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jeudi, octobre 17 2013

Pierre Lemaître – Au Revoir là-haut

« La guerre se finissait. Ce n'était pas l'heure des bilans, mais l'heure terrible du présent où l'on constate l'étendue des dégâts. À la manière de ces hommes qui étaient restés courbés pendant quatre ans sous la mitraille et qui, au sens propre du terme, ne s'en relèveraient plus et marcheraient leur existence entière avec ce poids invisible sur les épaules, Albert sentait que quelque chose, il en était certain, ne reviendrait jamais : la sérénité. Depuis plusieurs mois, depuis la première blessure dans la Somme, depuis les interminables nuits où, brancardier, il allait, noué par la crainte d'une balle perdue, chercher les blessés sur le champ de bataille et plus encore depuis qu'il était revenu d'entre les morts, il savait qu'une peur indéfinissable, vibrante, palpable, était peu à peu venue l'habiter. À quoi s'ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement; quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. […] Il restait sur le qui-vive, tout était l'objet de sa méfiance. Il le savait, c'était parti pour la vie entière. Il devrait maintenant vivre avec cette inquiétude animale, à la manière d'un homme qui se surprend à être jaloux et qui comprend qu'il devra dorénavant composer avec cette maladie nouvelle. Cette découverte l'attrista énormément. »

« … Albert tomba, presque aussitôt après avoir ouvert le sac en toile d'Édouard, sur un carnet à la couverture rigide fermé par un élastique, qui avait visiblement bourlingué et qui ne comportait que des des dessins au crayon bleu. Albert s'assit là, bêtement, en tailleur, face à l'armoire qui grinçait, immédiatement hypnotisé par ces scènes, certaines rapidement crayonnées, d'autres travaillées, avec des ombres profondes faites de hachures serrées comme une mauvaise pluie; tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisées ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l'assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d'un jeune soldat, trois lignes et c'était un visage exténué, aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l'essentiel, la peur et la misère, l'attente, le découragement, l'épuisement, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.

En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. Parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C'était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir. »

Je suis entrée dans la lecture d'Au Revoir là-haut avec une sorte de gratitude. Ce sentiment de familiarité que l'on éprouve en se glissant dans un vieux jean confortable - et qu'on ne s'y trompe pas, il n'y a dans cette image rien de dépréciatif, et cela ne signifie nullement que le roman de Pierre Lemaître ne soit pas inventif, si la forme en est assez classique. D'un classicisme qui doit beaucoup au XXe siècle d'ailleurs, dès les premiers mots j'ai senti passer le rythme familier des premiers romans d'Aragon, ces phrases où un narrateur « impliqué » mêle sa propre voix adressée aux lecteurs avec celles de ses personnages, dans une langue très élaborée où s'entrelacent argotismes, syntaxe rompue et un style beaucoup plus littéraire, très imagé, à la syntaxe sinueuse et complexe. L'hommage à Aragon est explicite, en fin de roman, dans l'apostille de remerciements devenue désormais presque inévitable.
J'ai eu l'occasion d'en parler avec Pierre Lemaître, ce fameux jour de la rencontre avec les lycéens du Goncourt, jeudi dernier, au cinéma Le Métropole de Lille où j'ai perdu mon appareil photo - et cela me serre le cœur car c'est Pierre qui me l'avait offert. Adoncques, un type charmant, ce Pierre Lemaître, narquois et disert, heureux de rencontrer un écho chez de jeunes lecteurs. Il revendique l'héritage aragonien, dès la genèse de son roman, issu dit-il de la préface d'Aurélien, cette histoire de type qui ne trouve pas sa place dans la société de l'après-guerre, dans la vie même de l'après-guerre. Il a cité aussi, le chapitre consacré à l'attente des soldats démobilisés comme quasi exercice d'admiration adressé aux Voyageurs de l'Impériale, que je n'ai pas lu d'ailleurs, j'y songe.

