Alors j’en ai sorti deux de la bibliothèque et j’ai commencé celui-ci – Le Grand soir – avec en couverture un gros plan en clair obscur sur le beau visage de Courbet jeune, L’Homme blessé, on voit la tache de sang sur la chemise blanche, à la place du cœur. Je l’ai commencé et, va savoir, la fatigue des journées, les allées-venues, d’autres livres, les cours, et le style aussi, haletant, jaillissant, célinien en quelque sorte, la lecture n’avançait pas. Je l’ai repris enfin, et terminé, d'un trait.

La construction n’est pas le meilleur du livre : un soir de beuverie, dans son exil de Genève, Courbet vieilli, las, submergé par les emmerdes, croit reconnaître dans un bordel Jo l’Irlandaise, sa maîtresse la plus chérie, sublimée par sa peinture, et perdue.  Ce n’est qu’une illusion, une ressemblance frappante, mais de Jo à Mona louée pour l’écouter  - pas seulement - la nuit entière, le texte est un long monologue, le bilan exalté, violent, dépressif, d’une vie vouée à la fureur d’aimer et de peindre, de sublimer la fureur d’aimer par le peindre, pour ainsi dire.
Ce sont les passages consacrés aux réponses de Mona, en particulier son contre-champ sur la Commune, où elle a perdu son père et ses frères, où elle s’est vue violer par une troupe de Versaillais déchaînés, qui sont, comme ton surtout, - trop proche de celui de Courbet -, les plus faibles, même si le personnage est attachant, même s’il ménage, justement un autre regard, celui du peuple, sur la Commune vue de l’intérieur, et sur le carnage qui l’a suivie.

Mais c’est un reproche mineur, car j’ai beaucoup aimé ce livre, qui fait surgir de l’intérieur le personnage ardent de Courbet. Pour moi qui ai vu à Montpellier l’énorme et magnifique rétrospective consacrée à son œuvre, ce roman éclaire des pans de sa vie, des personnages, compagnons et compagnes rencontrés, et surtout la frénésie de création, par passion ET par nécessité, qui le possédait. Au cœur de cette confession impudique, écorchée, jaillissante, deux moments extrêmes : l’Origine du monde comme l’apothéose d’une quête esthétique, et l’épisode de la colonne Vendôme, comme un pal planté au cœur de la vieillesse (relative, il a 57 ans) errante, poursuivie, mais crâne et insoumise, du peintre.

Boursouflé, paillard, débraillé, débridé, rabelaisien.... je pourrais dérouler des kyrielles d’adjectifs pour évoquer à la suite du roman le peintre (avec ses amis, sa famille – le père réticent et aimant, la sœur Zoé âpre et déloyale – ses maîtresses, ses ennemis...) que François Dupeyron magnifie sans jamais le statufier, irréductible au plus vif de lui-même.

Grandes Ecuries de Versailles – Les fédérés, fusain sur papier gris. Une exécution, fusain et craie blanche, 1871, Louvre, Cabinet des dessins

 

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