samedi, septembre 28 2013

David Bosc - La Claire Fontaine

« Sous le soleil levé, tandis que les créatures molles, les grenouilles, les escargots, les larves, avaient regagné l’eau ou l’ombre, et que les insectes secs montaient dans la chaleur à tous les promontoires – longues herbes, branches molles, herbes du chemin -, Marcel Ordinaire s’était défait de son foulard et de l’état d’alerte, raide, qu’il observait depuis son réveil. La marche tranquille avait eu raison de son plaisir à se croire le complice d’une évasion : Courbet trottait, respirait chichement, parlait peu. De loin en loin, il s’arrêtait, son bâton de houx droit comme un enfant. Ordinaire le voyait incliner la tête et, du tuyau de sa pipe, tracer dans l’air les limites d’un cadre. Du ciel, des roches, de l’eau, des arbres : les jetons du grand jeu.

Passé les champs de Montgesoye, qui font plus de mille mètres à la merci du ciel et de l’eau, la route et la rivière se rabibochent : des platanes les chevillent l’une à l’autre jusqu’à l’entrée de Vuillafans. Ces platanes, pour qui vient d’un pays d’eau rare, font d’abord l’impression d’être malades – leurs branches ont des hésitations de chêne, des fléchissements de saule pleureur – mais c’est ainsi qu’ils prospèrent, à l’humide, avec des plis, d’inutiles remous. On vit âsser un tombereau de pierres que tirait un cheval aux yeux bandés ; sur son banc, le carrier se balançait d’avant en arrière. On ne salua pas.

Dans les gorges de Nouailles, entre Lods et Mouthier-Hautepierre, Courbet jeta son sac et se déshabilla. D’un geste lent, genoux fléchis, tête baissée, les deux mains se saisissant du col par-dessus les épaules, il ôta sa chemise. Un pied déchaussa l’autre. Déboutonnés, les pantalons s’effondrèrent comme un paquet de tripes. Il avança tout nu – ayant cette nudité moindre, atténuée, des gens gros – et se jeta dans une sente mêlée de cailloux, avec des enjambements de ronces, des racines déterrées, la dévala comme s’il avait encore, aux pieds, ses galoches. Ordinaire tout habillé le suivit sans réfléchir, tomba, jura, se fit mordre les mains par l’ortie aux dents fines. (…) Courbet sauta dans l’eau à la façon d’un cheval, le nez en l’air et la poitrine en avant. L’orage de la veille avait grossi la rivière, qu’un encaissement de roches faisait tonique en toute saison.

L’exultation du corps, passé le premier froid, et un bonheur silencieux dont on serait la coupe, ce bonheur qui fait pousser un cri un peu américain, jeune et viril, pour jouir encore mieux du silence, passé l’écho, et sourire à hauteur de libellule. Là-haut sur la falaise de l’autre rive, il y a des branches comme des bras qui font signe. »

Il y a  toute La Claire Fontaine, dans ce passage des tout débuts du « roman » de David Bosc, édité chez Verdier, qui appartient à la première sélection du Goncourt. Le personnage principal, le Courbet des années suisses, son goût pour la marche et pour le bain, son élan vital inépuisable toujours prêt à se convertir en peinture, ses compagnons de chevalet, ici Marcel Ordinaire - pour un peintre réaliste, ça ne s’invente pas -, et la belle langue imagée, riche, charnue, de David Bosc. Pour laquelle on éprouve, en ces temps de vaches maigres syntaxiques et lexicales, un sentiment de gratitude. Langue pleine et savoureuse, mais parfois très allusive, tellement qu’il convient de connaître et Courbet et son œuvre, parfois, souvent, pour y faire son chemin. A quoi je pensais en lisant, car chez nous des élèves doivent, pour cause de Goncourt des lycéens, lire les quatorze romans de la sélection (5003 pages, je crois, d’après leurs calculs, dont les mille et plus de la logorrhée haineuse de Yann Moix), et je me demandais au fil de la lecture ce qu’ils pouvaient saisir de cette histoire, sans les clés. La Claire Fontaine est plus une divagation poétique à travers la géographie dernière du peintre, son œuvre ultime, et son for intérieur, qu’un « roman », car il y manque, selon moi, un simple ressort narratif qui puisse lui donner ce même élan qui poussait Courbet à la marche, au bain, au vin, aux femmes… J’aurais pu y trouver à citer un passage analogue à tout moment de ses quelque cent pages, sans qu’en somme, il se soit guère passé autre chose que telle rencontre, tel déménagement, et le délabrement du corps et de l’art. Il n’empêche, si ce n’est pas un livre pour le lecteur trop ingénu, trop neuf, ou trop avide d’aventures, c’est, entre Vallès et Giono, un bel hommage au peintre, à son art, à sa puissante, joyeuse et bonhomme liberté. Une célébration de la vie, de l’art, de l’homme au cœur du monde.

On peut écouter David Bosc ici.

Lire extraits et notes critiques ici, sur le site des éditions Verdier, me signale mon amie Zaza.

Et trouver sur la période et les lieux évoqués par le roman des infos ici.