Jón Kalman Stefánsson - Le Coeur de l'Homme

Un antique traité de médecine arabe affirme que le cœur de l’homme se divise en deux parties. La première se nomme bonheur, et la seconde, désespoir. En laquelle nous faut-il croire ?

« Si la neige est la tristesse des anges, la neige fondue est le crachat du démon, tout est mouillé, alourdi, la neige devient une ignoble bouillie glacée. » Disparu au cœur d’une avalanche avec  Jens le postier, son massif et silencieux compagnon, et Hjalti, le journalier, ce géant « imposant et quelque peu mélancolique »,  alors qu’ils accompagnaient le cercueil où repose Ásta, la mère des quatre enfants de la Rive de l’Hiver, dont le corps avait été fumé en attendant que l’on puisse l’ensevelir, le Gamin revient au monde. Entre rêve et veille, dans un lit moelleux, au village de Sléttueyri, Islande, il rencontre, parmi d’autres, une jeune fille aux yeux verts, hardie, abrupte, aux cheveux d’un roux si flamboyant qu’il traverse les montagnes. C’est Álfeiður, dont le visage et les paroles vont l’accompagner le reste du roman. La jaquette du volume, qui célèbre cette rousseur éclatante par la photo d’une chevelure fauve relevée en gerbe au-dessus d’une nuque blanche, sur un fond vert pomme, est, disons-le, très laide. C’est assez systématique, dans cette collection. Tant pis. C’est le livre au cœur battant dessous qui importe.

Si le gamin rallie par mer dans ce troisième volet de ses aventures initiatiques son nouveau foyer, la maison de GeirÞruður, où il retrouve Helga et le silencieux capitaine aveugle Kolbeinn, s’il y poursuit avec Gísli son apprentissage des mots, des langues, des mondes, c’est cette fois solitaire, sans la carrure protectrice de Barður (Volume 1) ou de Jens (volume 2). Le gamin devient un homme. Tiraillé de désir entre deux jeunes femmes, Ragnheiður la fille du riche Friðrik, le potentat local, et le souvenir d’Alfeiður, le gamin court, « il court comme un cri », pour donner élan et rythme à sa détresse, pour au moins trouver un accord avec les éléments, l’air, l’eau, la terre. Avec le retour de l’été, les habitants sortent des maisons, couples unis ou désunis, hommes et femmes seuls que le désir attire les uns vers les autres. Les marins débarquent, tels le grand et robuste capitaine John Andersen appelé par la beauté et la liberté de GeirÞruður, ses orteils de reine, ses cheveux de nuit, ses yeux noirs.

Il y a donc beaucoup de monde dans ce troisième volet du triptyque. On retrouve nombre de personnages des deux premiers volumes, dont certains, disons-le, que j’avais oubliés. Mais on s’y retrouve, aussi, malgré le temps écoulé (un an et demi, depuis La Tristesse des anges). Je ne dirai rien de plus de l’intrigue, qui ressaisit dans ses ramifications les moindres éléments et les plus petits êtres. En revanche, j’aurais envie de citer des pages et des pages écrites dans ce style envoûtant, que restitue si bien la traduction. Ces phrases comme des flux et des reflux de mots qui suscitent et emportent fraternellement, consubstantiellement, comme les mêmes grains de sable, le récit, le dialogue, le monologue intérieur, les faits petits ou grands et les aphorismes, les personnages présents et ceux auxquels on pense, les vivants et les morts, la nature, les hommes, les bêtes, les poissons, les odeurs, les sécrétions, les brises et les tempêtes, l’amour, les amours, le dénuement et l’argent... et la poésie, en langue maternelle ou traduite, comme le tissu même du sens et de la beauté....

Et c’est d’ailleurs ce que je vais faire : citer pêle-mêle, pour la musique, les passages que j’ai tapés.

             Mots et musique... « Elle s’installe sur le tabouret devant l’harmonium, le dos tourné à l’instrument, et parle d’un temps révolu qu’elle et son mari ont souvent évoqué lorsque l’hiver est si long, l’obscurité si lourde que les lampes  fument, menaçant d’étouffer, dans ces moments-là ils évoquent une époque disparue, revivent ces heures, certaines plusieurs fois, et parfois si souvent que leurs couleurs commencent à passer comme celles d’un vêtement de fête trop porté et qui perd son charme. Mais elle a trouvé là de nouvelles oreilles, voilà qui change tout, c’est presque comme si elle n’avait jamais dit cela, si seulement Ólafur pouvait être présent et vivre cet instant. Elle parle, il l’écoute, puis elle joue de l’harmonium.

