Littérature latine

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dimanche, septembre 22 2013

Donne à mes mots une grâce éternelle...

Le début de la traduction de José Kany-Turpin était reproduit en pages 220-21 de Quattrocento, et j’ai la page suivante…

Voici donc la traduction intégrale de l’incipit du De Rerum, où Vénus est comme la muse de cette épopée de la Nature et du savoir, la figure de tout érotisme, qu’elle perpétue l’espèce ou anime la création.

Mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux,
Alme
Vénus qui sous les étoiles glissantes
Peuples la mer aux mille nefs, les terres fertiles,
Toi par qui toute espèce vivante est conçue
Puis s’éveille, jaillie de l’ombre, au clair soleil,
Tu parais, Déesse, et les vents, les nuages te fuient,
Pour toi la terre ingénieuse parsème le chemin
De fleurs suaves, pour toi l’océan rit en ses flots
Et le ciel pacifié brille d’un fluide éclat.
Car sitôt dévoilé le visage printanier du jour,
Dès que reprend vigueur le fécondant Zéphyr,
Dans les airs les oiseaux te signifient, Déesse,
Et ton avènement, frappés au cœur par ta puissance ;
Les fauves, les troupeaux bondissent dans l’herbe épaisse,
Fendent les courants rapides, tant, captif de ta grâce,
Chacun brûle de te suivre où tu le mènes sans trêve.
Par les mers, les montagnes, les fleuves impétueux,
Les demeures feuillues des oiseaux, les plaines reverdies,
Plantant le tendre amour au cœur de tous les êtres,
Tu transmets le désir de propager l’espèce.
Et puisque tu es seule à régir la nature,
Puisque rien ne s’élève aux rives divines du jour,
Rien d’heureux ni d’aimable ne s’accomplit sans toi,
C’est avec toi, Vénus, que je souhaite m’allier
Pour écrire ce poème sur la nature des choses
Dédié à Memmius, notre ami, que toujours, ô divine,
Tu voulus en toutes choses parer de l’excellence.
Aussi, donne à mes mots une grâce éternelle.

Ainsi fut fait.

Quattrocento / The Swerve - Stephen Greenblatt

Arriver, vers cinq heures du matin, à la deux-cent-quatre-vingtième et dernière page d’un ouvrage d’histoire littéraire, en se disant : ‘Oh non ! pas déjà !...’  Il y a beau avoir ensuite une quarantaine de pages de notes (et d’ailleurs, il aurait fallu séparer me semble-t-il les strictes – et abondantes -  références bibliographiques, à garder en fin d’ouvrage, avec les notes explicatives ou les traductions de passages en langues étrangères, qui eussent été plus pratiques en bas de page), j’en ai éprouvé une intense frustration. De quoi s’agit-il ? de Quattrocento, de Stephen Greenblatt, professeur de littérature anglaise à Harvard (et spécialiste de Shakespeare), ou le double roman d’un « chasseur de livres » et d’un des plus précieux manuscrits par lui découverts, celui du De Rerum Natura, De la Nature, de Lucrèce. J’avais appris l’existence de cet ouvrage en musardant sur le site A Sauts et à gambades de Dominique. Il était à la bibliothèque, mais emprunté, et j’ai dû l’attendre TOUTES  les vacances et même après. « Et le désir s’accroît… ».  Emprunté samedi, fini dans la  nuit de jeudi. 

C’est chez Flammarion. La couverture, franchement racoleuse, évoque en noir, rouge et or une variété de Da Vinci Code, un livre ouvert manifestement imprimé (l’ouvrage raconte les aventures d’un manuscrit) qui n’a sans doute rien à voir avec quelque édition de Lucrèce que ce soit, mais on peut faire confiance à Flammarion pour les couvertures moches - et la version française de Lucrèce donnée en référence pour la traduction, l’excellente édition établie en 1993 par José Kany-Turpin et publiée en poche bilingue chez GF en 97 offre pour couverture un modèle inégalé de hideur, que je vais bien finir un jour par couvrir, pour ne plus sursauter à chaque nouvelle consultation… mais baste, trêve de très lucrétiens écarts (le titre anglais de l’ouvrage de Greenblatt est « The Swerve », « l’écart », en référence au « clinamen » de Lucrèce, cette déviation des atomes crochus fondatrice de toute matière vivante), et revenons à notre ouvrage.

C’est un passionnant livre de vulgarisation, qui fait revivre pour le lecteur la période chez nous bien ignorée de l’humanisme des Tre- et surtout Quattrocento. Il prend pour héros Poggio Bracciolini, dit Le Pogge, secrétaire entre 1404 et 1450 de quelque cinq ou six papes, latiniste et calligraphe émérite, et grand chasseur de manuscrits anciens devant l’éternel. On lui devrait l’exhumation et la résurrection par copies manuscrites, de nombre d’ouvrages perdus de Silius Italicus, Ammien Marcellin, Cicéron … et, un jour, de ce Lucrèce retrouvé, lequel, selon Greenblatt, serait à l’origine de la pensée moderne, athée. Il y a si longtemps que cette idée m’intéresse, que le passage de la pensée épicurienne telle que la restitue Lucrèce dans son somptueux poème, au libertinage source de toute émancipation intellectuelle et de tant d’inventivité formelle aux XVIIe et surtout XVIIIe siècles, fait le fond de certains de mes cours, que je ne pouvais qu’offrir un public captif et captivé.

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