Albert Cohen - Belle du Seigneur

Roman haï des uns, adoré des autres. Ignorons à tout jamais l’approbation très officielle qu’il a un jour reçue d’un qui ne fraye guère avec les livres - encore moins avec les pavés, échos pour lui d’une époque honnie, celle justement, de la publication de cet énorme volume, par moi découvert huit ans plus tard, et d’emblée adoré. Parce qu'il déborde de toutes parts, parce que c’est un livre-univers, un livre-océan, un livre excessif.

Certes l’héroïne, Ariane, ne rayonne pas d'intelligence. Elle est même complètement idiote, dès le début, avec ses petites mignardises sur les animaux et les chéris et ses interminables monologues de baignoire – chers au cœur de quiconque lit dans son bain, ô l’art de tourner le robinet d’eau chaude avec les orteils !... Mais enfin, les idiotes courent les rues, et personne ne nous oblige à nous identifier à Ariane, pas plus qu'à Solal, grands dieux ! dont je ne crois pas que l'on puisse prendre les sempiternelles déclamations machos au pied de la lettre, et qui fait preuve d'une singulière incapacité à orienter autrement leur histoire perverse et pourrie. Qui l'oblige à venir remplir son devoir quand elle le convoque à coups de Voi che sapete?

Et pourtant, idiote et surmâle, c'est quand même une extraordinaire histoire d'amour, le blanc laissé par Tolstoï dans Anna Karénine, entre Anna et Vronski‘‘ Que se passe-t-il entre deux amants grandioses DE ROMAN quand ils s'excluent du monde ? ’’ - et Cohen déploie.

Réduire le roman à Ariane et Solal, c'est en ignorer tous les autres personnages, la bonne Mariette et ses torrentiels monologues intérieurs sur la nécessité de la tendresse dans le couple, ou les gesticulations piteuses d'Adrien Deume et de son inénarrable mère... la mère Deume et ses s'il te polaît et cette démentielle soirée offerte au Sous-Secrétaire-Général qui ne vient pas !!! Je jubile en lisant ça ! mais aussi la fraternisation du petit père Deume avec qui? Saltiel? ou Mangeclous? et toute l'histoire intime de chacun que font affleurer tous les monologues intérieurs, et qui donnent épaisseur et profondeur aux personnages -  même à Didi, le pauvre tellement maltraité.

             *Ma première lecture date de mes dix-huit ans : j’en ai sauté des centaines de pages (en particulier l'insupportable démonstration que Solal fait à Ariane des règles de la séduction en ...7 points et plus de cent pages, parce que j'étais tellement plongée dans l'illusion romanesque que je voulais savoir si elle allait vraiment lui tomber dans les bras "les yeux frits", et je l'ai lu et relu depuis toujours pour y trouver de nouvelles surprises et des perplexités irrésolues. Je ne crois pas que l'on puisse prendre les déclarations de Solal au pied de la lettre, grands dieux ! et la polyphonie romanesque est là pour détourner de cette lecture.

            Question : la passion amoureuse rend-elle intelligent(e)? et d'ailleurs, est-ce bien la question? Les pages sur Ariane en sa robe voilière marchant glorieusement vers la gare pour aller y chercher son "aimé", c'est peut-être ridicule, mais c'est somptueux ! et celle sur le cimetière des anciens amants où "dansent muettement, sagement dansent de muets messieurs secs"….Il y a plus de plaisir dans cette littérature généreuse et partiale que dans les crottes de bique constipée de la mère Duraille!!!

Bon, je crois que j'ai parlé de Belle du Seigneur...

Et pour illustration, la Gradiva telle qu'Ariane en sa robe voilière.

Commentaires

1. Le dimanche, mai 25 2008, 17:30 par Caroline

Bonjour,

Je partage totalement ton opinion sur ce livre. Quelle belle fresque! Je l'ai lu il y a au moins 15 ans.
Cela me donne bien l'envie de le relire!

J'ai répondu à ton message dans la rubrique "voilà un an...", j'avais une coquille dans mon courriel.

