Louis Feuillade, Les Vampires, Musidora

Qui poursuit qui, de Philippe Guérande et de son acolyte Mazamette (Oscar-Cloud. Os-car-Cloud-Mazamette ! quel scénariste est allé chercher un nom pareil ???) ou du Comte de Kerlor, de Satanas ou de Vénénos et de leur bande ? Il y a encore la charmante Fleur-de-lys, mais surtout il y a Irma Vep. Cela ne vous dit rien ?  L’amie de Colette et l’objet de tous les fantasmes des surréalistes cinéphiles, moulée dans son collant noir…

Irma Vep, anagramme de Vampire. C’est l’héroïne féminine sulfureuse, maléfique, des Vampires de Louis Feuillade, feuilleton cinématographique en dix épisodes aux titres croustillants : L’Homme aux poisons, Le Maître de la foudre, Les Noces sanglantes… Irma Vep, c’est Musidora, presque nue dans son maillot noir moulant dessiné par Paul Poiret - quel dommage qu’il ne lui ait pas associé des ballerines ou chaussons de cirque comme chaussures, parce que ses bottines à talons alourdissent sa silhouette et sa tenue, au demeurant un peu décevante en notre temps de latex et d’élasthane.

1915, en pleine guerre, dix épisodes de vols, de meurtres, d’enlèvements, d’escalades des toits de Paris, de voitures brimbalantes, de chevaux, de vélos … de grands hôtels et de beuglants, de melons et de huit-reflets, de soubrettes et de grisettes, de magnats et de malfrats, de jeunes et de vieilles gens, gens de maison, gens d’église, gens sans foi ou gens d’honneur, gendarmes et gens de plume, car Philippe Guérande est journaliste, et s’est voué à traquer les Vampires.

C’est une bande de criminels de haut vol, sans aucun scrupule. Sous la conduite du docteur Nox (clin d’œil à Jules Verne), des comtes de Noirmoutier ou de Kerlor, ou du baron de Mortesaigues – puis des susdits Satanas et Vénénos ^^ - ,  ils jouent de la gâchette, du poignard, du poison, du canon ou du gaz comme aussi de la prunelle. Car en travers de leur route, avant de se rallier à leur bande, s’est jeté Moreno, occasionnel amant d’Irma Vep, l’homme aux « yeux qui fascinent ». Bijoux et magots volés (avec enregistrement de voix sur rouleaux de cire !), tête coupée, cadavres et victimes enfermés dans des malles ou des placards, les Vampires sont suivis à la trace par le coriace Philippe Guérande, mimiques et postures expressives, la raie médiane et le cheveu horriblement plaqué (très difficile à gober comme jeune premier aujourd’hui), qui les démasque, les débusque, les harcèle de ses articles et de ses plaintes en justice. C’est lui qui dès le premier épisode devine en Mazamette (Oscar/Cloud/Mazamette !) le voleur de son dossier d’enquête. Lequel, de Vampire devenu honnête homme (croque-mort, puis richissime philanthrope) et ami de tous les instants, est doté avec son nez interminable d’un flair à toute épreuve pour tous les coups tordus et se mue souventes fois en sauveur providentiel.

Il faudra que je retrouve – pas moyen pour l’instant – le texte où Colette évoque le phalanstère de femmes qu’elles avaient constitué pendant la guerre de 14, avec Musidora et Moreno (Marguerite), et la façon dont elles déclamaient des vers dans le placard où elles s’étaient réfugiées pendant les bombardements, pour résister  à la peur. La jeune femme, d’une parfaite liberté de mœurs en ces temps de mœurs très libres, aurait été à la fois l’amante de Colette et celle de son compagnon d’alors, Sidi alias Henry de Jouvenel, très aristocratique directeur du Matin, où Colette assurait la publication des Contes des Mille et un matins, et où elle compta, parmi ses auteurs, le jeune Georges Sim, futur Simenon. Quant à « Musi », bientôt passée des deux côtés de la caméra, elle a réalisé, en 1918, à Rome, dans un scénario adapté par Colette, la seconde ( ?) version filmique de La Vagabonde, version depuis disparue, quel dommage ! 

En attendant, voici le chapitre de Théophile Gautier auquel Musidora (Don des Muses), née Jeanne Roques avait emprunté son pseudo :

« À droite de George, à côté de la chaise vide de Fortunio, est placée Musidora, la belle aux yeux vert de mer : elle a dix-huit ans tout au plus, jamais l’imagination n’a rêvé un idéal plus suave et plus chaste ; on la prendrait pour une vignette animée des Amours des anges, par Thomas Moore, tant elle est limpide et diaphane. La lumière semble sortir d’elle, et elle a plutôt l’air d’éclairer que d’être éclairée elle-même ; ses cheveux, d’un blond si pâle qu’ils se fondent avec les tons transparents de sa peau, se tournent sur ses épaules en spirales lustrées ; un simple cercle de perles, tenant de la ferronnière et du diadème, empêche les deux flots dorés de chaque côté du front de s’éparpiller et de se réunir ; ils sont si fins et si soyeux, que le moindre souffle les soulève et les fait palpiter.