On a beaucoup entendu Pierre Lemaître sur les ondes, et sans doute l'a-t-on vu aussi à la télé, en cette période de pré-commémoration de la Grande Guerre, aussi ne vais-je pas revenir en détail sur l'intrigue du roman. Ces deux poilus attelés l'un à l'autre par la scène infernale qui a signé leur destin de « hors-la-vie », le 2 novembre 1918, c'est si stupide d'être victime de la toute fin d'une guerre !... il y a Édouard, le fils de famille, le rebelle à tous crins, le dessinateur génial, détruit dans son être le plus intime et le plus manifeste à la fois par l'accès de générosité quasi incontrôlée qui le saisit en ce fameux 2 novembre, et Albert, le trouillard, avec ses accès de fureur et de révolte lucide, et sa fidélité opiniâtre. Tandem boiteux, réuni aussi par la haine de l'affreux lieutenant-futur-capitaine Aulnay-Pradelle à la gueule de séducteur et à l'âme de malfrat. Je l'ai haï dès les premières lignes, et tout le long du roman, avec constance, et bien plus d'énergie que le timide Albert. Un méchant parfait, plus vrai que nature.
Dans cette histoire de l'après-guerre acharnée tout ensemble à oublier et à commémorer, dans ces affaires d'escroqueries qui sont comme du roman au cœur de la vie-même, tous les personnages sont réussis, les femmes aussi, fussent-elles à l'arrière-plan : la sœur d'Édouard, Madeleine, femme libre et déterminée à la lucidité tranquille, comme Pauline la soubrette et encore la petite Louise de douze ans avec son visage pointu, liée par un quasi coup-de-foudre à Édouard. Une question que je n'ai pas pu poser au romancier, parce que je n'avais pas fini le roman lorsque je l'ai rencontré : va-t-on la retrouver, Louise, dont il est dit dans l'épilogue qu'elle « n'eut pas un destin très remarquable, du moins jusqu'à ce qu'on la retrouve au début des années 40 » ? ce serait bien, c'est un beau personnage. Et puis il y a encore ce personnage tard venu de Merlin le puant, le gris, le banni, l'obstiné. Le minable grandi par son inexpugnable intégrité. Manifestement très cher à son auteur, hommage au Cripure de Louis Guilloux, dit-il, (encore un roman que je n'ai pas lu et je me le reproche), et c'est sur lui, bêchant les plates-bandes d'un cimetière militaire que se clôt ce roman, vie et mort, honneur et dérision entremêlés.

mardi, août 20 2013

Louis Feuillade, Les Vampires, Musidora

Qui poursuit qui, de Philippe Guérande et de son acolyte Mazamette (Oscar-Cloud. Os-car-Cloud-Mazamette ! quel scénariste est allé chercher un nom pareil ???) ou du Comte de Kerlor, de Satanas ou de Vénénos et de leur bande ? Il y a encore la charmante Fleur-de-lys, mais surtout il y a Irma Vep. Cela ne vous dit rien ?  L’amie de Colette et l’objet de tous les fantasmes des surréalistes cinéphiles, moulée dans son collant noir…

Irma Vep, anagramme de Vampire. C’est l’héroïne féminine sulfureuse, maléfique, des Vampires de Louis Feuillade, feuilleton cinématographique en dix épisodes aux titres croustillants : L’Homme aux poisons, Le Maître de la foudre, Les Noces sanglantes… Irma Vep, c’est Musidora, presque nue dans son maillot noir moulant dessiné par Paul Poiret - quel dommage qu’il ne lui ait pas associé des ballerines ou chaussons de cirque comme chaussures, parce que ses bottines à talons alourdissent sa silhouette et sa tenue, au demeurant un peu décevante en notre temps de latex et d’élasthane.

1915, en pleine guerre, dix épisodes de vols, de meurtres, d’enlèvements, d’escalades des toits de Paris, de voitures brimbalantes, de chevaux, de vélos … de grands hôtels et de beuglants, de melons et de huit-reflets, de soubrettes et de grisettes, de magnats et de malfrats, de jeunes et de vieilles gens, gens de maison, gens d’église, gens sans foi ou gens d’honneur, gendarmes et gens de plume, car Philippe Guérande est journaliste, et s’est voué à traquer les Vampires.

