Pat Conroy - Le Prince des marées

« J’avais dix ans lorsque je vis pour la première fois le marsouin blanc, connu sous le nom de Snow de Caroline, suivre notre crevettier comme nous rentrions au port après une journée passée à ratisser les plages qui longeaient Spaulding Point.
(…) - Je ne l’avais jamais vu d’aussi près, dit Savannah. Il est d’un blanc immaculé, comme une nappe.
Pourtant, ce n’était pas un blanc immaculé que nous avions devant les yeux quand il refit surface à vingt mètres de nous. D’imperceptibles marbrures de couleur miroitaient sur son dos comme il surgissait de l’eau, un fugitif éclair d’argent des nageoires, une évanescence de couleur impossible à cerner. On savait que jamais deux fois de suite il n’aurait la même couleur.
Nous le regardâmes tourner autour du bateau, passer au-dessous, se fondre dans l’eau comme du lait. Bondissant, il demeurait en suspens, et il avait alors la couleur des pêches et des hautes lunes, avant de s’enfoncer, retrouvant sa teinte laiteuse.
Tels sont les instants fugitifs de mon enfance dont je ne puis tout à fait reconstituer le souvenir parfait. Irrésistibles, emblématiques, je ne retrouve d’eux que des fragments, des frémissements de cœur. Je revois le fleuve, la ville, mon grand-père pilotant un bateau sur le chenal, ma sœur figée dans cet instant d’absolue béatitude qu’elle traduirait plus tard dans ses poèmes les plus puissants, le parfum métallique des huîtres cueillies, les braillements d’enfants sur le rivage…. Quand vient le marsouin blanc, tous ces éléments sont présents, plus leur transfiguration. En rêve, le marsouin demeure dans les eaux de la mémoire, pâle divinité qui nourrit le jeu et le fond glacial de toutes les eaux noircies de mon histoire. » 

1070 pages chez Pocket. Un pavé indiscutablement. Cela faisait bien longtemps que mon amie Isabelle me le disait : « Il faut que tu lises Le Prince des Marées, Agnès ». Et voilà que Sylvain me l’a offert. Merci à tous deux. Une bonne douzaine d’heures de lecture – presque – continue. Il fallait que je le lise d’une traite, pour ne pas m’arracher à cet univers torrentiellement romanesque, à cette puissance lyrique et narrative, à cette démesure du verbe. Il fallait que je le lise, et je suis bien contente de l’avoir fait car voici encore un grand roman qui va habiter en moi.
C’est une histoire de famille, infiniment douloureuse malgré les moments d’émerveillement ou d’extase suscités par la nature, comme l’épisode du marsouin blanc.

Le narrateur en est Tom Wingo, le jumeau de Savannah (peut-on rêver un nom plus sudiste ?). « Les Wingo forment une famille que le destin a mille fois éprouvée et laissée sans défense, humiliée, déshonorée. » Et Tom et Savannah sont, à l’ouverture du roman, malades de leur enfance, comme de la mort plus récente de leur frère Luke, l’autre part intime de leur passé.

Les trois enfants ont grandi dans une petite maison blanche, sur une des innombrables îles dans l’embouchure du fleuve à Colleton, Caroline du Sud. Père pêcheur de crevettes, violent, habité sans trêve par des rêves de gloire toujours calamiteux. Mère belle, imaginative, aimante à ses débuts, mais obsédée de respectabilité, et capable de tous les mensonges. Le couple ne cesse de s’affronter en une guerre sans merci. « Par certains côtés leur mariage était à la fois classique et emblématique de l’Amérique. Ils furent d’abord des amants pour terminer en ennemis implacables et irréductibles. Amants, ils donnèrent naissance à des enfants ; ennemis, ils firent des enfants abîmés et meurtris ». D’où l’intense, infrangible complicité qui unit les frères et sœur, pour résister à une violence qu’un rien peut déchaîner.

« Il faisait partie de ces hommes incapables du plus petit geste de tendresse. Ses émotions ressemblaient à une chaîne de dangereuses montagnes obscurcies par les nuages. Lorsque j’imaginais son âme et tentais de visualiser ce qui existait et comptait réellement pour mon père, je ne voyais qu’une infinie surface de glace. »

L’enfance chaotique des jeunes Wingo, malgré la présence lumineuse du grand-père – un prêcheur toqué et infiniment débonnaire – et de la grand-mère, une excentrique vagabonde, a donné naissance à de jeunes adultes torturés. Savannah a fui à New York pour y devenir une poétesse de renom, mais fragile, psychotique, suicidaire. Luke pêche la crevette, comme son père, Tom, marié, s’efforce de vivre médiocrement. Le père est en prison, la mère, remariée, inspire à ses enfants une hostilité brute.
Entre New York, où il va, tout un été, rencontrer Susan Loewenstein, la psy de Savannah hospitalisée après sa troisième tentative de suicide, et Colleton, ou Atlanta, entre la guerre de 40, celle de Corée, celle du Vietnam, entre leurs passés et leur présent, leurs merveilles et leurs terrifiants démons intérieurs, le récit de Tom va et vient en quête de ce qui peut faire sens, donner une unité à des destins insupportables et rendre à Savannah comme à lui-même la ferveur de vivre.
Le Prince des marées est un de ces romans de l’Amérique – le Sud, cette fois, revendiqué dans ses excès, son amertume, son élégance, son cynisme, le rejet méprisant qu’il inspire aux gens du nord – où des héros d’aujourd’hui (le roman est, je crois, de 1986) essaient de frayer à travers « une mosaïque de gènes mortelle et variée », une famille hérissée de douleurs et de secrets et une Histoire truffée de drames et de massacres, une voie vers la lumière. Vers le pardon aussi, la compassion, car quels que soient ses excès et ses errements, aucun des personnages, tous puissamment incarnés, n’échappe à la bienveillante lucidité de l’auteur.
Je pourrais en citer des dizaines de pages. Et s’il y a des scènes de pure horreur, - transfigurées parfois par le carmen incandescent de la poésie de Savannah – il y en a aussi de très drôles, et un sens aigu des dialogues, comme dans cette scène chez le croque-mort où la grand-mère est venue commander – et essayer - son cercueil.
Un pavé oui. Déjà béant d’avoir été tordu pour empêcher qu’il se referme, et auquel il va falloir, sur l’étagère des « C », ménager une généreuse place.

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