Chantal Thomas - L'Échange des Princesses

Il y a eu aussi des lectures, Goncourt des Lycéens oblige, même si je n'en suis pas partie prenante - plutôt spectatrice, ou compagne. Il est si plaisant de voir les élèves dévorer quelques pavés, se les échanger, et en débattre avec âpreté, ou s'interroger, perplexes. J'ai donc, après La Claire Fontaine lu successivement Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, L'Échange des Princesses de Chantal Thomas, et Au Revoir là-haut de Pierre Lemaître.

Et puis il y a eu, jeudi, la rencontre organisée dans le cadre du prix par la FNAC et l'association rennaise Bruit de Lire, à Lille, avec neuf ! des auteurs. Deux plateaux, successivement des auteurs liés par un rapport à la grande Histoire (Sorj Chalandon, Pierre Lemaître, Laurent Seksik pour Le cas Eduard Einstein, Frédéric Verger pour Arden, et Jean-Daniel Baltassat pour Le Divan de Staline), puis quatre liés plutôt par un rapport au monde contemporain et/ou à l'intime : Yann Moix pour Naissance, Boris Razon pour Palladium, Thomas B. Reverdy pour Les Evaporés et enfin Karine Tuil pour L’invention de nos vies. Neuf auteurs et quelque 130 jeunes gens entre 14 et 18 ans, venus du nord, de l'est de la France, et pour la première fois, de Bruxelles. Nous y avons passé toute l'après-midi. C'était très excitant, passionnant, passionné, les auteurs y ont parlé tout aussi bien de l'alchimie qui en eux les conduisait à l'écriture, que de pure cuisine romanesque, temps du récit ou apostrophes au lecteur, ou désir vampirique de s'emparer des histoires des autres, et de quelle légitimité peut-on se prévaloir ? Mais baste, ne mettons pas la charrue avant les bœufs – il faudrait bien qu'un jour un linguiste inspiré invente une autre métaphore que celle-ci, si décalée de toute réalité non seulement contemporaine, mais même simplement agricole... et parlons d'abord de mes lectures.

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Chantal Thomas, donc. J'avais très envie de lire ce … roman, ayant autrefois écouté avec plaisir au moins une dramatique radio de l'autrice sur Marie-Antoinette (j'adore les dramatiques radio, ou plutôt j'adorais, car elle se sont singulièrement affadies, en particulier techniquement, et sur le plan de la complexité des voix, on abuse aujourd'hui des voix off de narrateurs au détriment de la construction sonore, sans parler du travail purement vocal, que de voix blanches ou inexpressives, ou appliquées, ou grandiloquentes, toujours mal timbrées... ). Adoncques, le livre étant facilement disponible sur la table Goncourt de la bibliothèque du lycée, je l'ai emprunté.

C'est très curieux. Je l'ai lu avec plaisir et curiosité, tant j'ignorais tout de cet épisode de l'histoire de France, cette affaire de mariage combiné entre Anna Maria Victoria*, petite infante d'Espagne âgée de trois ans ! avec Louis XV qui en avait 11, et de son frère l'infant Luis, prince des Asturies et héritier du trône de Philippe V, 14 ans, avec Louise Élisabeth de Montpensier, 12 ans, fille du régent Philippe d'Orléans soi-même. J'ai donc lu L'Échange des Princesses avec plaisir et curiosité, et une prédilection déclarée pour la minuscule infante espagnole, enfant « précoce » comme on dirait aujourd'hui, à la vivacité inquiète, toujours en éveil pour essayer de comprendre, d'exprimer, de saisir la complexité dangereuse du monde qui l'entourait, et de la réduire par de doctes et sagaces paroles et par la séduction.

Mais je l'ai lu aussi avec une sorte de langueur, car le terme d'ennui serait impropre et désobligeant. En vérité, nombre de ces romans de la sélection posent précisément la question de ce qu'est aujourd'hui le roman, et sans doute de la dose de fiction qu'il comporte. Ici, nulle autre élaboration fictive que celle de conter ces presque quatre années à travers le regard, la psyché de ces enfants sacrifiés radicalement à la politique. Et ça, c'est rudement intéressant, de même que l'on y démêle du coup, ou que l'on y pressent, le poids de l'héritage psychique dans leur évolution - comment, par exemple, la pauvre Louise Élisabeth a épanché, dans sa folie exhibitionniste et ses débordements érotiques, l'héritage sans doute insupportable du libertinage paternel, sans parler de tout ce qui avait pu le précéder... Le tout dans le contexte étouffant et cruel des palais et de la bigoterie espagnols. Construction « empathique » (que je n'aime pas ce mot-là ! pourquoi pas tout simplement « sympathique » ?) de la part d'une historienne qui approche ainsi différemment le matériau de sa discipline, retissant en quelque sorte ses liens originels avec le genre romanesque. Sauf que... y manque du coup un moteur narratif. Les quatre grandes sections : « Une excellente idée », « Les premiers pas sur un sol étranger », « Forteresses du mensonge », et « Malheur aux vaincus », sont elles-mêmes subdivisées en chapitres alternés réduits à des lieux et à des dates, procédé tout à fait élémentaire et contre-productif sur le plan de la suggestion imaginaire; ça n'avance pas, pour le dire ainsi. On sent bien que le récit marche progressivement vers une catastrophe humaine et politique, mais cela ne passe pas, comment dire, dans le corps du lecteur (de la lectrice, en l'occurrence). Cette sorte de fièvre qu'un bon roman insuffle à son lecteur, cette modification de la respiration, ce rétrécissement voire cette abolition du temps réel se retournent ici, comme je l'ai écrit, en un sentiment de langueur qui désenchante le propos. Je n'ai pas le temps de l'analyser plus avant; mais il manque à cette histoire romancée, puisque ce n'est pas un roman historique, un élan, une distance ? Une draperie de fantaisie qui permette, peut-être, un peu d'identification ? À moins que ce ne soit la construction alternée, qui répartisse trop équitablement l'intérêt sur les quatre personnages ? Qui n'en ait pas, délibérément élu un autour duquel organiser plus subjectivement encore ces regards « amébées ». Mais trêve de réserves, car il serait dommage de ne pas lire L'Échange des Princesses. En voici un passage, consacré à l'installation de la petite fille à Versailles.

