Maurice Pons - Délicieuses Frayeurs, Les Saisons

« C’est seulement à l’heure plus paisible du jour qui tombe, quand le soir embaume toutes les peines de cœur, qu’il commença à parler d’une voix douce :

-          Je vois une ville profonde à travers les vitres. Elle a un petit air triste. Elle penche ses toits comme on penche la tête. Seul un grand clocher fait le fier, et ses cloches se baladent dans les ruelles. L’heure est grave : c’est l’heure où la ville hésite entre le jour et la nuit. On voit déjà les lumières dans les maisons du centre, plus impatientes du soir, mais la colline s’attarde aux douceurs du jour. Le brouillard se déshabille lentement pour dormir. Il fera beau demain….

Il faisait beau le lendemain, et Franz raconta chaque jour qui suivit. La ville entière entrait par la fenêtre. Quartier par quartier, elle grandissait à travers les vitres.

-          Notre hôpital, savez-vous, est chaussé d’un large boulevard, et, de l’autre côté, commence un parc… il est sage comme un jardin de pension un jour de fête, et si bien élevé… »

C’est un malade qui parle, comme on le comprend à la mention de l’hôpital. Ils sont quatre dans la chambre, quatre « allongés », mais il n’y a qu’une fenêtre, et l’occupant du lit qui en est proche a la lourde charge de raconter aux autres le monde vu par la fenêtre. Le premier, Karl, était un taiseux. Franz est le suivant, et le monde qu’il conte est comme enchanté, guidant ses camarades sur la voie de la guérison.

C’est la première nouvelle, La Fenêtre, du recueil Délicieuses Frayeurs, qui en conte onze. C’est magnifiquement écrit, mais j’en ai lu trois, et la chute de chacune était si sombre que j’arrête. J’ai d’ailleurs relu Les Saisons, étrange roman que j’ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises.

Eh bien, c’était encore plus étrange que dans mon souvenir. Il me restait des fragments de scènes, que la lecture a retissées entre elles.
La Brigde, les Dogde – Walter et Clara -, la petite Louana et sa cousine Cherline,  l’éléphantesque et revêche Mme Ham, le vieil unijambiste Raurque, Brouette l’ancêtre puant, Berque, Schlitte, Escladoss,  et le Croll médecin des hommes et des bêtes, les sœurs Steppe, Aoste… rauques et hérissés de consonnes ou à peine adoucis par les hiatus de voyelles, tels sont les habitants du village où Siméon, fuyant un passé brûlé de soleil et hanté de visions cauchemardesques, est venu trouver ce qu’il croit être son refuge,  pour y écrire, sur son luxueux « papier drelin » filigrané – son seul luxe - l’horreur de son esclavage et la mort de sa petite sœur Enina. Un village anonyme au fond d’une vallée de montagne, au bout du monde. Siméon le naïf au visage si terriblement ingrat, qui se croit accueilli et célèbre l’hospitalité de ces villageois plus que frustes - hostiles, instables.

Purée de lentilles, alcool de lentilles, tas de fumier, rigoles de purin, crânes de mouton, visages grimaçants, crasse omniprésente, étranges et primitives méthodes thérapeutiques du Croll, humidité insinuante, gel transperçant, CRÂNES DE MOUTON. Dans ce pays où le temps étiré entre deux interminables saisons froides est quasi immobile, il ne subsiste de la bonté humaine que quelques accès perdus dans une atmosphère générale de cruauté bonasse et  rigolarde, grimaçante, qui explose parfois en terrifiantes scènes de pandemonium. Toujours à côté, Siméon, obstiné à s’y faire une place, obstiné à écrire, se défait, physiquement et humainement, peu à peu, entre résignation et résistance.

« L’hiver était venu dans la nuit. En quelques heures, comme à l’accoutumée, le pays tout entier se trouva pétrifié par le gel, balayé par un vent sec et violent qui descendait des montagnes. Entre les maisons, le chemin détrempé se trouva changé en une rivière de glace bleue vive et des glaçons, gros comme des pieux, arrachés par le vent, s’y brisaient dans un éclat de métal.

Dans le haut du village, la Croix de Sépia, constellée d’une myriade d’aiguilles blanches, prenait l’aspect d’un sérac fantomatique ; devant chez Clara, la fontaine de bois, mal séchée, avait éclaté en un monceau d’échardes dures. De temps à autre, de gros choucas fuyant les cimes, saisis par le froid en plein vol, s’abattaient sur les toits comme des météorites. » 

Je ne sais pas si je peux dire que j’ai aimé ce roman. Comment ‘aimer’ un ouvrage si délibérément voué au malaise, au désespoir ? Mais je l’ai relu avec respect, avec une sorte d’épouvante réjouie par cet irrésistible envoûtement,  cette magique incantation d’un style ciselé qui, entre Jérôme Bosch et Bruegel, tour à tour anime et immobilise dans leur macabre univers nos frères (in)humains.

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