Balzac - un peu de recul, quelques éclaircissements

Peut-être faudrait-il que je revienne sur un certain nombre d’éléments mentionnés dans les derniers billets à Balzac consacrés, sachant que ma monomanie n’est pas arrivée à son terme – et que pour l’heure, je n’en suis qu’au tome I de mes sept volumes. J’espère de tout cœur susciter des vocations de lecteurs de Balzac, et entamer quelque peu sa réputation d’interminable descripteur, pas toujours usurpée, certes (voir La Grenadière), mais largement surévaluée. De même que celle d’auteur d’ouvrages académiques, d’une littérature sclérosée en quelque sorte, alors que c’est l’un des créateurs – de formes aussi – les plus féconds du XIXe.
Parlons d’abord de La Comédie Humaine. Le projet en est conçu dès les premières années 30. Il s’agit d’un très vaste édifice, une sorte de palais ? qui aurait un rez-de-chaussée et deux étages. Le rez-de-chaussée, la plus vaste partie de l’édifice, est constitué des « Études de mœurs ». Au-dessus, les « Études philosophiques », qui rassemblent les récits dans lesquels une idée « plus forte que la matière » est à l’œuvre, enfin, couronnant la pyramide, car le nombre des titres se raréfie au fur et à mesure que l’on escalade l’œuvre, les « Études analytiques », qui donnent de façon beaucoup moins romanesque, plus théorique et plus désincarnée en quelque sorte, une vision des « principes » de telle institution (« Physiologie du mariage ») ou de tel corps social (« Anatomie des corps enseignants », restée à l’état de projet).

Revenons donc aux Études de mœurs, les seules à être à nouveau subdivisées en « scènes », rubrique qui, après le titre global, dit l’influence du théâtre sur la conception de l’œuvre. Il y en a six catégories : les scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire, de la vie de campagne. Au cœur du dispositif, la trilogie dite « de Vautrin », sulfureux et polymorphe personnage de bagnard échappé, et l’une des figures majeures, - cela donne à réfléchir – de l’ensemble. Vautrin apparaît dans :

- Une scène de la vie privée : première « incarnation » dans Le Père Goriot où il est l’un des initiateurs de Rastignac dans sa découverte des arcanes de la société.
- Une scène de la vie de province : Illusions Perdues, où, devenu le fascinant Abbé Carlos Herrera, il apparaît à la toute fin de ce vaste roman, pour sauver et « racheter » Lucien de Rubempré du suicide.
- Enfin, une scène de la vie parisienne : Splendeurs et Misères des Courtisanes, énorme et grouillant roman noir qui mène le tandem Herrera – Rubempré au terme de leurs quêtes respectives de puissance occulte et d’identité.

