Jean-Philippe Toussaint - Nue

Après le pavé Au revoir là-haut, Nue, de Jean-Philippe Toussaint, était un mince ouvrage, lu en l'espace d'une fin de soirée et d'un début de matinée. Ouvrage encensé au Musc et la palme, le même soir où Palladium, de Boris Razon, se faisait tailler en pièces. Quels que soient les défauts de ce dernier roman dont la construction alterne sans doute de façon trop systématique récits hallucinatoires et extraits de comptes-rendus médicaux, son succès, y compris auprès du public des jeunes lecteurs - comme la sincérité du propos - méritent au moins qu'on l'interroge. Il faut dire que c'était encore un soir où officiait Arnaud Viviant, promu semble-t-il au rang de pape par sa récente intronisation de critique officiel de Lui, ressuscité par Beigbeder. Rôle ravissant pour ce caquetant débiteur d'aphorismes, de boutades prétendument spirituelles et d'anathèmes à tout va. Nue était donc un chef d'oeuvre.

Ah. Pour ma part, je n'avais jamais rien lu de Jean-Philippe Toussaint, c'était une découverte.

Marie (Madeleine Marguerite de Montalte), haute-couturière, présente donc à Tokyo sa collection Maquis d'automne, dont le clou est une robe de miel – en fait une onction ruisselante de miel pur appliqué au pinceau sur le corps nu de la mannequin, avec cortège bruissant d'abeilles vivantes – après sa rupture d'avec le narrateur. Lequel, éperdu, s'efforce de ne la lâcher ni, lorsqu'il le peut, des yeux – d'où la scène où il épie, du toit du Contemporary Art Space de Shinagawa, un vernissage mondain – ni de la pensée, pour tenter de saisir l'essence même de son aimée devenue insaisissable. Clé : Marie ("c'est fou ce qu'il y a de Marie en réalité") a une disposition océanique, les italiques sont d'origine. Le narrateur a donc perdu Marie, il va la retrouver, après quelques tribulations.

Il a indéniablement un vocabulaire très riche, J. Ph. T. Et pour une qui vitupère régulièrement la disparition d'une syntaxe complexe, la sienne, proustienne, est un bonheur. Alors ?

Alors, qu'est donc Nue, sinon une historiette sentimentale pour snobs, un curieux cocktail de catalogue-d'art-contemporain-sur-papier-glacé avec la pincée de cruauté requise, de B.D., de saupoudrage cosmopolite de lieux branchés (Hokkaïdo, le Spiral de Tokyo, le Contemporary Art Space de Shinagawa, l'agence Rezo de Shibuya, l'aéroport Galileo Galilei de Pise, la gare de Piombino Maritima... activez vos GPS) et de références picturales pour initiés relatifs (les Nighthawks d'Edward Hopper, Bill Viola, Botticelli, Signorelli, grand spécialiste de la nudité...). Le tout enchâssé dans un univers imprégné de Proust, oisiveté, mondanités, jalousie, phrase...
On peut aussi penser à Bécaud, sans la voix, ni la pêche :

La place Saint Sulpice est vide
Devant moi, elle fume, Marie...

En gros, la consécration littéraire achetée à coups de références. Un auteur à clins d’œil, sans émancipation de ses modèles, sinon par ce décor de clichés pour touristes chics. Et quelques parenthèses "distantiatoires", humoristiques ? qui ne font sourire qu'une fois, parce qu'elles ne véhiculent, elles aussi, que du cliché "(mais tout le monde peut se tromper)" – un octosyllabe, quand même – et contribuent à l'atmosphère générale de remplissage tous azimuts. Plaisant aussi le nom de la maison de couture de Marie allons-y allons-o (et l'almanach du général Vermot s'invite à la fête, non que je le lui reproche, mais à quoi bon dans ce fatras sentimental ?)

Proust, oui, enfin... "Affolé de ce que je venais de faire d'avoir eu cette impulsion irrésistible d'emprunter l'escalier de secours pour accéder aux toits" - avec un "manteau noir-gris" à grandes ailes qui battent sensuellement ses jambes, (et ses pieds chaussés de rangers stylistiques) – de mémoire, je n'ai plus le bouquin.
"Une foule habituelle de vernissage avec plusieurs dizaines de personnes 'vivantes' qui se pressaient autour des oeuvres." ??

"Moi quand je suis déprimée, je me fais un œuf à la coque." Ça, c'est ce que déchiffre sur les lèvres de l'aimée le narrateur tout à coup devenu lecteur labial émérite, toujours écrasé sur son hublot (transformé en verrière type Grand Palais par les critiques du Masque) sur le toit du Contemporary Art Space de Shinagawa, et le lecteur de fondre devant cette enfantine manifestation d'ingénuité.

Et cette scène décisive, au café de la place Saint Sulpice :
... "lorsque le serveur revint avec les consommations, disposant les verres sur le guéridon et déposant une coupelle de chips sur la table, le regard de Marie se posa pensivement sur les chips, et, pour la première fois, alors, depuis son arrivée, je vis passer quelque chose qui s'apparentait à de la tendresse.
Elle attaqua les chips distraitement et les finit en moins de deux
."

Le roman s'achève, avec un frisson d'aventure, sur l'ile d'Elbe (voir plus haut), en proie à un incendie d'usine de chocolat artisanal, avec malfrats (mafieux ?) en vadrouille dans les parages du couple presque reconstitué autour d'un deuil. De la robe de miel meurtrière du prologue à la bruine de chocolat qui saupoudre dans l'épilogue le manteau de Marie, scellant son accord consubstantiel avec le cosmos, d'afféteries stylistiques en contorsions psychologiques, je me suis copieusement ennuyée. La réplique finale est digne, lointaine réminiscence, d'un roman de Delly. Après Lemaître, la boue gluante des tranchées et son feu d'artifice d'invention romanesque, la chute était rude, et franchement, amour fou pour amour fou, et emmerdeuse mondaine pour emmerdeuse mondaine, je préfère à Marie Madeleine Marguerite de Montalte les quelque mille pages du roman foisonnant, océanique, et si souvent drôle qui célèbre Ariane Cassandre Corisande d'Auble – encore un, damned ! qui n'est plus sur les étagères.

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