C’est une bande de criminels de haut vol, sans aucun scrupule. Sous la conduite du docteur Nox (clin d’œil à Jules Verne), des comtes de Noirmoutier ou de Kerlor, ou du baron de Mortesaigues – puis des susdits Satanas et Vénénos ^^ - ,  ils jouent de la gâchette, du poignard, du poison, du canon ou du gaz comme aussi de la prunelle. Car en travers de leur route, avant de se rallier à leur bande, s’est jeté Moreno, occasionnel amant d’Irma Vep, l’homme aux « yeux qui fascinent ». Bijoux et magots volés (avec enregistrement de voix sur rouleaux de cire !), tête coupée, cadavres et victimes enfermés dans des malles ou des placards, les Vampires sont suivis à la trace par le coriace Philippe Guérande, mimiques et postures expressives, la raie médiane et le cheveu horriblement plaqué (très difficile à gober comme jeune premier aujourd’hui), qui les démasque, les débusque, les harcèle de ses articles et de ses plaintes en justice. C’est lui qui dès le premier épisode devine en Mazamette (Oscar/Cloud/Mazamette !) le voleur de son dossier d’enquête. Lequel, de Vampire devenu honnête homme (croque-mort, puis richissime philanthrope) et ami de tous les instants, est doté avec son nez interminable d’un flair à toute épreuve pour tous les coups tordus et se mue souventes fois en sauveur providentiel.

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samedi, août 3 2013

Lectures d’été, Dan Franck, Pergaud...

Il y a eu :

Dan Franck, Bohèmes, au Livre de Poche - offert par Sylvain, qui y avait puisé les anecdotes illustrant notre récente balade dans Montmartre. Sous-titré (sur-titré ?) « Les Aventuriers de l’Art moderne », l’ouvrage narre, en trois parties et soixante-huit chapitres, la chronique des artistes début de siècle (1900-1930), de Montmartre à Montparnasse. Autour des figures centrales d’Apollinaire et Max Jacob, de Picasso, de Cocteau, de Kiki de Montparnasse ou de Desnos, du Bateau-Lavoir à la Ruche, du Lapin Agile à la Closerie des Lilas, l’auteur y fait défiler à grand renfort d’anecdotes le tout-Paris bohème des peintres et des poètes, des mécènes aussi comme des inspiratrices, qui ont fait l’histoire de l’art moderne en ce début agité, grouillant, bruyant, braillard et si vivace du vingtième siècle. Tous ces « métèques » qui avaient choisi Paris, pour y ancrer le plus tonitruant présent dans la rencontre et la rupture avec un prestigieux passé. De part et d’autre de la Seine, de part et d’autre de la Grande Guerre.

L’auteur a compilé des dizaines d’ouvrages, mémoires et études, qu’il restitue avec un grand sens de la narration et de la synthèse. Je connaissais bon nombre de ces bohèmes et de leurs aventures sombres ou cocasses, pour avoir quelque peu fréquenté Cendrars ou les Surréalistes, Apollinaire ou Jacques Doucet. J’en ai découvert bien d’autres, parmi lesquels Vlaminck, bien plus créatif et complexe que je ne le pensais, ou l’attachante et douloureuse figure du peintre Pascin.

Bohèmes est le volet documentaire d’un diptyque dont le second volet, que je n’ai pas lu, est un roman, Nu Couché. Le premier né de la césure d’avec le second, tranché dans la documentation pour laisser advenir la fiction. Il y a une suite, Libertad !, que je n’ai pas - encore – lue.


