Nous, Princesses de Clèves, est un film que j’ai eu d’emblée le désir d’aller voir,

après une émission sur France Culture à laquelle participaient le réalisateur et deux des jeunes gens qui avaient joué dans le film, le documentaire plutôt. J’y suis allée hier. Séance en présence du réalisateur, Régis Sauder, venu en TGV de Marseille, au Studio Orson Welles de la Maison de la Culture d’Amiens.

C’est un film bouleversant, qui m’a touchée au cœur de multiples manières. Avant tout, pour la beauté du texte dit sobrement, intensément, par les jolies voix de ces jeunes filles et jeunes gens, dont les visages sont filmés au plus près. Rien n’est déguisé ou gommé des imperfections de l’adolescence, du grain des peaux, et pourtant dès l’ouverture les visages sont éclairés par la ferveur, la justesse avec laquelle sont dits (et non lus, seulement) les mots austères et subtils de madame de La Fayette. Il y a des dizaines et des dizaines d’heures de travail là derrière, pour que les voix sonnent juste, que la diction soit claire, que les accents ne se fassent pas entendre de façon caricaturale, que le texte soit « incarné », - et il l’est, ô combien ! - et je salue la qualité du travail de leur jeune professeur, Anne Tesson, et épouse du réalisateur, si discrète qu’on ne la voit qu’à deux ou trois reprises, et dont l’énergie et la générosité, la passion de transmettre portent évidemment le projet. Quoi qu’on pense du roman de madame de La Fayette, il est extrêmement touchant, troublant, de voir des adolescents, de jeunes adultes, s’approprier un texte qui leur est aussi lointain, au point de le mêler à la substance de leurs vies, d’en nourrir leur réflexion, non seulement sur l’amour dans le couple, mais aussi sur l’amour filial. L’une des plus belles scènes du film, l’une des plus profondes, est sans doute celle qui est tournée dans le petit appartement de l’une des jeunes élèves, de parents musulmans. Sous le regard muet et expressif de la mère – yeux fardés de kohol, beau visage encadré d’un voile blanc élégant – le père lit et commente les propos de madame de Chartres, la très pieuse, très rigoureuse mère de la princesse, sur les dangers du monde. Un père musulman, lisant avec aisance un texte écrit au XVIIe par une femme, et mis dans la bouche d’une femme, et s’y retrouvant avec une telle sincérité que l’on ne peut pas le juger, même si l’on s’interroge sur le silence de son épouse, et si l’on comprend le sentiment d’étouffement éprouvé par leur fille. Cette scène dit sans aucun commentaire la complexité des choses et la façon dont le roman la filtre et y fait écho, et combien il est inutile et néfaste d’être manichéen. Combien est lourd l’amour des parents aussi, parfois. Autre scène de famille, exactement symétrique, celle des parents d’Abou, qui a écrit un texte pour les présenter, père maigre, digne et silencieux sous son fez, mère ronde et enjouée, en tailleur sur son divan (elle a perdu un pied, apprend-on), mais tendrement vouée à aider ses fils à trouver leur place dans la société. Abou qui parle avec passion de monsieur de Clèves, et veut perpétuer son idéal d’honnête homme.

 

Outre le fait que j’ai vu dans ce documentaire ce qui me semblait, enfin, une image juste de la conception que j’ai de mon métier de professeur (on voit les élèves marseillais au Louvre, éblouis par les plafonds, comme l’ont été mes propres élèves campagnards il y a quelques mois, on les voit dans les profondeurs de la Bibliothèque Nationale de France, écouter un conservateur passionné leur parler du roman et de sa mélancolie, en maniant les exemplaires de la première édition, in 8O ?, sobrement reliée de cuir - comme les miens à la Bibliothèque Doucet. On entend l’une des jeunes filles, noire, s’emporter avec véhémence contre ceux qui voudraient n’accorder à « des gens comme [eux] » qu’un enseignement utilitaire (ne saluons pas M. Meyrieux, qui, même s’il s’est dédit depuis, s’est déshonoré à tenir de tels propos), tant elle est émue de se trouver au plus près des « ancêtres » (les portraits de la Cour par Clouet, au Louvre), cependant que son amie Kadiatou, plus rebelle et plus désabusée, lui rappelle que ses ancêtres, à elle, étaient des esclaves, ce qui fait tempêter la jeune fille : elle se sait, par droit de lectrice, héritière de l’héroïne de Mme de La Fayette. C’est le seul moment où, par dérision, Kadiatou clôt la discussion d’un « ouaich » sardonique. Je n’ai pas vu L’Esquive, je n’ai jamais eu envie de le voir, je ne peux donc pas en parler, mais je sais que l’on a comparé Nous, Princesses de Clèves à Entre les murs. Quelle absurdité ! quel que soit l’intérêt du travail cinématographique de Cantet, le fait qu’il ait adapté, avec son auteur-acteur le texte de Bégaudeau, discrédite à tout jamais le propos de son film. Il y a un gouffre entre l’attitude narcissique, racoleuse, veule, le baratin vaniteux de FB, qui se nourrit dans le film de l’énergie vitale de ses élèves, auxquels il n’apporte RIEN si ce n’est une éphémère notoriété, et auxquels il dénie, par la façon qu’il a d’entretenir l’indiscipline, tout accès à une exigence, personnelle, intellectuelle, et à la culture, rien à voir donc entre cette foire d’empoigne et la retenue avec laquelle professeur(s) et réalisateur accompagnent les jeunes marseillais vers la culture classique et l’éclosion de leur propre parole, parfois d’une hardiesse saisissante. C’est la vitalité des jeunes banlieusards parisiens qui leur a valu la palme à Cannes, et la pensée que ce film soit posé ou perçu comme représentatif de ce qu’est le métier de professeur et la situation dans notre institution me partage entre la honte et l’indignation.