Caroline

2. Le dimanche, mai 25 2008, 17:33 par Agnès

Coucou Caroline, c'est amusant nous sommes connectées en même temps, quelle heure est-il au Québec ? Midi ?
3. Le mardi, juin 24 2008, 22:12 par Caroline

Bonjour Agnès,

C'est dommage je quitte souvent le site immédiatement après avoir écrit, donc je n'ai pas vu ta réponse.

Pourquoi pas une rubrique "coups de coeur" en opposition à celle "Coups de gueule ou coups de sang"?

J'ai recommandé ta page à ma marraine, j'espère que tes lectures éclectiques pourront lui être une source d'inspiration.

Bonne semaine!
Caroline

4. Le mercredi, juin 25 2008, 04:43 par Agnès

Merci, merci ! Mmmm.... parce que je n'aime pas l'expression "coup de cœur", tellement galvaudée. Et que d'ailleurs, nombre des bouquins ici chroniqués me tiennent à coeur, donc... (Je n'ai pas toujours le temps de parler de tout ce que je lis !). Bonne semaine à toi itou. A.
5. Le mardi, septembre 16 2008, 11:42 par bergamote

Bonjour Agnes
je suis une visiteuse régulière de ce site qui m'a donné des idées judicieuses de lecture....
A mon tour, je fais une suggestion dans la catégorie "pavés": j'ai lu cet été "dans la main du diable"d'Anne Marie Garat, c'est un roman très riche, avec une atmosphère qui rappelle les livres que l'on a adorés pendant notre adolescence comme ceux des soeurs Bronte.
Merci pour les commentaires .

6. Le mardi, septembre 16 2008, 17:32 par Agnès
Merci à toi, je note, d'ailleurs ça me dit quelque chose, mais je suis épouvantablement en retard dans mes notes de lecture.... A bientôt ! A.
7. Le jeudi, novembre 6 2008, 17:46 par Nachin

A.Cohen m'irrite et cette irritation est à son comble avec "Belle du seigneur". c'est "Mangeclous" qui m'a le mieux plu avec un humour qui fait défaut à son couple passionné!

8. Le jeudi, novembre 6 2008, 19:45 par Agnès

Bonsoir à vous. Je conçois qu'on soit irrité par Cohen, mais je pense sincèrement que dans BdS, il faut éviter de se sentir vraiment impliqué dans les propos ou l'attitude tant de Solal que d'Ariane (ils sont toxicos, vous savez, y compris de l'amour ^^ cf billet récent "Une vie, une oeuvre"...). Quant à l'humour, moi, je me dilate à lire la centaine de pages consacrée à la préparation du délirant repas pour le SSG, ou la rencontre du valeureux (ce doit être Mangeclous) avec le petit père Deume. Et les pages sur le taille-crayon de Didi à la SDN ! On ne pas dire que le trait soit léger, certes... mais c'est quand même rudement marrant, et c'est l'ensemble, la fusion de ces passages satiriques avec d'autres au lyrisme torrentiel qui fait la force du roman. Après ça, il est bien connu qu'il y a des allergies insurmontables à Cohen !

9. Le samedi, août 10 2013, 21:42 par Anaisdumarly

Merci pour la superposition de ces deux figures féminines , romanesques et en marche que sont Gradiva et Ariane. pour ma part en ce moment j' aime bien parler du petit roman de Hélène Gremillon "Le confident. " Ai été surprise par l'histoire, satisfaite par les détours de la narration qui évite habilement certains pièges comme perdre son lecteur ou tomber dans l'artificialité. Enfin la peinture historique est saisissante ... Avec peut- être une projection excessive de ce que nous sommes maintenant sur ce passé . Ajoutons à cela une prose contemporaine qui ne manque pas de densité . Bon mois d'août

10. Le dimanche, août 11 2013, 18:35 par Agnès

Merci pour ce conseil de lecture! Si j'ai le temps d'ici la fin d'août...

Bonne fin de vacances,

A.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Fil des commentaires de ce billet