Considérations automnales

Mangez-moi, d’Agnès Desarthe était sorti à l’automne dernier, j’en avais entendu quelques comptes-rendus appétissants et puis… j’avais dû absorber pour cause de Goncourt des Lycéens toute la sélection dudit Prix en moins de deux mois. Marathon pour le moins indigeste, colonne bancale où les nauséabondes Bienveillantes sommaient en guise de chapiteau nombre d’autres pensums : l’exhibitionnisme ressassant quoique proustien d’Alain Fleisher*, la virtuosité effilochée de Michel Schneider**, les maussades, érudits et larmoyants grattages de nombril de Camille Laurens***, un Nothomb expédié par-dessus la jambe****, des frères Poivre aseptiques*****, le torrentiel et nébuleux QG du bruit (pour initiés)*******, le venimeux et racoleur Supplément au roman national******* : bien 2000 pages d’ennui, d’exaspération, ou d’indifférence.
Restaient un assez beau roman d’Antoine Audouard, Un pont d’oiseaux, l’interminable et charmant ennui du Bois des amoureux de Gilles Lapouge, Fils unique, de Stéphane Audeguy, tonique et inventif malgré longueurs et souci pédagogique, et puis Ouest, Lignes de failles et Contours du jour qui vient, le roman lauréat du prix.
Cinq romans sur quatorze, il m’a fallu ensuite une petite cure de plaisir désintoxicatoire, entre le très aimé Jørn Riel et la découverte éblouie de Mal de pierres (tous ouvrages évoqués çà et là sur ce blog).
J’en ai oublié Mangez-moi, depuis republié en poche - autant de gagné. Parce que ça aussi, c’est un problème : aussi vitaux que les fruits et légumes frais boudés par les Français, les livres de poche sont chers. J’ai peut-être trop de mémoire, mais je me souviens d’un temps où le compagnon de mes balades, de mes errances, de mes voyages, livre de poche stricto sensu, ne coûtait guère plus de 20 francs (3,5 € à tout casser), 1 ou 2 F dans les brocantes. Difficile aujourd’hui de trouver, chez 10/18, par exemple, un livre de poche à moins de 6 €. Sauf les Librio, à 2 € désormais, inépuisable source de classiques brefs certes, mais bien laids.

C’est à nouveau la rentrée littéraire. Il y a 727 nouveaux romans affichés, le petit monde branché des gendelettres s’agite, Camille Laurens et Marie Darrieusecq s’affrontent à grands coups de bébés morts - viragos tristes, bien loin des matrones aux grands coups de mamelles du marché de Brive-la-Gaillarde… on retrouve dans la nouvelle sélection Goncourt Amélie Nothomb – inspirée cette année paraît-il – et les frères Poivre, sont-ils donc d’année en année les seuls talents prometteurs ???
Et puis l’autre jour Philippe Claudel saisi au vol dans le poste : quel que soit le talent de cet auteur sombre et souvent inspiré, il y assenait en substance que l’auteur était là pour faire descendre ses lecteurs aux Enfers. !!! ??? Outre le côté convenu de ce credo contemporain entiché de noirceur, quelle présomption ! A-t-il la voix d’Orphée ? - Merci bien, je ne tiens pas à croupir dans les gouffres du Tartare, que je préfère en tout cas parcourir sous la houlette rieuse – mais oui ! - de Germaine Tillion, auteur en plein Ravensbrück d’une revue inspirée d’Offenbach Le Verfügbar aux Enfers, incroyable texte écrit dans un carton avec la complicité de ses camarades de camp. La dérision et la parodie mises au service des pouvoirs cathartiques du rire, où l’on apprend que l’hôte des camps appartient à l’espèce des gastéropodes, parce qu’il a toujours l’estomac dans les talons. J’espère de tout mon cœur que le théâtre du Châtelet, qui a produit l’an dernier l’opérette, va l’éditer en DVD, pour la plus grande édification des générations de la conscience douloureuse.
Vous l’aurez compris, je n’ai pas l’humeur à l’actualité littéraire...

Et Mangez-moi donc, puisqu’on en est aux gastéropodes ? Eh bien Mangez-moi est un livre charmant. Le retour à la vie de Myriam, la quarantaine blessée par l’existence, qui ouvre « Chez moi », petit lieu exigu qu’elle ne veut pas appeler restaurant et où son dénuement la contraint à vivre et à dormir (ah les séances de douche dans le vaste évier…). Après des débuts déserts, à la suite d’Hannah et Simone les lycéennes, peu à peu le quartier curieux et séduit par des recettes subtiles et savoureuses investit Chez moi à toute heure. Le « bouge » - ainsi l’avaient désigné les parents de Myriam – devient chaleureuse maison de rendez-vous, et déborde bientôt sa tourmentée tenancière. Chez moi éclot et prospère avec l’aide éclairée, attentive et efficace du chaste Ben, bras droit idéal et inimaginable, cependant que le passé chaotique et douloureux de Myriam resurgit. Allusions semées au fil du roman et des monologues intérieurs de l’héroïne, devenues alluvions de honte et de souffrance, si Myriam renaît à la vie sociale, son existence intime est en morceaux. Mais l’univers d’Agnès Desarthe n’exclut ni bons anges ni bonnes fées…

C’est écrit avec vivacité et talent, la langue est riche et inventive, gourmande et communicative (moi qui fais plutôt dans la popote familiale, les tapas pain d’épice-chèvre-poire rôtie m’ont fait rêver !!!!). Elle a le chic pour raconter avec saveur et exactitude la virtuosité gestuelle de la cuisinière en plein coup de feu :

Les betteraves sortent du four. Je les douche au vinaigre de noix. Les blettes se précipitent dans l’écumoire, je les arrose de citron et de poivre. Mon plan de travail est un champ de bataille : des pépins, des queues, des giclures, des taches, des feuilles, des pelures. Tout s’y amoncelle et sue. Le sang rose de la betterave sur un cœur de concombre m’attendrit. Mais je n’ai pas le temps. Je me change en Shiva et, de mon dos, sortent mes bras supplémentaires, ceux qui vont plus vite que mon cerveau pour ranger, éponger, trier, partager, remiser.

Ou la dislocation d’un corps par le désir :

C’est dans les bois qu’on fait l’amour mon corps s’étend d’une vallée à l’autre. Un coude sur la colline, un orteil au pied de la falaise, la nuque sur les rochers qui bordent la cascade, l’omoplate roulant sur la terre du chemin, l’index dressé contre le tronc des chênes, les reins se frottant sur un lit de lichen, la rotule appuyée au contrefort d’un plateau, le crâne épousant la vase au bord des mares, mes cheveux baignant dans les vagues, plus salés que le varech. J’appelle un à un les atomes de ma peau pour qu’ils se réunissent et enfin, je rétrécis.

Alice moderne, Myriam trouve peu à peu son chemin et sa taille d’adulte dans les territoires tortueux du souvenir et le labyrinthe des relations anciennes et nouvelles. La fin du conte est, je trouve, un peu expédiée. Mais c’est un reproche mineur, celui d’une gourmande encore un peu sur sa faim, bien loin des bougonneries maussades des débuts de cette chronique.

  1. 1 : L’Amant en culottes courtes
  2. 2 : Marilyn, dernières séances.
  3. 3 : Ni Toi ni moi
  4. 4: Journal d’hirondelle
  5. 5 : Disparaître
  6. 6 : Christophe Bataille
  7. 7 : Jean-Éric Boulin
  8. 8 : Le Verfügbar aux Enfers, chez La Martinière. Introduction historique de Claire Andrieu, notes explicatives rédigées par Anise Postel-Vinay. 30 euros

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