Le système du retour des personnages, qui assure génialement l’unité de l’ensemble, est apparu très tôt à Balzac, lors de la rédaction du Père Goriot (1834). Il en résulte, selon mes calculs, 2713 personnages fictifs dotés d’au moins une identité, certains à peine mentionnés, d’autres, comme Rastignac, reparaissant de façon active dans au moins dix-sept romans ou nouvelles de La Comédie Humaine, si bien qu’on peut en établir sans trop d’invraisemblances ou d’inadvertances la biographie : pour Rastignac, de vingt-et-un à quarante-huit ans, du Père Goriot aux Comédiens sans le savoir, et de 1819 à 1845, date à laquelle le temps de l’écriture rejoint celui de l’intrigue.
Le projet initial comportait 145 œuvres, dont certaines ne nous sont parvenues que sous forme de titres, ou d’esquisses inachevées. Si mes calculs sont exacts, La Comédie Humaine comporte dans son état définitif un ensemble de 92 œuvres achevées, dont 87 fictions et 5 œuvres « théoriques » : 25 scènes de la vie privée, 10 scènes de la vie de province, 19 scènes de la vie parisienne, 4 scènes de la vie politique, 2 scènes de la vie militaire, et 4 scènes de la vie de campagne. Plus vingt Études philosophiques. Ce qui me mène à 84 et non 87 comme je l’ai écrit plus haut, c’est un vrai casse tête, cette affaire, à cause des variations de classement et / ou des œuvres fragmentées en divers épisodes, comme Illusion perdues, qui n’est pas toujours présenté comme un seul ouvrage, mais trois voire quatre différents.
Quoi qu’il en soit – je recompterai un de ces jours – le système des personnages reparaissants crée d’une œuvre à l’autre un sentiment de familiarité avec cet univers où il est difficile de ne pas croiser à différents âges de sa vie le féroce dandy Henry de Marsay – héros de l’extraordinaire nouvelle La Fille aux yeux d’or – ou la sèche et séduisante Mme d’Espard, arbitre des élégances dans le Faubourg Saint Germain, sans parler de la délicieuse Diane de Maufrigneuse, dont j’ai évoqué la « sortie » dans mon billet sur Les Secrets de la Princesse de Cadignan, mais qui aura eu auparavant pour amants à peu près tout ce que La Comédie Humaine compte de beaux hommes : le merveilleux accordéon généalogique en sept replis et dix tableaux historiés réalisé par Anne-Marie Meininger et édité par la Maison de Balzac voit confluer vers elle, outre son mari et ex-amant de sa mère, en noir (« liens conjugaux ou familiaux »), dix liens rouges (« liaisons extra-conjugales ») dont l’un porte suavement la mention « etc… ». Il serait d’ailleurs injuste de ne mentionner que la haute société car on rencontre aussi chez Balzac toutes sortes de courtisanes, des bandits, des bourgeois jouisseurs ou ambitieux et leurs épouses - ainsi d’Amélie Camusot née Thirion, fille d’un huissier de Louis XVIII dont le sens politique aigu vaudra à son mari une très belle carrière - des domestiques, des artistes de tout poil, de sinistres figures de minables comme le couple Poiret et Mlle Michonneau (« Ninon cariée, Pompadour en loques, Vénus du Père-Lachaise », selon les mots féroces de Vautrin) chargés d’espionner, puis d’identifier le bagnard, du Père Goriot à Splendeurs et Misères. Et tant d’autres.
C’est donc une œuvre-monde, le roman doté enfin de ses lettres de noblesse littéraire – comme l’auteur s’est attribué par ajout de particule la noblesse qui était due à son génie –, épopée en prose du monde nouveau issu de la Révolution Française, fresque qui en serait comme la projection, et qui permettrait, en déchiffrant l’œuvre comme un univers de signes – car Balzac met en œuvre une éducation du lecteur – de déchiffrer aussi le monde. C’est puissant, excessif, mouvant, grouillant, lyrique, onirique, ironique, politique, mystique… C’est génial et généreux, débordant, inépuisable, mystérieux. Allez-y voir ? Et à la prochaine.

Ce sera Modeste Mignon, d’ailleurs, autre jeune fille moderne et romanesque, avec correspondance et partition intégrée au roman, genre plastique s’il en est, capable d’insérer, d’ingérer, d’intégrer toutes les formes. Genre universel, digne fruit des Lumières, qui toujours plus vaste et mouvant éclaire encore le monde d’aujourd’hui.

Commentaires

1. Le samedi, mai 22 2010, 23:15 par jeremy derche

bonjour madame orosco,
je suis bien content de trouver ce blog qui me fait me remémorer mon année de première!
Je rajoute donc dans votre article sur BALZAC une petite anecdote qui m'avait marquée, à savoir que BALZAC avait tellement de personnages dans son oeuvre qu'il avait confectionné des petites poupées en chiffon pour pouvoir visualiser tous ses protagonistes.
Sinon je cherche partout sur votre blog, en vain, la catégorie "christine angot".
je vous souhaite une bonne soirée et à bientôt, je retourner visiter le reste du blog.

2. Le dimanche, mai 23 2010, 07:47 par Agnès O.

Bonjour Jérémy,
C'est un plaisir de vous rencontrer ici de bon matin ! En fait, ces poupées existent, mais, après enquête, il n'est pas certain qu'elles soient authentiques. En tout cas je n'a pas pu les voir à la maison de Balzac, où elles ne sont plus exposées. Je suis bien contente en tout cas de ne pas vous avoir vacciné "contre Balzac !
bonne promenade, et bonnes lectures à vous !

3. Le dimanche, mai 23 2010, 08:00 par Agnes O.

ET VOILA ! Encore un problème : je ne peux plus intervenir sur un commentaire publié ! Alors "je n'AI pas pu les voir"... et "vacciné "contre"" (avec deux guillemets, c'est mieux).

Ah ben si, ça y est, j'ai compris ce qu'il fallait faire...

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