Georges Franju - Judex
Par Agnès Orosco le lundi, août 26 2013, 21:48 - Cinéma - Lien permanent
En quelle année ai-je vu
Judex-de-Franju ? sans doute dans les années 70 ou 72, au ciné club du
Lycée Montgrand, Marseille, dans la « salle de cinéma » aux fauteuils
de bois qui nous servait parfois de salle d’étude. Il m’en était resté un
souvenir vivace de mystère, d’angoisse, de fascination inquiète. J’y ai
repensé, je l’ai écrit, en regardant l’autre jour Les Vampires de Feuillade, étonnantes associations de la mémoire
inconsciente. Car Feuillade – ce que j’ignorais - a tourné un Judex, en 1912, avant Les
Vampires, et le film de Franju, 1963, est un hommage explicite à son
prédécesseur, dont l’univers avait nourri son imaginaire d’enfant. Hommage à
son Judex, donc, dont le DVD donne au
fil du trop bref entretien avec Jacques Champreux (le petit-fils de Feuillade
et co-scénariste du film avec Francis Lacassin, comme il a été aussi le
restaurateur des intertitres des Vampires), des extraits – film infiniment plus
réaliste et en quelques sorte rationnel que celui de Franju.

Ce que j’ignorais, aussi, en tout cas ce que je ne savais pas consciemment, c’est que le film de Franju était aussi un hommage appuyé à Irma Vep. Pourtant, dans les réserves mêmes que j’ai formulées l’autre jour, il devait bien m’en rester quelque chose.
Il y a deux
femmes, dans Judex. : Jacqueline
Favraux, la fille du banquier, incarnée dans la blondeur éthérée, aiguë,
émouvante d’Edith Scob. Et Marie Verdier devenue Diana Monti, la méchante,
l’intrigante, la meurtrière et l’amante sulfureuse, incarnée avec génie par la
brune Francine Bergé, magnifique de souplesse, de brutalité et d’autorité, avec
ses yeux de biche intensément soulignés d’eye liner, le très léger strabisme
qui lui confère sa dimension inquiétante, et son corps vigoureux et sinueux, si
érotique dans son maillot noir moulant et ses chaussons d’acrobate, ou dans un
costume d’homme, ou un déguisement ailé de religieuse à la vaste cornette !
C’est en somme un film de cape et d’épée (« a cloak and dagger story »), qui partagerait la cape et la
dague entre les deux personnages principaux : le poignard fixé sur la
cuisse de Diana-Marie, petite croix étincelante dans le noir de la tenue et
l’obscurité de la nuit, la cape de Judex, le justicier, incarné par Channing
Pollock, un très bel homme au visage impénétrable, imperceptiblement indolent,
avec de vagues airs de Roger Moore sous son large feutre noir. C’était en fait
un magicien professionnel, et il multiplie au cours du film les métamorphoses,
et les apparitions de colombes sorties d’un foulard, en particulier au cours de
la merveilleuse scène du bal des oiseaux, au début du film. Ça aurait un air de
Cocteau, mais beaucoup plus fort, plus resserré, plus suggestif que les féeries
un peu affectées de Cocteau.
Ce film est une merveille. Noir,
blanc, et argent, avec toutes les nuances de la gamme. Avec des décors de
château, de souterrains, de ville ou de nature magnifiquement filmés, et un art
de saisir les corps dans leur décor, et les visages… Film parlant parfois très
proche du muet, qui sait exalter le silence et les bruits de la vie – ainsi du
réveil de Favraux dans sa prison, de la traversée du parc sur fond de
grenouilles et de criquets, des fascinantes scènes d’escalade de murs par les
compagnons masqués de Judex, ou de la gestuelle théâtrale de l’acrobate Daisy
sur les toits de la ville (quelle ville ?) au moment du dénouement, avec
pour seul accompagnement le bruit des pas et les craquements de la gouttière,
scène de vertige plus efficace que tous les Hitchcok passés et à venir.
D’autres scènes muettes sont accompagnées par la musique lancinante de Maurice Jarre, comme
celle de la longue traversée du bal masqué par le magicien à tête d’aigle
portant dans sa main droite une colombe inanimée.
La construction du scénario est
plus plastique que narrative : pourquoi Judex a-t-il choisi de châtier
Favraux, on ne le sait pas, et on s’en fiche, comme on se fiche des lacunes
dans le fil de l’intrigue ou au moment du dénouement. On est bien plus sensible
aux effets d’échos dans la gestuelle, le décor, la lumière - la blonde
Jacqueline tout de noir vêtue montant pour la dernière fois l’escalier
d’apparat du château de son père (douze coups de midi), à laquelle répond en
miroir et quasi sans coupure la brune Diana de blanc vêtue montant l’escalier
de son repaire. La présence des oiseaux, dès le bal, puis dans la cage offerte
à Jacqueline la recluse, que l’on retrouve dans les ailes de la cornette de
Diana, ou dans le cri nocturne des chouettes. La cape noire de Judex à quoi
répond la cape blanche et argent de Daisy. Le diadème scintillant de la même
Daisy et celui, plus mat, plus barbare, de Diana…
On trouve sur le site de la cinémathèque, dont Franju, cinéphile passionné, a été l’un des fondateurs avec son ami Langlois, tout un « zoom » sur Franju. Avec toutes sortes de documents, des extraits de films, et une adorable interview de Francine Bergé. Où j’ai appris que le malheureux Channing Pollock ne parlait pas français, et s’était senti quelque peu délaissé pendant le tournage.
J’allais
oublier de saluer Moralès (Moreno ?), incarné par le juvénile et séduisant
Théo Sarapo, et dont Francine Bergé dit qu’ils avaient, tous deux, le sentiment
de jouer aux gendarmes et aux voleurs.
On trouve aussi, dans Judex, de souriantes touches d’enfance : ainsi du personnage du détective Coquentin, complètement nul dans son métier, mais très attentif aux enfants, et qui, à peine arrivé au château, conte à Alice, la fille de Jacqueline, Les Aventures d’Alice au Pays des merveilles. Il est ensuite élu compagnon d’enquête par le jeune « Réglisse », le copain de jeu d’Alice, bien plus efficace enquêteur que son aîné, d’ailleurs ! « Réglisse », je pense, parce dans Les Vampires, un rôle d’enfant est interprété par un jeune acteur nommé « Bout-de-zan ». Autre clin d’œil.
Je pourrais en parler des heures, c’est un film magique, inquiétant, obsédant. Puissamment onirique, fantasmatique - et beau.
Vénéneuse Diana au milieu des ciguës...
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J’enchaîne, ce soir, sur Les Yeux sans visage.