mardi, août 27 2013

Georges Franju - Les Yeux sans visage

Eh bien, Les Yeux sans visage, ce n’est pas du tout un film pour le soir, encore moins pour la nuit. J’ai dû arrêter, tant j’étais angoissée. J’ai regardé la fin ce matin, au jour levant, ça faisait mieux passer le chirurgien habité par l’hubris (Pierre Brasseur, épais, dévoré par son obsession paternelle et scientifique) et les terrifiantes images de jeunes filles prêtes à être … dé-visagées. 

Comme le dit Edith Scob dans le documentaire qui accompagne très bien le film dans le DVD – vieillie, ridée, mais avec la même grâce intense que dans sa jeunesse -, ce n’est rien, un simple trait de crayon autour d’un visage, mais la charge de violence que porte la scène la rend insupportable, au moins pour les gens à l’imagination trop vive. Il est très bien, cet hommage documentaire à Franju : Les Fleurs maladives de Franju, de Pierre-Henri Gibert, avec des interviews de Jacques Champreux, le petit-fils de Feuillade et assistant de Franju, qui a travaillé sur Judex et contribué à la restauration des Vampires – il y a dans la bibliothèque derrière lui un carte postale représentant Irma Vep renversée dans un fauteuil rouge sur fond or -, de Mocky, de Chabrol dans un énorme fauteuil club au bras recollé avec du scotch de déménageur !, d’un autre assistant nommé Bernard Queysanne et d’Edith Scob soi-même.
Ils y évoquent à la fois des anecdotes sur Franju, sa façon de travailler, son rapport d’étrangeté au monde, sa complicité avec ses acteurs et ses collaborateurs, son indifférence absolue à des exigences autres que celles de son esthétique, de son « film intérieur », sa façon minutieuse de rédiger ses scénarios.Sur sa technique, sa façon d’étirer insensiblement le temps, de s’attarder sur des images décalées, apparemment inutiles, essentiellement poétiques, son usage de la lumière (« à trois dimensions », avec des effets d’ombre et de lumière alternée), sur la différence entre la peur et l’angoisse. Sur la façon dont il filme  l’« épouvante », comme on disait alors, l’épouvante qui suggère, et non « l’horreur », qui montre.

Inspiré par un roman publié au Fleuve Noir avec chirurgien esthétique paranoïaque, alcoolique, assistant morphinomane, meurtrier et nécrophile et jeune fille défigurée, le film est quasi épuré de toute trace de sang (remplacé par ces traits de crayon noir qui préfigurent la défiguration des jeunes filles) et l’enquête policière est réduite à sa plus simple expression, et à une équipe d’une rare absence d’intuition ! L’assistant dingue est remplacé par une assistante amoureuse du professeur, Alida Valli, visage immobile, regard inquiet, triple rang de perles en collier de chien à la base du cou, son âme soumise et damnée. Il est fascinant de voir comment les visages des jeunes filles enlevées cristallisent en quelque sorte ceux d’Edith Scob et de Valli. Edith Scob, son masque blanc inexpressif plaqué sur le visage, la grâce aérienne et trébuchante de sa démarche, la clarté de ses yeux effrayés. Il y a des chiens, encore, enfermés dans des cages, et des colombes aussi. Il y a la musique discordante de Maurice Jarre, dès le long trajet nocturne de Louise/Valli au volant de sa 2CV, sur une route interminablement bordée d’arbres dénudés aux bras griffus. Que l’on retrouve, à peine verdissants, dans une scène finale étrangement porteuse d’espoir, où Christiane/Scob, vêtue d’un vaste peignoir d’organdi ? s’éloigne, environnée de colombes, dans le clair de lune.

C’est un univers singulier, terriblement beau.

lundi, août 26 2013

Georges Franju - Judex

En quelle année ai-je vu Judex-de-Franju ? sans doute dans les années 70 ou 72, au ciné club du Lycée Montgrand, Marseille, dans la « salle de cinéma » aux fauteuils de bois qui nous servait parfois de salle d’étude. Il m’en était resté un souvenir vivace de mystère, d’angoisse, de fascination inquiète. J’y ai repensé, je l’ai écrit, en regardant l’autre jour Les Vampires de Feuillade, étonnantes associations de la mémoire inconsciente. Car Feuillade – ce que j’ignorais -  a tourné un Judex, en 1912, avant Les Vampires, et le film de Franju, 1963, est un hommage explicite à son prédécesseur, dont l’univers avait nourri son imaginaire d’enfant. Hommage à son Judex, donc, dont le DVD donne au fil du trop bref entretien avec Jacques Champreux (le petit-fils de Feuillade et co-scénariste du film avec Francis Lacassin, comme il a été aussi le restaurateur des intertitres des Vampires), des extraits – film infiniment plus réaliste et en quelques sorte rationnel que celui de Franju.

Ce que j’ignorais, aussi, en tout cas ce que je ne savais pas consciemment, c’est que le film de Franju était aussi un hommage appuyé à Irma Vep. Pourtant, dans les réserves mêmes que j’ai formulées l’autre jour, il devait bien m’en rester quelque chose. 

Il y a deux femmes, dans Judex. : Jacqueline Favraux, la fille du banquier, incarnée dans la blondeur éthérée, aiguë, émouvante d’Edith Scob. Et Marie Verdier devenue Diana Monti, la méchante, l’intrigante, la meurtrière et l’amante sulfureuse, incarnée avec génie par la brune Francine Bergé, magnifique de souplesse, de brutalité et d’autorité, avec ses yeux de biche intensément soulignés d’eye liner, le très léger strabisme qui lui confère sa dimension inquiétante, et son corps vigoureux et sinueux, si érotique dans son maillot noir moulant et ses chaussons d’acrobate, ou dans un costume d’homme, ou un déguisement ailé de religieuse à la vaste cornette  ! C’est en somme un film de cape et d’épée (« a cloak and dagger story »), qui partagerait la cape et la dague entre les deux personnages principaux : le poignard fixé sur la cuisse de Diana-Marie, petite croix étincelante dans le noir de la tenue et l’obscurité de la nuit, la cape de Judex, le justicier, incarné par Channing Pollock, un très bel homme au visage impénétrable, imperceptiblement indolent, avec de vagues airs de Roger Moore sous son large feutre noir. C’était en fait un magicien professionnel, et il multiplie au cours du film les métamorphoses, et les apparitions de colombes sorties d’un foulard, en particulier au cours de la merveilleuse scène du bal des oiseaux, au début du film. Ça aurait un air de Cocteau, mais beaucoup plus fort, plus resserré, plus suggestif que les féeries un peu affectées de Cocteau.

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