Mais baste, revenons à Marseille. Ville qui m’est infiniment chère. Outre les scènes au lycée, les jeunes gens sont le plus souvent filmés sur fond de murs colorés, qui les éclairent. Il y a aussi une très belle scène sur la « colline » (sic) en contrebas de l’une des tours, signe de la constante interpénétration de la campagne et de la ville, à Marseille, que n’a pas encore réduite l’urbanisation toujours plus envahissante (quand j’étais enfant, les moutons en transhumance passaient sur le chemin vicinal, - une « traverse » - ensuite devenue vaste avenue, où ils sont encore passés quelques années, en bas de mon immeuble de quatorze étages). Sur la colline donc, où deux des jeunes filles s’entretiennent et confient leur désarroi, la caméra à hauteur des graminées qui encadrent les visages sur fond de ciel. C’est beau (et c’est du plantain, je dirais, à vue de pays).

Le film suit les jeunes gens au fil de deux années, jusqu’au bac, que les deux meilleures élèves, des jumelles, n’auront qu’avec la mention Assez Bien (c’est Régis Sauder qui nous l’a dit, ce n’est pas dans le film, où on les voit seulement s’étreindre, pleines de joie), ce qui dit bien à quel point de dépossession culturelle sont réduits les habitants de ces cités et autres ban-lieues, mises au ban de la vraie ville, de la vraie vie. Certains ont gagné en assurance, quels que soient leurs rapports à l’institution scolaire, comme la désinvolte Sarah, dont la scène d’oral blanc de bac est un moment d’anthologie et d’impertinence, d’autres coulent insensiblement, et c’est infiniment triste, et je souhaite en particulier à la jeune fille qui lâche prise avant les oraux (Aurore ?) de trouver un jour sa voie au-delà de la mélancolie qui l’habite.

Nous, Princesse de Clèves est de la belle ouvrage. C’est un film artisanal, dont la qualité tient à l’humanisme qui l’anime, à la bienveillance et au respect mutuels des différentes parties prenantes, élèves, parents, enfants, professeurs, cinéaste. J’ai lu, en cherchant quelque chose sur les personnages du film, dont je n’ai pas retenu tous les prénoms, un méprisant article de Marianne 2, qui, sous prétexte que les « bobos » se sont pâmés au spectacle de ce film, l’expédie à la trappe en prétendant que ce n’est pas un film sur l’école, ni un manifeste pour des cours de français exigeants. Aveuglement de polémiste au petit pied et à courte-vue, me semble-t-il. C’est un film qui montre des élèves d’aujourd’hui, dans un lycée de ZEP, attentifs et curieux en cours de lettres, capables de donner pour un projet qui leur tient à cœur leur temps, leur intelligence, leur énergie et leurs samedis. Qui les montre surtout faire leur sans arrière-pensée la culture dite des « héritiers », et capables tout seuls de savoir quoi en penser. C’est un film sur lequel je n’ai pas la moindre réserve. Je l’ai trouvé beau, juste, habité par la grâce.

Sur la Princesse, le texte, l'étude de René Pommier.

Commentaires

1. Le mercredi, mai 25 2011, 23:57 par vanessa

Je viens de le voir ! Quelle justesse, quelle merveille !

2. Le jeudi, mai 26 2011, 06:29 par Agnès

Great ! Je me réjouis.

A.

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