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dimanche, septembre 29 2013

Spleen et rêveries sentimentales

C’était aujourd’hui Jean-Bernard Pouy, un de mes Papous* préférés, qui proposait à ses camarades le texte du « Diagnostic littéraire à l’aveugle », un jeu de dégustation littéraire absolument redoutable. Un joueur propose un texte d’une quinzaine de lignes, et les autres émettent toutes sortes d’hypothèses pour en deviner l’origine : texte en français ou traduit, si l’auteur est un homme ou une femme, à quel genre il appartient, et enfin de quelle époque et de qui il pourrait bien être. La première fois où je l’ai écouté, j’ai attribué à Agatha Christie (et certains des joueurs l’ont fait aussi) un texte qui était en fait de Marguerite Yourcenar. Ça rend modeste… 

Aussi ai-je été toute fière de reconnaître que la balade sur les bords de Marne évoquée aujourd’hui devait être de Diderot, à cause d’un « mélancolique Ecossais », en qui je pensais bien identifier le père Hoop, occasion pour Diderot de définir, dans l’une de ses délicieuses lettres à son amie Sophie Volland, « ce que c’est que le spleen ».

En voici le début. Diderot est chez le Baron d’Holbach, dans sa propriété du Grandval.

« Au Grandval, le 31 octobre 1760.

Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit :

“ Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer.”

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