Il y a un plaisir tout particulier à lire des pavés.

Cinq cents pages et plus. Ces romans-univers dont la lecture est aussi un défi. Parce qu’il faut trouver assez de temps – et de solitude – pour en avaler d’une traite le tout ou au moins une grande partie, parce qu’ils pèsent un âne mort dans le sac où on est obligée de les transporter partout pour ne pas perdre une miette de lecture à la moindre pause, parce qu’il faut trouver pour s’installer la position idéale sans qu’ils se referment sur le premier ou le dernier quart – comment diable font ceux qui ne cassent pas les dos des livres ? – assise devant une table, c’est une position trop austère pour la durée requise, adossée à des oreillers, ça va, mais couchée, c’est difficile, le livre se tord, les pages échappent… à plat ventre, le bouquin appuyé au mur, un oreiller bourré sous le menton, ce n’est pas mal – lire à plat ventre, vieille habitude de l’enfance…


Lire un pavé, c’est bien plus que de lire un auteur, ou un spécimen particulier d’une littérature nationale : on croisera dans les pavés russes des héros aux noms infiniment variables (c’est mon premier apprentissage des romans russes, qu’Alexandre, Sacha et Sachenka soient une seule et même personne, il y avait à l’époque des index à la fin des volumes), dans tel roman américain les mœurs de la bonne société sudiste, dans tel roman italien les pensées d’une chienne berger, mais quelles que soient les différences de style, d’époque, d’esthétique, de nationalité, tous requièrent une sorte d’énergie préalable – la respiration à faire craquer les poumons avant l’immersion – respiration nécessaire à un effort de concentration particulier, intense, un abandon de tout lien avec le réel environnant, qui fait les yeux brillants et la peau sèche, le cœur battant, les articulations ankylosées et des fourmis dans les jambes. Et le devoir de résister, de toutes ses forces, à la tentation d’aller jeter un œil, un coup de sonde ou de périscope un peu plus loin dans l’intrigue, quand elle devient irrespirable. On sort d’un pavé fiévreux et ahuri, égaré, encore enchanté. Et puis on le range, et il devient une carrure familière sur les rayonnages, à laquelle on sait qu’un jour, on reviendra.

Le premier, c’était au CM2, L'Ile mystérieuse, je lisais, hypnotisée, en cours, dans les escaliers, en récré, et même pendant la composition de maths. Et puis… Autant en emporte le vent, Jean-Christophe, Guerre et Paix, Anna Karénine, L’Idiot, Crime et Châtiment (les Russes, je les ai lus en brochette), et ce pavé infiniment et à tout jamais frustrant, Nietotchka Niezvanova, inachevé, comme Le Nègre de Pierre le Grand ! La Mousson, Bouvard et Pécuchet, Belle du Seigneur, Splendeur et Misère des courtisanes, La Storia, Les Enfants Jéromine, De Grandes espérances, Dalva (mais pas la suite La Route du retour, lue avec agacement et déjà oubliée), Bleak House / La Maison d’âpre vent, Multiple Splendeur (qui se souvient aujourd’hui d’Han Suyin ?), CONSUELO ! même si la fin, La Comtesse de Rudolstatdt est ratée et interminable, Aurélien (10 fois ?), Orgueil et préjugés . Et Dumas, intarissable pourvoyeur de pavés en guirlandes : Joseph Balsamo-Le Collier de la Reine-Ange Pitou-La Comtesse de Charny, ou isolés : Conscience l’Innocent , Ingénue , Le Comte de Monte Cristo ….
Et Ada ou l'ardeur encore, le château et les bois d'Ardis, Mademoiselle Larivière alias Guillaume de Montparnasse, la toison rousse et les yeux verts de l'irrésistible et bouleversante Lucette... merveille romanesque, érudite et polyglotte, tant de fois lue et relue que j'ai perdu deux éditions : le pavé rose sombre de ma première lecture, un second relié par France Loisirs; il me reste, nymphette au papillon défraîchie, le volume de poche, en loques.

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