Labiles et volubiles labyrinthes d'Ibticem Mostfa, calligraphies, polyphonie.

 

Faire d’une histoire une matrice narrative. Une machine à faire des histoires de proche en proche, une matrice d’histoires qui se fabriquent au départ des précédentes et qui, de ce fait, se connectent les unes aux autres non sur un fil, mais de telle sorte à former une toile – c’est ce que l’on pourrait appeler écrire en trois dimensions ; n’importe quel point de la trame peut donner naissance à une nouvelle direction narrative. Chaque maille qui se crée vous conduit à la suivante, ou à une autre, selon la connivence des motifs.

Vinciane Despret, Au Bonheur des morts, récits de ceux qui restent.

À l’origine, il y a une grande toile carrée dont la texture, le tissage, le tissé est bien visible sous le grouillement de personnages et de textes qui peuplent les bifurcations multiples du labyrinthe qu’elle dessine. Visages de femme(s), silhouettes, scénettes, processions de personnages verticaux, horizontaux, tête-bêche, accompagnés d’un jaillissement calligraphique qui peuple, sature, suture les moindres recoins de la toile. Une histoire d’Alice(s) et d’hommes, de voyante et d’aveugle, chantante, incantante de toutes ses redites, ses allitérations, enluminée de ses motifs labyrinthiques en abyme, du mystère de ses calligraphies arabes et française, comblée d’échos et de dialogues, du texte aux dessins, d’une langue à l’autre. Une toile qui appelle la voix, comme pour redonner au tumulte de de cette histoire sens dessus dessous la linéarité d’une voie narrative.

Et puis il y a eu, nés de cette toile-conte, sept grands panneaux verticaux, même tissage labyrinthique et bicolore qui évoquait à l’artiste l’écriture dite coufique géométrique, sur lesquels elle a posé les couleurs noire, ocre, rouge de ses encres et de ses peintures. D’un labyrinthe l’autre, comme les pages d’un grand livre, s’y déploient l’histoire/ les histoires d’Ariane-Alice, de l’enfance aux noces, une Ariane sans Thésée étrangement éprise de Dédale, qui dans le dédale des sillons de la toile rampe, se glisse, s’extirpe, écartant progressivement la clôture du labyrinthe métamorphosé en arbre avant de l’ingérer littéralement dans une Ariane-labyrinthe d’où s’échappent de toutes parts personnages et écriture, chevelures de signes, une Ariane texte et dédales mêlés, posée sur deux pieds qui sont aussi les mots d’adieu du père, « au revoir ma colombe », l’un en arabe, l’autre en français. Nous fait-elle face, tourne-t-elle le dos, cette Ariane qui nous regarde mais dont les pieds semblent se détourner ?

Six autres labyrinthes, sont nés depuis, plus figuratifs, plus masculins aussi puisque deux d’entre eux sont des Dédale, l’un debout, l’autre étendu aux quatre coins de la toile. Plus intensément colorés - le rouge s’y éploie, le bleu y naît et s’y étend, ouvrant l’espace - moins densément labyrinthiques parce que le texte y est moins dense, poèmes éclos ici ou là d’un personnage dont la parole se déplie, Dédale plein de doute et Ariane toujours moins entravée, de qui naît, à l’issue du quatorzième et pour l’instant dernier des labyrinthes, une Gradiva « gradivante », nouvelle efflorescence promise du conte.

Tenter de dire ainsi l’histoire des labyrinthes d’Ibticem Mostfa, c’est oublier tout ce que conte, aussi, le petit monde grouillant de ses figures. L’enfance est partout dans cette œuvre, souvenirs de l’artiste et poétesse née tunisienne, graines de grenades ou pétales de géranium, triangles de papier jaillis de la tête de la poupée… il y a dans la première page des Labyrinthes, parmi les figures féminines qui la peuplent, une Ariane enfant, de dos, longue tresse pendant sur sa robe rouge, dont j’adore la posture cambrée, mains croisées dans le dos auxquelles pend la poupée tout ébouriffée. Comment expliquer ce qui en elle donne le sentiment de l’enfance essentielle capturée par l’artiste ? Il y a juxtaposées, parfois tête contre tête et chevelures de calligraphies entremêlées, parfois superposées l’une à l’autre, diverses incarnations simultanées de l’Ariane-Alice qui progresse d’une page à l’autre de ce vaste livre, enfant, jeune fille, jeune femme, visages nus ou demi-voilés de lettres, portraits en pied vêtus de toutes robes - tuniques à l’antique, sage robes à l’occidentale ou tournoyantes robes plissées - projections diverses parfois armées de pinceaux ou de calames de la conteuse en train de peindre son œuvre de l’intérieur, passé présent mêlés. Il y a des mains, des membres, des lèvres, et puis toujours plus d’oiseaux, et ces graines de grenades dont les taches rouges ponctuent de page en page les circonvolutions des labyrinthes, comme les voyelles colorées de ce coufique réinventé.

De ce vaste livre-tableaux exposé à l’occasion du colloque universitaire Langues choisies, langues sauvées, qui s’est tenu à l’UPJV d’Amiens, est né un petit livre publié aux éditions… de la librairie du Labyrinthe, on est cohérent ou on ne l’est pas. Précédé d’une étude subtile, sensible, éclairante - peut-être un peu trop prolixe - de Camille Guyon-Lecoq sur le travail d’Ibticem Mostfa, il donne à voir, de page en page, chacune des huit premières toiles, dans leur ensemble puis à travers des détails, le texte français et les calligraphies arabes. Un CD enregistré au cours de l’une des lectures publiques du texte – avec les défauts et les trébuchements que suppose le live – l’accompagne.

L’ensemble de l’œuvre à ce jour réalisée a été exposée, fin octobre et début novembre derniers, à l’espace Van Gogh d’Arles, à l’occasion du festival Paroles Indigo, où Ibticem Mostfa était l’une des artistes invitées. Les textes y ont été lus, à plusieurs voix, par des amis, des invités, des spectateurs, avec solo de flûte traversière du conteur Ralph Nataf, donnant aux tours et détours, chemins et cheminements, routes et déroutes, passages et dépassements, vers et sillons, traverses et errances  de cette histoire protéiforme, de cet imaginaire singulier, projetés depuis les méandres de la cervelle jusqu’à la texture de la toile et aux modulations de la voix, un nouvel élan, un nouveau public, d’une rive à l’autre de la Méditerranée.

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