Une robe d’un vert très pâle, brochée d’argent, rehausse la blancheur idéale de sa poitrine et de ses bras nus, autour desquels s’enroulent, en forme de bracelets, deux serpents d’émeraudes avec des yeux de diamant d’une vérité inquiétante. C’est là toute sa parure.

Son visage pâle, où brille dans son printemps une indicible jeunesse, est le type suprême de la beauté anglaise : un duvet léger en adoucit encore les moelleux contours, comme la fleur sur le fruit, et la chair en est si délicate, que le jour la pénètre et l’illumine intérieurement.

Cet ovale d’une pâleur divine, accompagné de ses deux grappes de cheveux blonds, avec ses yeux noyés de vaporeuse langueur, et sa petite bouche enfantine que lustre un reflet humide, a un air de mélancolie pudique et de plaintive résignation bien singulière à pareille fête : en voyant Musidora, l’on dirait une statue de la Pudeur placée par hasard dans un mauvais lieu.

Cependant, à l’observer attentivement, on finit par découvrir certains tours d’yeux un peu moins angéliques, et par voir frétiller au coin de cette bouche si tendrement rosée le bout de queue du dragon ; des fibrilles fauves rayent le fond de ces prunelles limpides, comme font les veines d’or dans un marbre antique, et donnent au regard quelque chose de doucereusement cruel qui sent la courtisane et la chatte ; quelquefois les sourcils ont un mouvement d’ondulation fébrile qui trahit une ardeur profonde et contenue, et la nacre de l’œil est trempée de moites lueurs comme par une larme qui se répand sans déborder.

La belle enfant est là, un bras pendant, l’autre étendu sur la table, la bouche à demi ouverte, son verre plein devant elle, le regard errant ; elle s’ennuie de cet ennui incommensurable que connaissent seuls les gens qui, de bonne heure ont abusé de tout, et il n’y a plus guère de nouveau pour Musidora que la vertu [1]. »

Certes. Dans Les Vampires, elle n’en abuse guère, et l’« orgie » qui célèbre ses noces avec Vénénos dans le dixième et ultime épisode du feuilleton la montre (dans une robe assez peu seyante, bien moins que son maillot) en pleine bacchanale, du moins telle que pouvait l’envisager Feuillade.

J’arrête ici mon évocation du film et de son héroïne. J’y reviendrai avec munitions. Malgré toutes les naïvetés narratives et les maladresses, les excès expressifs aussi de cette « série » des années de la Grande Guerre et la désinvolture manifeste qui présidait à l’écriture du scénario, j’ai enchaîné les épisodes avec le plus grand plaisir. J’y ai retrouvé l'ombre du frisson éprouvé autrefois, dans la « salle de cinéma » du lycée Montgrand, Marseille, années 70, au spectacle de Judex, de Franju - incontinent emprunté à la médiathèque. Justement, Feuillade tournait, en même temps que Les Vampires, un Judex, avec Musidora. Etranges et pertinentes connexions de la mémoire des émotions cinéphiliques.

[1] Théophile Gautier – Fortunio, chapitre I

Commentaires

1. Le samedi, novembre 30 2013, 12:07 par Claudine Arnould-Cazals

Nous avons découvert avec plaisir votre évocation de Musidora sur ce blog.

Nous vous signalons deux choses : - le livre de Patrick Cazals : Musidora, La Dixième muse, publié il y a bien longtemps chez Henri Veyrier et son film qui vient d'être diffusé tout ce mois de Novembre sur Ciné+ Classic mais également dans de nombreux Festivals tout cet été ( Moscou, Telluride, Pordenone , Nîmes ).

Deux bons articles à lire sur le film ( Télérama N° 3331 du 13/11/2013 page 93 et Télé Obs n° 2559 page 56 ). Notre DVD est disponible sur notre site pour les particuliers et par l'ADAV et COLACO pour les médiathèques . Merci !

2. Le samedi, novembre 30 2013, 14:59 par Agnès
Merci à vous pour ces nouvelles. Et l'ouvrage de Colette où elle évoque leur guerre de 14, le connaissez-vous ? Je suis toujours en quête.
A.
3. Le lundi, mai 18 2015, 17:48 par Eric Belloc

Bonjour,
j'ai l'impression qu'après vous être passionnée pour Musidora, vous avez un peu perdu de vue la belle vampire... A moins que vous ne prépariez un coup d'éclat digne du sérial !
En espérant de vos nouvelles à toutes deux,
très cordialement
Eric

4. Le lundi, mai 18 2015, 19:21 par Agnès

Je regarde moins de films en ce moment... et j'écris tellement moins !  Et puis je n'ai toujours pas retrouvé le texte de Colette, faute, sans doute, de m'y être collée avec assez de temps, et de méthode. Merci de votre passage.

AO

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