Tertullien, par Hervé Briaux - Au Théâtre de Poche-Montparnasse.

 

Sobre, intense, éblouissant

Il est entré dans la minuscule salle toute de noir peinte et moquettée. Massif, le crâne rasé, costumé et cravaté de noir. En guise de décor et d’accessoires, une table, une chaise, un verre et une carafe. Les lumières s’éteignent, laissant les premiers rangs éclairés. La voix s’élève, timbrée, grave, puissante et douce : « Qu’est-ce que le monde ? Pourquoi cette vie ? Viendra le jour où tout sera fini. Demain, aujourd’hui peut-être, un homme, quelque part, prononcera le dernier mot prononcé par les hommes sur cette terre. » Le cadre est posé, l’apocalypse n’est pas loin. Un flot intense de paroles – diction parfaite - se déverse, d’autant plus violent que mesuré. Car si parfois l’acteur, Hervé Briaux, pointe sur l’un ou l’autre des spectateurs - crédule sectateur des idées païennes, amateur du plaisir qui corrompt et instille « L’Autre », « Le Corrupteur », dans nos âmes - un index accusateur qui le rive sur son siège, jamais, au fil des cinquante-cinq minutes de spectacle, jamais sa vindicte vengeresse ne s’autorisera d’éclats de voix. Parfois il s’interrompt, s’assied à la table, avale un verre d’eau, laissant la menace se poursuivre dans le silence, et puis il repart, inlassable censeur de tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à de l’idolâtrie, au premier rang la mimésis théâtrale. Courses, jeux du cirque, pompe des triomphes, tragédies à la grecque – et l’idée de la catharsis est balayée au profit du désastre des passions déchaînées – ou comédies comme écoles de la débauche, sanglants combats de gladiateurs, tous les spectacles sont voués à l’exécration du chrétien qui avec le baptême a renoncé une fois pour toutes à « Satan, sa pompe et ses anges ». Ici, une pincée de mythologie rappelle l’origine abjecte d’Érichtonios fondateur des courses de chars, là une histoire édifiante conte la mort d’une chrétienne corrompue par une représentation théâtrale. La rhétorique est implacable, soulignant les paradoxes ou les erreurs conceptuelles de l’amateur de spectacles.

Le noir a gagné la salle. De profil, le visage de celui qui incarne Tertullien, quasi père de l’Église qui vécut au tournant des IIe et IIIe siècles, évoque le Sade sur fond d’incendie imaginé par Man Ray. Justement, voici que se déchaîne le finale : après l’évocation des plaisirs que réserve aux chrétiens le spectacle du monde et des textes sacrés, il dresse le tableau du Jugement dernier : Rois et puissants, philosophes embrochés de l’anus à la bouche au-dessus des flammes, tragédiens plus sincères dans leurs cris qu’il ne le furent jamais sur la scène, comédiens se contorsionnant pour échapper aux supplices, poètes élégiaques, tous voués à tout jamais et sans espoir de rémission ni de pardon à ce qui sera pour les vrais chrétiens le spectacle et la vengeance ultimes du martyre infligé à Jésus. C’est en latin, par quelques phrases du Liber de Carne Christi : « Et mortuus est Dei filius ; credibile est quia ineptum est. Et sepultus resurrexit; certum est quia impossibile », que se clôt cet austère et fiévreux moment de théâtre.

Je m’étais bien gardée de donner à mes élèves quelque information sur le spectacle que je les emmenais voir à l’issue d’une journée d’étude sur les Banquets à l’ENS de la rue d’Ulm. Levés entre quatre et cinq heures du matin, avant voyage en bus, sept heures d’ateliers et conférences, et trajet à pied jusqu’au Théâtre de Poche. La mise en voix par un comédien solitaire des propos écrits près de vingt siècles plus tôt par un imprécateur berbère contre les spectacles, je craignais que ça ne soit répulsif. Bien m’en a pris. Si quelques-uns, accablés par la fatigue et la chaleur, ont décroché, la plupart ont été subjugués par la voix, l’actualité du propos, la conviction passionnée de l’interprète avec lequel ils ont pu échanger d’abord pour un bref bord de scène, puis dans le foyer du théâtre. Subjugués aussi par la prouesse de qui fait d’une diatribe contre le théâtre un brillant moment de théâtre. Moment de rencontre entre un comédien aguerri et des jeunes gens, entre la lointaine antiquité chrétienne et notre aujourd’hui si incrédule, entre la langue latine et la langue française, car, il faut le dire, l’adaptation du De Spectaculis, elle aussi d’Hervé Briaux, entre rhétorique et incantation, est magnifique.

Jusqu'au 25 mars, et c'est dommage. Tertullien , mise en scène de Patrick Pineau, au Théâtre de Poche-Montparnasse

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