Georges Franju - Judex

En quelle année ai-je vu Judex-de-Franju ? sans doute dans les années 70 ou 72, au ciné club du Lycée Montgrand, Marseille, dans la « salle de cinéma » aux fauteuils de bois qui nous servait parfois de salle d’étude. Il m’en était resté un souvenir vivace de mystère, d’angoisse, de fascination inquiète. J’y ai repensé, je l’ai écrit, en regardant l’autre jour Les Vampires de Feuillade, étonnantes associations de la mémoire inconsciente. Car Feuillade – ce que j’ignorais -  a tourné un Judex, en 1912, avant Les Vampires, et le film de Franju, 1963, est un hommage explicite à son prédécesseur, dont l’univers avait nourri son imaginaire d’enfant. Hommage à son Judex, donc, dont le DVD donne au fil du trop bref entretien avec Jacques Champreux (le petit-fils de Feuillade et co-scénariste du film avec Francis Lacassin, comme il a été aussi le restaurateur des intertitres des Vampires), des extraits – film infiniment plus réaliste et en quelques sorte rationnel que celui de Franju.

Ce que j’ignorais, aussi, en tout cas ce que je ne savais pas consciemment, c’est que le film de Franju était aussi un hommage appuyé à Irma Vep. Pourtant, dans les réserves mêmes que j’ai formulées l’autre jour, il devait bien m’en rester quelque chose. 

Il y a deux femmes, dans Judex. : Jacqueline Favraux, la fille du banquier, incarnée dans la blondeur éthérée, aiguë, émouvante d’Edith Scob. Et Marie Verdier devenue Diana Monti, la méchante, l’intrigante, la meurtrière et l’amante sulfureuse, incarnée avec génie par la brune Francine Bergé, magnifique de souplesse, de brutalité et d’autorité, avec ses yeux de biche intensément soulignés d’eye liner, le très léger strabisme qui lui confère sa dimension inquiétante, et son corps vigoureux et sinueux, si érotique dans son maillot noir moulant et ses chaussons d’acrobate, ou dans un costume d’homme, ou un déguisement ailé de religieuse à la vaste cornette  ! C’est en somme un film de cape et d’épée (« a cloak and dagger story »), qui partagerait la cape et la dague entre les deux personnages principaux : le poignard fixé sur la cuisse de Diana-Marie, petite croix étincelante dans le noir de la tenue et l’obscurité de la nuit, la cape de Judex, le justicier, incarné par Channing Pollock, un très bel homme au visage impénétrable, imperceptiblement indolent, avec de vagues airs de Roger Moore sous son large feutre noir. C’était en fait un magicien professionnel, et il multiplie au cours du film les métamorphoses, et les apparitions de colombes sorties d’un foulard, en particulier au cours de la merveilleuse scène du bal des oiseaux, au début du film. Ça aurait un air de Cocteau, mais beaucoup plus fort, plus resserré, plus suggestif que les féeries un peu affectées de Cocteau.

Ce film est une merveille. Noir, blanc, et argent, avec toutes les nuances de la gamme. Avec des décors de château, de souterrains, de ville ou de nature magnifiquement filmés, et un art de saisir les corps dans leur décor, et les visages… Film parlant parfois très proche du muet, qui sait exalter le silence et les bruits de la vie – ainsi du réveil de Favraux dans sa prison, de la traversée du parc sur fond de grenouilles et de criquets, des fascinantes scènes d’escalade de murs par les compagnons masqués de Judex, ou de la gestuelle théâtrale de l’acrobate Daisy sur les toits de la ville (quelle ville ?) au moment du dénouement, avec pour seul accompagnement le bruit des pas et les craquements de la gouttière, scène de vertige plus efficace que tous les Hitchcok passés et à venir. D’autres scènes muettes sont accompagnées par la  musique lancinante de Maurice Jarre, comme celle de la longue traversée du bal masqué par le magicien à tête d’aigle portant dans sa main droite une colombe inanimée.

La construction du scénario est plus plastique que narrative : pourquoi Judex a-t-il choisi de châtier Favraux, on ne le sait pas, et on s’en fiche, comme on se fiche des lacunes dans le fil de l’intrigue ou au moment du dénouement. On est bien plus sensible aux effets d’échos dans la gestuelle, le décor, la lumière - la blonde Jacqueline tout de noir vêtue montant pour la dernière fois l’escalier d’apparat du château de son père (douze coups de midi), à laquelle répond en miroir et quasi sans coupure la brune Diana de blanc vêtue montant l’escalier de son repaire. La présence des oiseaux, dès le bal, puis dans la cage offerte à Jacqueline la recluse, que l’on retrouve dans les ailes de la cornette de Diana, ou dans le cri nocturne des chouettes. La cape noire de Judex à quoi répond la cape blanche et argent de Daisy. Le diadème scintillant de la même Daisy et celui, plus mat, plus barbare, de Diana…

On trouve sur le site de la cinémathèque, dont Franju, cinéphile passionné, a été l’un des fondateurs avec son ami Langlois, tout un « zoom » sur Franju. Avec toutes sortes de documents, des extraits de films, et une adorable interview de Francine Bergé. Où j’ai appris que le malheureux Channing Pollock ne parlait pas français, et s’était senti quelque peu délaissé pendant le tournage.

J’allais oublier de saluer Moralès (Moreno ?), incarné par le juvénile et séduisant Théo Sarapo, et dont Francine Bergé dit qu’ils avaient, tous deux, le sentiment de jouer aux gendarmes et aux voleurs.

On trouve aussi, dans Judex, de souriantes touches d’enfance : ainsi du personnage du détective Coquentin, complètement nul dans son métier, mais très attentif aux enfants, et qui, à peine arrivé au château, conte à Alice, la fille de Jacqueline, Les Aventures d’Alice au Pays des merveilles. Il est ensuite élu compagnon d’enquête par le jeune « Réglisse », le copain de jeu d’Alice, bien plus efficace enquêteur que son aîné, d’ailleurs ! « Réglisse », je pense, parce dans Les Vampires, un rôle d’enfant est interprété par un jeune acteur nommé « Bout-de-zan ». Autre clin d’œil.

Je pourrais en parler des heures, c’est un film magique, inquiétant, obsédant. Puissamment  onirique, fantasmatique - et beau.

 

Vénéneuse Diana au milieu des ciguës...

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J’enchaîne, ce soir, sur Les Yeux sans visage.

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