Eh bien, Les Yeux sans visage, ce n’est pas du tout un film pour le soir, encore moins pour la nuit. J’ai dû arrêter, tant j’étais angoissée. J’ai regardé la fin ce matin, au jour levant, ça faisait mieux passer le chirurgien habité par l’hubris (Pierre Brasseur, épais, dévoré par son obsession paternelle et scientifique) et les terrifiantes images de jeunes filles prêtes à être … dé-visagées.
Comme le dit Edith Scob dans le documentaire qui
accompagne très bien le film dans le DVD – vieillie, ridée, mais avec la même
grâce intense que dans sa jeunesse -, ce n’est rien, un simple trait de crayon
autour d’un visage, mais la charge de violence que porte la scène la rend
insupportable, au moins pour les gens à l’imagination trop vive. Il est très
bien, cet hommage documentaire à Franju : Les Fleurs maladives de Franju, de Pierre-Henri Gibert, avec des
interviews de Jacques Champreux, le petit-fils de Feuillade et assistant de
Franju, qui a travaillé sur Judex et
contribué à la restauration des Vampires
– il y a dans la bibliothèque derrière lui un carte postale représentant Irma
Vep renversée dans un fauteuil rouge sur fond or -, de Mocky, de Chabrol dans
un énorme fauteuil club au bras recollé avec du scotch de déménageur !, d’un
autre assistant nommé Bernard Queysanne et d’Edith Scob soi-même.
Ils y
évoquent à la fois des anecdotes sur Franju, sa façon de travailler, son
rapport d’étrangeté au monde, sa complicité avec ses acteurs et ses
collaborateurs, son indifférence absolue à des exigences autres que celles de
son esthétique, de son « film intérieur », sa façon minutieuse de
rédiger ses scénarios.Sur sa technique, sa façon d’étirer insensiblement le
temps, de s’attarder sur des images décalées, apparemment inutiles,
essentiellement poétiques, son usage de la lumière (« à trois
dimensions », avec des effets d’ombre et de lumière alternée), sur la
différence entre la peur et l’angoisse. Sur la façon dont il filme l’« épouvante », comme on disait
alors, l’épouvante qui suggère, et non « l’horreur », qui montre.
Inspiré par un roman publié au Fleuve Noir avec chirurgien esthétique paranoïaque, alcoolique, assistant morphinomane, meurtrier et nécrophile et jeune fille défigurée, le film est quasi épuré de toute trace de sang (remplacé par ces traits de crayon noir qui préfigurent la défiguration des jeunes filles) et l’enquête policière est réduite à sa plus simple expression, et à une équipe d’une rare absence d’intuition ! L’assistant dingue est remplacé par une assistante amoureuse du professeur, Alida Valli, visage immobile, regard inquiet, triple rang de perles en collier de chien à la base du cou, son âme soumise et damnée. Il est fascinant de voir comment les visages des jeunes filles enlevées cristallisent en quelque sorte ceux d’Edith Scob et de Valli. Edith Scob, son masque blanc inexpressif plaqué sur le visage, la grâce aérienne et trébuchante de sa démarche, la clarté de ses yeux effrayés. Il y a des chiens, encore, enfermés dans des cages, et des colombes aussi. Il y a la musique discordante de Maurice Jarre, dès le long trajet nocturne de Louise/Valli au volant de sa 2CV, sur une route interminablement bordée d’arbres dénudés aux bras griffus. Que l’on retrouve, à peine verdissants, dans une scène finale étrangement porteuse d’espoir, où Christiane/Scob, vêtue d’un vaste peignoir d’organdi ? s’éloigne, environnée de colombes, dans le clair de lune.
C’est un univers singulier, terriblement beau.