"Entre Ciel et terre", de Jón Kalman Stefánsson

Nous t’envoyons ces mots, ces brigades de sauveteurs désemparées et éparses….

C’est un émerveillement, chaque fois, de tomber sur un beau livre, un de ceux qui vous emportent, dès les premières lignes, et de se dire qu’il y en aura toujours et encore, qu’il y a toujours quelque part dans le monde de ces auteurs habités, dont les histoires et le style vous saisissent et vous attachent, et ne vous quittent plus.

J’avais vu l’an dernier chez Pages d’Encre Entre Ciel et terre, de Jón Kalman Stefánsson, un auteur islandais, dont Stéphane m’avait recommandé la lecture. Avec une assez belle photo vide, plage, mer, rochers, ciel gris immense. Que je n’avais pas lu, craignant d’une part une histoire trop sombre, et rebroussée en outre par la lecture de cette série branchouille de romans norvégiens d’Ann Ragde - réaction inepte car pourquoi y aurait-il quelque rapport entre un auteur islandais et une autrice norvégienne, pas plus proches que ça, même géographiquement ?

Erreur réparée, bouquin récupéré enfin après l’avoir suffisamment désiré à la bibliothèque, et lu sitôt qu’entamé.

Je l’ai lu d’un trait (la nuit est propice à ce genre de folie), tellement vite que je n’ai pas pris la peine même de noter les pages des passages que je trouvais les plus beaux, il y en a des tas : je n’avais pas sur la table de nuit mon « crayon de lecture », je me disais que je les retrouverais facilement - tu parles !.

 «Le café, l’effort qui les attend, Einar est un homme reconnaissant, il en viendrait presque à apprécier ceux qui sont assis sous les combles, à demi inclinés au-dessus de leurs gobelets presque vides ; il parvient même à regarder ces deux nigauds, Barður et le gamin, sans ressentir la moindre colère, parfois, ils le rendent complètement fou avec leur éternelle et satanée lecture, les citations perpétuelles de poèmes qu’ils s’adressent l’un à l’autre, quelle honte que de laisser cette pourriture se nicher dans votre âme et vous ramollir face à la vie, mais non, même cette pensée ne parvient pas à lui échauffer le sang qui, en ce moment, est un fleuve paisible. Einar sirote son café et la vie est douce.

S’en vient le soir
Qui pose sa capuche
Emplie d’ombre
Sur toute chose,
Tombe le silence,

lit Barður dans Le Paradis perdu, il incline le livre afin que la lampe y projette sa clarté, une lumière qui parvient à illuminer un vers bien tourné atteint probablement son but. »

«GeirÞruður  l’a écouté les yeux mi-clos, ses paupières haves reposaient sur la nuit de ses yeux, Helga fixait la couverture rouge car il faut bien avoir les yeux posés quelque part, ils ne sont pas comme les mains qui peuvent simplement s’endormir ou comme les jambes que personne ne remarque au bout d’un certain temps, les yeux sont en tout point différents, ils ne se reposent qu’à l’arrière des paupières, ce rideau à la surface des rêves. Les yeux échappent à tout contrôle. Nous devons réfléchir où et quand nous les posons. L’ensemble de notre vie s’écoule à travers eux et ils peuvent aussi bien être des fusils que des notes de musique, un chant d’oiseau qu’un cri de guerre. Ils ont le pouvoir de nous dévoiler, de te sauver, te perdre. J’ai aperçu tes yeux et ma vie a changé. Ses yeux à elle m’effraient. Ses yeux à lui m’aspirent. Regarde-moi un peu, alors tout ira mieux et peut-être pourrai-je dormir. D’antiques histoires, probablement plus vieilles que le monde, affirment que nul être vivant ne supporte de regarder Dieu dans les yeux car ils abritent la source de vie et le trou noir de la mort. »

On trouve dans ces deux passages le flux de cette écriture poétique, la justesse des observations, le sac et le ressac des points de vue qui font passer insensiblement de l’auteur, ou plutôt du conteur, au personnage, au lecteur, de la parole commune issue des plus anciennes traditions à la parole individuelle. Étrangement, on ne le comprend pas vraiment tout de suite, ce sont les morts d’autrefois qui, de leurs voix blanches, nous parlent  de l’enfer, de la puissance du désespoir, du goût de la vie et du paradis perdu, et de quoi ? du souffle, quel qu’il soit, qui les habite malgré tout pour que jusqu’à nous parvienne l’histoire de Barður et du gamin, d’Andréa et de Guðrun, de Pétur, d’Arni et Sesselja, de GeirÞruður, d’Helga et du vieux capitaine aveugle, et de tous les autres, marins, femmes, ivrognes, pasteurs… il y a quatre sections au livre, deux en italiques, la première et la troisième, où se fait entendre la voix des morts-conteurs. Les deux autres : Le gamin, la mer et le paradis perdu, puis Le gamin, le Village de pêcheurs et la trinité profane, content l’histoire du gamin.

Entre Ciel et terre fait partie de ces romans puissamment vocaux, sobres, sombres, où domine une nature immémoriale et tragique, éclairée cependant par le courage, l’obstination, la compassion, l’amour et l’amitié des hommes. Et la voix des livres. 

Je suis heureuse que mon trois-centième billet célèbre cet auteur-là. Et d'ajouter, je ne l'ai pas fait et  je m'en repens, que la traduction d'Éric Boury, qui est aussi le traducteur, entre autres, d'Indridasson, est magistrale. Je vois qu'il a un blog, j'irai y voir plus tard, voici le lien.

Commentaires

1. Le vendredi, mars 18 2011, 10:53 par Dominique

c'est un roman que j'ai énormément aimé, lu il y a quelques mois je le garde en tête et en lisant ce billet j'ai bien retrouvé les différentes émotions qui viennent à sa lecture

2. Le samedi, septembre 10 2011, 20:03 par Anne d'Evry

Je viens de lire en un tremblement, avec des larmes qui sortent toutes seules arrachées par certaines pages, ce roman que m’a fait connaître Agnès. J’ajoute une petite citation :
« Siguròur {le médecin} vend des remèdes et des livres sous le même toit, les ouvrages sont tellement imprégnés de l’odeur des drogues que nous conservons ou recouvrons la santé rien qu’en les respirant, allez donc dire après cela qu’il n’est pas sain de se plonger dans les livres.»

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