Elle se tourne, appuie sur les pédales, et fait naître des notes qui semblent venues d’une nuit lointaine, d’une pénombre tiède ; la musique augmente notre espace intérieur, elle a le pouvoir de créer de nouveaux cieux, un nouvel espoir, sans elle l’homme est pauvre. »

            Revoici Andrea, qui avait accompagné de son affection la vie du gamin parmi les pêcheurs, dans Entre Ciel et terre : « Et elle s’était coupé les cheveux. Ou plutôt Helga les lui avait coupés, bien courts, et Andrea ressemblait à un garçon, elle avait rajeuni de plusieurs années, finalement tu n’es pas si vieille, lui dit-il en la voyant de près, et elle se mit à rire. Peu de choses comptent autant pour l’être humain que le rire, tout autant que les pleurs, en fait, c’est bien plus important que le sexe, plus encore que le pouvoir, plus que l’argent, ce crachat du démon qui nous pollue le sang, celui qui ne rit jamais se transforme en pierre au fil du temps. Elle éclata de rire et le fossé que la vie avait creusé entre eux d’une manière impitoyable et incompréhensible se réduisit jusqu’à presque disparaître, mais pas tout à fait. »

Intérieur-extérieur : « Tu tiens ta maison de manière impeccable, déclare Andrea qui s’est mise à préparer du café parce que tout semble plus facile en présence de ce noir breuvage, le poids qui repose sur les mots est moindre,  ils ne sont pas tels d’énormes blocs de pierre, le café et le courant marin du Gulf Stream font de ce pays, de cette île reculée, calcinée, battue par les vents, mais parsemée de vertes allées qui sont comme des rêves entre les murailles rocheuses, une terre pratiquement habitable. »

« Les nuits de juin, ici, loin au nord, sont sans doute les plus belles au monde, la clarté nocturne est à vous rendre fou de bonheur, elle vous lave de l’angoisse, de la tension, de la haine, de l’envie et de ces choses qui sont autant de moisissures en l’homme. Tout est tranquille, transparent. La nuit de juin est un peu comme le souffle de Dieu, l’espace d’un instant, l’existence devient douce et moelleuse. L’espace d’un instant. Les plaies de la vie ne guérissent certes pas en une nuit, il faut plus que cela, mais la clarté les caresse tendrement, et peut-être vous permet-elle de pleurer. »

 Passé-présent : « Notre passé est si intimement mêlé à notre présent qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer l’un de l’autre, des mots que vous prononcez aujourd’hui vous retrouveront d’ici cinq ans, ils viendront à vous tels un bouquet de fleurs, une consolation, un couteau sanglant. Et ceux que vous entendrez demain transformeront un antique et sincère baiser en souvenir amer d’une morsure de serpent. »

 Propos de GeirÞruður, femme libre : « Il s’est proposé de conquérir le monde, sans doute dans l’espoir de me séduire, et je n’ai pu résister à la tentation de le taquiner. Il y a une différence capitale entre la capacité à dire des grands mots et le fait d’être grand. Et peu d’occasions nous sont offertes d’en apporter la preuve. Je me dis parfois que nous sommes commandés par de grands mots que de petits hommes profèrent. »

 J’ai lu ce roman en catimini, le samedi où il est sorti, incapable de résister au désir de l’acheter, puis de le dévorer. Je l’ai relu presque incontinent, les nuits froides et feutrées d’hiver s’y prêtent. Laissez-vous à votre tour emporter dans les pas du gamin, laissez ce vaste roman-poème vous saisir, vous incanter, vous emplir le sang.

 « Il est dans la vie de chaque homme des moments où seules quelques lignes de poésie peuvent lui permettre de s’orienter. D’une manière incompréhensible, certains vers renferment dans leurs profondeurs à la fois les sens, le bon sens, la route à suivre, la résignation face au monde, et ce, même si le poète qui les a composés a passé sa malheureuse vie perdu au creux de la paume d’un géant (1). »

: ce paragraphe-là vient de La Tristesse des Anges, et c’est Colette Fellous qui l’a cité dimanche, lors de l’émission évoquée.

Commentaires

1. Le mardi, mars 5 2013, 10:55 par Dominique

Je termine cette trilogie qui m'a enchanté, mon seul bémol c'est le nombre de personnages et leurs noms qui oblige à un effort de mémoire un peu gigantesque mais c'est un bémol tout petit eu égard à la qualité d'écriture de ces trois romans
Si tu es intéressé par la littérature nordique je te signale un petit essai très réjouissant de Régis Boyer grand traducteur de l'Islandais et autres langues scandinaves : Pourquoi faut il lire les lettres du nord ?

2. Le mardi, mars 5 2013, 16:11 par Agnès

je crois qu'il est quelque part dans la maison !

Merci à toi,

Agnès

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