Relu, avec délices, La Guerre des boutons de Louis Pergaud, puis, dans la foulée, De Goupil à Margot, prix Goncourt 1910, dont j’ignorais tout. Un renard, une fouine, une taupe, un écureuil, une grenouille, un lièvre, une pie, tels sont les héros de ce recueil d’ « histoires naturelles » observées et racontées à hauteur d’animal. Tragédies de la vie sauvage, car du lièvre crucifié par les lapins de garenne en quête de territoires neufs à l’écureuil fasciné par l’œil meurtrier du fusil, en passant par la pie captive dans l’obscurité d’une taverne où de grimaçants êtres humains la réduisent à l’abjection de l’alcoolisme, c’est la cruauté, à tous les sens du terme - souffrance et sang versé – qui domine dans ce recueil. C’est magnifiquement observé et senti par ce jeune homme élégant, chapeau, écharpe négligemment rejetée sur l’épaule, œil de loup aigu et rieur, dont la photo figure au dos de ma vieille édition J’ai lu, et qui devait mourir cinq ans plus tard dans l’horreur boueuse des tranchées. Pour autant, le livre a mal vieilli. Son inscription dans la tradition des récits animaliers français depuis le Roman de Renart passe par les noms donnés à ses héros. Et si Goupil relève de la tradition la plus ancienne, si Roussard fait un nom de lièvre honorable, Nyctalette la taupe ne passe guère, en ces temps post NTM, sauf votre respect. Mais surtout, il y a dans ces récits une recherche trop visible de belle langue, avec une surabondance d’adjectifs – pas de substantif qui n’en ait un – qui, pour viser à l’exactitude de la sensation finit pas agacer, avec un souci du mot rare - « hiémal » plutôt qu’« hivernal » - qui sent son post symbolisme, ou décadentisme, de façon trop manifeste, et date.

J’y pensais ce petit matin où j’observais, émue et émerveillée, les escalades, les bonds et les dégringolades de quatre écureuils roux dans le vieux mûrier creux et les yeuses du bassin.


mardi, août 11 2009

Marc Dugain -La Chambre des officiers

''Pourquoi, c’est marrant ce bouquin'' ? a demandé Vincent, 15 ans, en relevant le nez du ''Cercle des éplucheurs de patates'', comme je pouffais à deux reprises dans ma lecture. Surpris. Il avait vu le film de François Dupeyron et savait bien qu’il s’agissait d’un sujet grave. Le lent retour au monde d’un jeune ingénieur du génie dont une « marmite » a fait exploser le bas du visage le premier jour de la guerre de 14, au cours d’une reconnaissance. Cinq ans au Val de Grâce : toute la guerre plus un peu de rabe, dans la chambre réservée aux officiers devenus des « gueules cassées », d’où le titre. Seize opérations, pour récupérer la parole et la faculté de s’alimenter, mais pas figure humaine, malgré les efforts et l’ingéniosité des chirurgiens. Chronique à la première personne d’un apprentissage de la douleur, de l’impuissance, de l’horreur de soi. Puis de l’amitié et de la fraternité, de l’inventivité, de la gouaille, avec ses deux copains d’élection, l’aviateur juif Weil et l’aristocrate breton Penanster. Les trois anciens de la Chambre des officiers ont constitué une sorte de club auquel ils ont intégré Marguerite, infirmière devenue elle aussi gueule cassée.

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mercredi, mai 9 2007

Joseph Boyden :'' Le chemin des âmes'' -

(Three-day road, Albin Michel. Avril 2006.)
Niska, vieille indienne Cree venue attendre à la gare Elijah, l'alter ego et compagnon de chasse de son neveu mort à la guerre de 14, voit finalement descendre du train le neveu lui-même, brisé, unijambiste, silencieux et morphinomane. Au cours du voyage de trois jours (d'où le titre anglais) qui les ramène en canoë sur leurs terres ancestrales, le roman tisse étroitement les deux voix : celle de Niska, qui tente de rattacher à la vie le jeune homme en lui contant leur passé familial et en lui rappelant leur vie de chasseurs avant le grand départ, et la voix intérieure de celui que les Indiens ont appelé Petit oiseau danseur, les blancs Xavier Bird, et ses camarades de bataillon X, parce qu'il est un tel tireur d'élite qu'on peut l'assimiler au X qui figure au centre des cartons de tir.

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