« Marie Anne Victoire, comme pendant son voyage, a la sensation d'un sol mouvant, d'une avancée en plein inconnu. Elle tend son attention, s'efforce de retenir ce qu'on lui dit, répète les sons, les mots nouveaux. Elle délimite son royaume. Elle se crée un monde à sa mesure, transpose en Versailles sa forêt de mousse. Et, avec sûreté, fait chaque jour de nouvelles conquêtes.

Le roi est souvent à jouer chez la duchesse de Ventadour. Il passe aussi du temps chez l'infante. Celle-ci, une fois, est saisie d'une inspiration. La gouvernante, encore outrée, écrit : « Elle voulut même se coucher pendant que le roi jouait chez elle parce qu'elle voulait qu'il la vît au lit» ;. Le roi, en train de jouer au jeu de l'oie, prend peur de cette infante en qui, soudain, il ne voit plus un bébé. L'infante aime son lit. Il est plus haut que celui du Louvre. On y a pourvu: il a été commandé un « petit escalier de bois de sapin en manière de marchepied, couvert de damas rouge », pour qu'elle « monte sur son lit ;». L'infante devient maniaque du marchepied qui la hausse jusqu'au lit de la reine. Elle le monte et descend à tout bout de champ. Elle s'en sert aussi comme d'un théâtre en étages pour exposer, selon la hiérarchie de l'heure, les poupées favorites. Les déshéritées enfouies dans leur malle sont en rage. Certaines cassent leur tête de bois contre le bois qui les contient. Il a fallu fixer solidement la balustre sculptée et dorée qui entoure son lit, car elle aime s'y appuyer et regarder passer le défilé des hommes aux mollets multicolores, le manège des plissés et volants et des traînes qui balaient le parquet. Dans la corbeille de ses bonheurs, menus plaisirs et grandes joies, elle peut aussi ajouter les promenades en bateau sur le Grand Canal, les couloirs marbrés où elle s'élance de toute la force de ses petites jambes, pour courir, ou glisser, jusqu'à ce qu'elle tombe (Mme de Ventadour s'affole. On ramasse l'infante on l'allonge, on frotte ses tempes d'eau de Cologne. À la première distraction de ses anges gardiens, elle s'échappe à nouveau).»

Il y a aussi de très belles pages sur la relation d'élection réciproque qui a uni, jusqu'à la mort de la vieille dame, l'infante avec la Princesse Palatine, mère du Régent. Douceur, attention, franc-parler, dans un univers de mensonges et de calculs, qui, en définitive, aura raison de l'alliance, des plans du Régent, et de l'ardent désir de la fillette de jouer son rôle de reine et d'amante. C'est un roman bancal, comme roman, en tout cas. Ou comme j'entends l'art du roman, peut-être. Mais c'est un texte bellement écrit, où se tissent sans accrocs la documentation très abondante (en particulier les lettres familières de l'infante à ses parents et vice versa) et la part d'invention sympathique de l'historienne et romancière. Où les personnages historiques prennent chair et vie. Et qui me laisse, après lecture, plus savante, et comme revigorée dans mon approche de cette période, en somme si méconnue, des histoires de France et d'Espagne. Alors, roman ou pas, finalement, on s'en fiche. C'est une triste et belle histoire d'Histoire, très savamment contée. Vocale. Et qui se prêterait, tiens, à une dramatique radiophonique, pourquoi pas ?

  • Pourquoi aussi, je le découvre en explorant l'article Wikipédia consacré à « Marie Anne Victoire d’Espagne, l'éphémère petite reine », n'avoir donné d'elle sur la jaquette qu'un fragment de sa robe de velours bleu sur fond de Versailles ? La voici, telle que l'a peinte Alexis_Simon_Belle, peintre de portraits officiels à la cour d'Angleterre.

Commentaires

1. Le dimanche, octobre 13 2013, 15:26 par Anne d'Evry

Tes billets sont une joie, Agnès. J'aime ton style à la fois recherché et direct (les coups de gueule!).
Mais le prof n'est pas loin. Merci pour le lien avec le CNRTL.
Tes élèves ont bien de la chance, nous aussi.

2. Le dimanche, octobre 13 2013, 15:36 par Agnès

Merci de ta fidélité, Anne. J'espère ne pas être trop docte, quant à moi... Mais l'adjectif était fichtrement précieux, et un peu dévoyé... Et puis j'adore le CNRTL.

Bonne lecture, tu me diras !

A.

3. Le vendredi, décembre 6 2013, 20:48 par dasola

Rebonsoir, je viens de me le procurer suite à quelques billets élogieux sur ce roman. Ton billet me confirme mon intention de le lire. Bonne soirée.

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