« Je m’enfermais souvent dans ma chambre pour lire tous les livres qui passaient à ma portée, à commencer par ceux que mon frère et ma sœur aînés étudiaient au collège. Je me souviens du Silence de la mer de Vercors que j’avais du mal à déchiffrer car j’ignorais tout de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation de la France par les Allemands, mais les personnages m’ont touché par leurs gestes à peine esquissés et par leurs paroles en suspens. Et quand j’avais épuisé les livres de la maison, je traversais la cour pour emprunter des romans policiers et d’aventures à mon cousin Vinod.
J’ai cette chance d’avoir beaucoup lu dans mon enfance et mon adolescence, et de porter en moi des histoires qui, encore aujourd’hui, m’obsèdent, m’éreintent, parfois me brisent, des personnages étranges et vaguement effrayants qui appartiennent à des époques révolues et habitent à jamais des pays inconnus, mais dont le corps et la voix pourraient être miens. J’ai eu aussi la chance d’être nourri par tant de langues différentes : le créole, ma langue maternelle, mon substrat ; l’anglais et le français à l’école, sauf dans la cour de récréation où rayonnait le créole ; le tamoul que j’apprenais également à l’école mais qui appartenait surtout aux cérémonies religieuses ; le bhojpuri, une langue indienne courante à la campagne, dans laquellle mon père et ma mère conversaient ; et d’autres langues encore qui me parvenaient sans écho d’une boutique chinoise, de la radio ou d’une salle de cinéma. Et c’était devenu un jeu avec ma grand-mère paternelle de lui parler avec l’accent bhojpuri dans un jargon qui empruntait ses mots à toutes les langues qui m’imprégnaient. Les histoires que je lui racontais étaient trop confuses pour avoir du sens, même si l’intonation était juste, et douce comme l’air d’une vieille chanson indienne, et ma grand-mère qui n’arrêtait pas de pouffer de rire en écoutant mon babil, peut-être parce qu’il éveillait chez elle des souvenirs d’enfance. »
Du Silcnce de la mer, l’auteur de ce « livre de ma mère » a gardé la sobriété absolue, pour évoquer avec une retenue pleine d’amour et de simplicité le souvenir de sa mère morte écrasée par un bus. Bribes de sa vie, contée par elle-même dans le cahier qu’elle écrivit après avoir appris à lire et à écrire, ou retrouvée en brefs éclats par le fils, l’un de ses neuf enfants, entre l’île Maurice peu à peu vidée de toute vie traditionnelle par la pauvreté galopante, et la France - Strasbourg d’abord - terre d’accueil. Il y a un très beau passage, sur l’accueil réservé au narrateur adolescent au lycée, le voici: